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ÉCRIRE L’ÉTÉ XXX

  • Photo du rédacteur: Emmanuelle Cordoliani
    Emmanuelle Cordoliani
  • 7 sept.
  • 3 min de lecture
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Les mots croisés force 6 ont cela de supérieur aux mots croisés force 5 que je n’arrive pas à les faire. Les mots en vain y croisent le fer. J’observe chaque définition avec une forme de fascination. Leur logique repose sur un pas de côté encore plus grand que pour les précédents d’avec l’association immédiate. En force une ou deux, jeux d’enfants à bonnes réponses, 1 plus 2 font 3, si l’on tient pour 1 l’énoncé, pour 2 la tête pensante et pour 3 le mot demandé. Ça coïncide sans forcer. Plus on avance, plus la correspondance logique échappe. Et l’on découvre que 1 contient au moins dix petits tiroirs, que 2 peut penser plus loin que le bout de son nez et que 3 a disparu au profit de 47, ou 1001. Et ainsi, la machine à faire est mise en jachère. Les grilles remplies attendent sagement à la fin du journal, mais à quoi bon ? Mieux vaut y rêver jusqu’à ce qu’apparaisse à force d’abandon le mot manquant. Oui, rêver, c’est à ça que portent les apparentes difficultés. Une sensation toute proche vient avec Proust, quand lisant une phrase, je réalise après quelques minutes parfois, que je me suis perdue dans le jardin. Alice au Pays de Marcel :

De temps en temps, on entendait le bruit de la pompe d’où l’eau allait découler et qui vous faisait lever les yeux vers elle et la regarder à travers la fenêtre fermée, là, tout près, dans l’unique allée du jardinet qui bordait de briques et de faïences en demi-lunes ses plates-bandes de pensées : des pensées cueillies, semblait-il, dans ces ciels trop beaux, ces ciels versicolores et comme reflétés des vitraux de l’église qu’on voyait parfois entre les toits du village, ciels tristes qui apparaissaient avant les orages, ou après, trop tard, quand la journée allait finir.

Combien de fois ai-je dû m’y reprendre, pour la lire, puis pour l’apprendre ! Et si Sur la Lecture me vient en tête tandis que je (ne) fais (pas) des mots croisés force 6, c’est qu’ils offrent quelque chose de très similaire au souvenir des lectures d’enfance :

Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré. Tout ce qui, semblait-il, les remplissait pour les autres, et que nous écartions comme un obstacle vulgaire à un plaisir divin : le jeu pour lequel un ami venait nous chercher au passage le plus intéressant, l’abeille ou le rayon de soleil gênants qui nous forçaient à lever les yeux de la page ou à changer de place, les provisions de goûter qu’on nous avait fait emporter et que nous laissions à côté de nous sur le banc, sans y toucher, tandis que, au-dessus de notre tête, le soleil diminuait de force dans le ciel bleu, le dîner pour lequel il avait fallu rentrer et où nous ne pensions qu’à monter finir, tout de suite après, le chapitre interrompu, tout cela, dont la lecture aurait dû nous empêcher de percevoir autre chose que l’importunité, elle en gravait au contraire en nous un souvenir tellement doux (tellement plus précieux à notre jugement actuel que ce que nous lisions alors avec tant d’amour,) que, s’il nous arrive encore aujourd’hui de feuilleter ces livres d’autrefois, ce n’est plus que comme les seuls calendriers que nous ayons gardés des jours enfuis, et avec l’espoir de voir reflétés sur leurs pages les demeures et les étangs qui n’existent plus.

C’est grâce à ma brochure toute froissée que je me rappellerai sans mal cet été si particulier, où tout s’apparente à des mouvements de fonds, aussi certains et pourtant peu visibles à l’œil nu que l’érosion des montagnes et leurs lents déplacements.

Et je crois bien qu’ils m’ont permis de mieux lire, de lire enfin, certains livres qui s’étaient jusqu’alors dérobés. Prenons Maîtres et Serviteurs de Michon. L’échec quotidien et tranquille face à la grille presque immuable des force 6 m’aura ouvert largement l’esprit à la logique (d’un) autre, à son rythme qui n’est pas le mien, à sa tournure de phrases, non plus comme spectatrice d’un spectacle étrange et fascinant, mais avec toute l’attention nécessaire à entendre quelque chose d’autre que ma propre voix dans le texte. L’impression d’être assise à côté (aux côtés) et non plus en face.


On pourra trouver que les force 6 me poussent sur ma pente cryptique, mais si cela apparaît ainsi, c’est simplement que je ne sais pas encore bien dire leur bénéfice, et non plus par goût de la cachette.

2 commentaires


Juliette Derimay
Juliette Derimay
08 sept.

À force 6, il faut déjà bien réfléchir avant de sortir dans un petit bateau de papier... :-)

Souvent une bonne idée que celle de lire en attendant que le vent tombe

Et merci pour les liens qui égarent mais régalent

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Isabelle Merlet
Isabelle Merlet
07 sept.

Magnifique Emmanuelle ! ravie que ta pente cryptique s'éclaircisse, on aime tant te voir, t'entendre, te comprendre, te lire.

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