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CETTE FAMILLE

les textes

7 familles #1

Le soleil au zénith semble compartimenter les familles attablées. On ne voit aucun vis-à-vis, et pourtant chaque visage est tendu vers l’être manquant du dialogue. Les mouettes et les bateaux sont indifférents à la pause déjeuner, certains chronomètrent et d’autres s’égarent en échappant du temps escompté.

 

Le lien est un regard commun fixé sur l’extérieur, familier et toujours surprenant, comme se redécouvrant toujours. Trois têtes en alerte, trois enveloppes si différentes, mais une seule direction sanguine. Que les corps se touchent ou se repoussent, la parenté souterraine jaillissante fige cet instant.

 

Elle est partie un certain temps et une génération a fini de disparaître. On organise un déjeuner et les cousines éloignées ressortent les photos anciennes. Elle corrige des copies en langue étrangère - la langue de l’exil - et elle ne s’est jamais sentie si morte en étant si près.

 

Au mariage de P’tit Louis et Reine, Claude rieur tient ostensiblement une jeune femme par la taille. Ce n’est pas encore Jacqueline. Ils se tiennent pourtant tous très dignement pour l’occasion, et il est heureux que la tante Zulma ne se retourne pas.

 

L'aînée plante un solide majeur dans le décor, la bouche à l’envers. Le cadet esquisse aussi son geste d’honneur, et son visage se violace au reflet de la crèche lumineuse qu’il brandit. Trêve de Noël, ils surpassent un court instant le venin morbide et furibond de la victime et du bourreau.

 

Ils sont les fruits d’une union massacrée. Trois paroxysmes de blondeur et de déréliction. Le scepticisme inquiet de leur regard ne trompe pas: que va t-il advenir. 

 

Ils marchent rapidement et contournent l’angle de briques basses. La mère fuit en avance, l’enfant geint et l’ours malpropre reste sur le carreau défeuillé. Ils ont déjà éclaté hors cadre. 

Madeline

 

Ils savent ce que c’est qu’une famille. Ils ont loué le Musée d’Orsay pour la réunir. Partout c’est chez eux.

Ils ont envoyé cette double photo à leur famille. C’est là une composition. La famille est une composition destinée à la famille.

Rangés par ordre de taille, ils posent pour l’éternité et la gloire du commerce à Colleville-Montgomery (Calvados). Malgré quelques indices qui donnent à penser que la photo a été prise dans les années 2010, l’établissement Ballé Père & Fils appartient aux Trente Glorieuses.

La famille c’est poser pour la mort. Elle commence sa vie dans un tableau de Marguerite Gérard, et la termine dans un EHPAD entourée de petits-enfants qui se cotisent pour lui offrir ça.

Elle vient de recevoir les palmes académiques. Elle a 87 ans. On l’a laissée dans un coin de sa fête.

Pour le meilleur et pour le pire. Il faut bien donner à ses enfants quelque chose à tuer. 

Son portrait c’est sa photo de famille. Il est orphelin né à La Réunion. Le destin aime jouer sur les mots.

Novitchok

 

Ils sont rassemblés autour du plat inox. Mijoté des imprimés, des mains, des cuillères, des couleurs. Une femme et la jeune fille rient. Une autre regarde sévèrement l'homme à la peau décolorée, par tâches.

Ni inquiet, ni agressif, son regard perçant fixe l'objectif. Il est happé. Son frère se perche sur le dos de son parent. L'autre en inspecte la commissure des babines.

Huit que tout détermine à faire la photo. La gamine fait la gueule. Sa mère lui pose la main sur l'épaule mais toise le photographe qui a dû se placer sur la droite. La grande-mère, rigide, a mis ses habits du dimanche. Devant, rayonne la prospérité du fiston.

Ceux-là sont satisfaits et puis on leur a dit de sourire. Lustre, parquet et drapeau, on représente, on affiche les sagesses, bras le long du corps et pieds écartés, mais pas trop. Tenir la posture. Encore quelques minutes.

Tous les trois autour de leur petit feu disposé en tipi, ils sont assis en tailleur ou accroupis. Les deux garçons écoutent leur père avec attention. Ils se sont arrêtés à la clairière et cette magie-là leur suffit. Sans bagage ni entrave, ils vont comme des indiens.

Cette fois, c'est un panoramique. Il est structuré par les néons criards dont ne ressortent que les jambes fuselées des femmes en robes noires échancrées. Des escaliers ruissellent des mannequins en morceaux. Dans l'accumulation baroque, on distingue le fils effondré au bas côté de Madame.

Il lui tourne le dos. Elle ne peut pas le voir. Il ne veut pas la voir. Il est dans la pénombre bleutée. Il s'accroche au combiné de téléphone comme à une bouée de sauvetage. Elle est à l'arrière plan, un peu plus floue. Elle est droite et digne. Elle attend. Elle a déjà compris.

Émilie Chamoux

Une vieille femme assise, entourée à gauche d’un garçonnet, à droite d’une fillette. Debout derrière eux, un homme dans la cinquantaine et une jeune femme en robe noire. La photo est en N/B, posée, signée, placée dans une chemise mentionnant une adresse à Liège.

Sur le trottoir d’une ville que l’on distingue en arrière-plan, s’avance une jeune homme élégant, en costume/cravate. Il donne le bras à deux jeunes filles en tailleur. Il semblent avoir une vingtaine d’années.

Deux hommes d’âge mûr debout dans la rue devant une vitrine sur laquelle est écrit le mot «  galerie ». L’un porte imper clair et chapeau mou, l’autre, en veston, s’est hissé sur la marche et semble plus grand que son compagnon.

Un couple debout sur un fond noir. Ils sont grands, beaux et bien habillés, elle en tailleur, lui en costume. L’homme porte dans ses bras un petit garçon boudeur et bouclé en culotte à bretelles.

Un couple d’âge mûr en jeans et pulls accompagné d’une jeune fille pieds nus, debout sur une plage de sable. Au fond la mer bleue et des bateaux de plaisance.

Dans un jardin. Assis sur des chaises de camping, un homme et une femme sourient. Lui, jeune et barbu, porte une robe de chambre par dessus son jeans et sa chemisette. Elle, rousse, coquettement vêtue, se tient très droite.

Trois enfants entre huit et dix ans, une fille et deux garçons, sont assis sur la plage derrière un muret de sable garni de fleurs en papier. Ils portent des gilets de laine sur leurs chemisettes.

Shirin Rooze

La cigarette le fait homme, les jouets le retiennent enfant ; la télécommande se mélange aux couverts. Seul, Julien peut encore tout choisir ; il aime cette vie approximative, lâche et libre.

Dans son petit royaume, Hubert a accumulé de quoi nourrir ses journées d'une fascination inépuisable et lénifiante. Il peut se détendre et rester délicieusement passif : le sortilège de Godwin qui émane des rayonnages de sa collection prend en charge pensées, mémoire et visiteurs.

Si Mouhamad a le visage fermé, c'est pour tenter de retenir en lui les dernières bribes d'espoir. Sourire le dilapiderait ; parler le gaspillerait ; regarder l'affaiblirait. Il doit être un roc entre le monde de fer et son petit enfant de chaire.

Autant elle en a éconduit du bassineur dans sa vie, autant Jocelyne ne refuse jamais un câlin à Furet. Elle en lâche quelques instants sa maquette en allumettes, qu'elle bâti contre le sort.

Le temps du jeu, elle oublie d'être la mère. Et ce ne sont plus que trois copines, plus un chat, qui oublient ensemble dans la même direction.

Elle est la mère aux mille combats invisibles. Elle sent bien que c'est la tectoniques des femmes qui façonne le paysage des hommes. Elle saisit la bassine en plastique dans un sourire énigmatique.

Le clan est réuni, soudé, rigide. C'est la tribu de toujours en parure traditionnelle, signée Louis Vuitton. Ce sont les dents dans les bouches montrées pour sourire, et mordre. Ce sont les meilleurs admis et les pires ennemis.

William Rollin

Elle est une meringue ruisselante.

Il est un éclair à la violette.

Eux sont une collection de choux et de macarons, ornés de crêpes dentelles et de sucre glace.

Monsieur et madame ont les yeux masqués de noir.

Mesdemoiselles ont les yeux d'amande à croquer.

Tous sont armés.

Quatre mutins de profil, quatre lutins se faufilent.

Chacun à l'ombre d'un sourcil ne montre qu'une face pile.

Du blond roux au brun, quatre nuances paraissent pour la circonstance.

Ils sont tous là. Et dans le petit coin, on cherche, on trouve... la mamma ?

 

À l'échelle d'une vie, chacun s'agrippe.

À l'échelle de leur vie, leurs mains s'accrochent.

À l'échelle de sa vie, son petit doigt dans son petit nez cherche des anicroches.

 

Quatre flocons et un beau mouton noir posent.

Les uns fondent. L'autre repart.

 

« On » ne les attend pas comme ça.

Mais comme « on » est un con, 

Eux contribuent au rêve.

Appelez-moi Victor

they travel thousands of kilometres to be here for their last drink together

they hold each other's secrets

they stop worrying about their past and their future but are still wary of each other

ils voyagent des milliers de kilomètres pour être ici pour leur dernier verre ensemble

ils détiennent des secrets les uns des autres

ils arrêtent de s'inquiéter de leur passé et de leur avenir, mais se méfient toujours  de l'autre

he hopes that his son will find more happiness

she holds her future mother in law in low regard and has no right to

he sees the rift and can do nothing
il espère que son fils trouvera plus de bonheur

elle tient sa future  belle-mère en piètre estime mais n'en a aucunement le droit 

il voit le clivage et ne peut rien faire 

he shares a passion and pride for the the shiny new familiale with his youngest son

he shares nothing with his eldest son

he spies his wife through the lens but her thoughts are her own

il partage une passion et une fierté pour son magnifique et futuriste break avec son plus jeune fils

il ne partage rien avec son fils aîné
il épie sa femme à travers l'objectif  mais ses pensées ne sont pas pour lui 

he is making concrete, vivid memories of this spectacular place that will remain with his for ever

they don't understand why they have been brought to this place

she wants to be at home

il fait des souvenirs forts et détaillés de cet endroit spectaculaire qui restera avec lui pour toujours

ils ne comprennent pas pourquoi ils ont été amenés à cet endroit et ils ne l'aiment pas

elle veut être à la maison

 

they are joyfully lost in the fantasies of the youngest child

she is having a connected moment with her boys

he hates behind the camera and longs to be with his family

ils sont joyeusement perdus dans les fantaisies du plus jeune enfant

elle a un moment de connexion avec ses garçons

il déteste être derrière l'appareil photo et se languit désespérément d'être avec sa famille

they are gathered for a birthday celebration but there is much more to this gathering

they are all present in the moment but their interpretations of the moment are not the same

many regret not being here for this

ils sont rassemblées pour célébrer un anniversaire, mais il y a beaucoup plus dans ces retrouvailles 

ils sont tous présents à ce moment, mais l'interprétation de ce moment diffère pour chacun

Beaucoup regrette de ne pas être là pour ça

 

he preforms well to put his people at ease

she is at ease

he is unmoved but is at ease enough not to care

il partage des histoires drôles pour que tout le monde se sente plus à l'aise

elle est à l'aise

il n'est pas amusé, mais suffisamment à l'aise pour s'en moquer

M C Tonra

 

Elle sourit tandis que cinq enfants passent devant elle. La photo est accompagnée d’un mot découpé dans un magazine : la réussite... qu’est ce que c’est ?

Il est de dos. Elle rit face à lui. L’autre, visage tourné vers l’objectif, sourit malicieusement.

Il regarde le photographe, ses pattes formant une parfaite parallèle en diagonale tombante. Elle a le visage penché vers lui. Elle l’enveloppe de ses bras.

Ils sont autour de la pièce montée. Elle s’apprête à souffler la bougie à son sommet. Les enfants la regardent fixement. L’homme tend une bouteille de champagne.

Alban Gérôme

C’est sur la troisième photo qu’elle apparait au premier plan. Tandis que sur les deux autres, elle pose, au milieu, bien en face de l’objectif, mais debout entre ses deux parents. Très jeune enfant souriante vêtue de blanc.

Sur le troisième cliché, elle a visiblement beaucoup vieilli. C’est une adulte qui nous regarde et il faut faire un effort pour reconnaitre sous ses traits la petite fille insouciante à la beauté prometteuse des photos précédentes. L’enfant confiante à l’œil espiègle sous la frange de cheveux sombres, le menton volontaire qui lui vient de son père, et l’air un peu crâne, la tête légèrement rejetée vers l’arrière.

 

À sa place, toujours entre ses parents, mais dans leur ombre cette fois-ci, il y a une femme au visage rond. Le front est descendu sous les cheveux tirés en deux parts inégales. Elle est assise de trois quart et son corps un peu fort n’est pas avantagé par la blouse qui le recouvre avec la ceinture marquant la taille et qui fait gonfler le tissu sur la poitrine.

 

Derrière elle, la silhouette maigre du père, comme cassée en deux dans un geste arrêté et, surpris, il tourne la tête vers l’objectif. La mère, dont on reconnait l’auréole de cheveux fins comme un halo autour du visage aux pommettes hautes, est à moitié floue ; elle a dû bouger, dans le geste involontaire de ramener ses cheveux afin d’être un peu plus présentable à l’instant où le photographe les surprend. Et la manche du bras levé – robe ou blouse - est taillée dans un tissu plutôt clair - ce détail peut nous renseigner sur l’époque qui doit précéder le décès de sa sœur.

 

Sur la quatrième photo, on distingue un morceau de la porte d’entrée et à peine un bout de la fenêtre et du petit jardin sur le devant. Là où elle s’est installée au moment de la prise de vue, c’est-à-dire au bout de la courte allée de graviers. Contre le mur derrière elle, se dessinent deux branches raides, dont il est impossible de préciser à quelle famille de plantes elles appartiennent.

 

Ses yeux sont creusés d’ombres, cernés gris. Elle attend. La lumière de l’avenue posée sur le tranchant du profil, elle se penche sur les rideaux blancs et fixe un point au-delà de la fenêtre ou sur la fenêtre-même. 

 

Elle est mariée depuis peu à une comète brûlante qui a déjà meublé la nuit de son ventre et dont elle conservera, intact, le dégoût du corps brutal que la maladie bientôt emporte. Et ce père, corps sans visage, lègue à l’enfant à venir deux majuscules à trait d’union assorties d’un fichu caractère. Elle va bientôt quitté la blouse grise trop serrée à la taille, tablier mou rempli de pleurs et caler un océan entre elles deux. Mais pour l’instant, à l’instant de la prise de vue, elle ignore encore tout.

Françoise Durif

Au travers des roseaux ils sont accroupis les pieds dans l’eau, le couple fixe dans l’expectative d’un sourire encore adolescent l’appareil planté sur la grève ou sur le fond sablonneux de l’étang, au dessus de l’eau. Il y a les deux enfants très jeunes. La petite fille près de son héro de papa, au dessus de ses deux grosses joues les yeux sont plissés par son sourire et le petit garçon est agrippé comme un petit singe au large dos du père.

 

Sur l’image trois générations qui se déplient rigolardes, de la grand mère aux petites filles. Elles se sont emboitées les unes aux autres, de profil penchées en avant leur visage tourné vers l’objectif qui semble sourire largement lui aussi. 

 

C’est une table immense et toute en longueur qui les reçoit tous. On n’a pas vraiment pris soin de mélanger les générations qui se retrouvent volontairement ou pas agrégées. On ne pense jamais à faire la photo au début du repas, parmi les reliques du repas, ce sont des visages déjà rougis par la bombance, les rires et les boissons qui fixent hilares l’objectif en levant un verre pour la forme.

 

Le nouvel arrivant, 1 an, ne fixe pas l’objectif. C’est le seul. Tous les autres, collés pour le « selfie », le fixent avec ces grands sourires qui se ressemblent et témoignent qu’ils sont tous issus de cette branche qui s’agrandit peu à peu…

 

Ils sont deux qui traversent de dos, sur un passage piétons, ils regardent dans la même direction. Ils sont vêtus d’été presque à l’identique, l’un plus large que l’autre n’en est pas moins taillé du même bois. La posture et la démarche portent la même signature…ils sont le fils et le père.

 

Il y a la fumée blanche d’un train, la famille en rang, presque par ordre de taille, la plus grande tenant sa mère par la main, juste derrière le plus jeune pèse sur le bras gauche replié de son père, qui porte à droite une valise dérisoire. Tous les quatre sont tout occupés à la précipitation du moment et à la nécessité de rester regroupés, unis, reliés étroitement les uns aux autres comme les atomes d’une seule et même molécule dérisoire.

​​

Frédéric Costa

Quatre-vingt-dix années fêtées par cette mère entourée par ses quatre enfants au yeux clairs. 

Quarante-quatre ans déplorés sans le père et mari. 

Quatre enfants marqués à jamais par trop de mère et si peu de père. 

 

Dents éclatantes, sourires heureux, regards francs, visages semblables et lumineux. 

Pourtant, le père a une addiction au jeu ; du coup, la mère déprime et les enfants, eux, choisissent leur camp. 

Chaque photo de cette famille se résume ainsi. 

 

Sur le canapé argenté d'un troquet à l'hôtesse sympathique, chacun pose avec une flûte de champagne offert. 

Les retrouvailles sont à la dimension du temps passé sans se voir. 

Lui, reste secrètement amoureux de l'une d'entre elles. 

 

Un couple assis dans l'herbe, le soleil de fin de journée les rend tous deux très lumineux. 

Une ombre en silhouette se découpe, celle de leur enfant adolescent qui prend ce portrait de ses parents. 

Tous trois savent que l'un d'entre eux est touché par une maladie mortelle et que cette photographie est un trésor.  

 

Mère attentive, père vigilant, enfants facétieux, insouciants des dangers. 

Cette famille fait la fierté du village qu'elle honore de sa présence. 

Cette famille de cygnes vit sa vie de famille sur les berges de la rivière, juste sous le pont. 

 

Les jeunes parents assistent leur enfant de huit mois plongée dans une bassine d'émail posée sur le sol de la grande pièce. 

Geste quotidien élevé au rang de rituel magique. 

Purification et poésie, babils et berceuses, jouets et joies.  

 

Au pied des totems de sa tribu, un homme se tient debout, accompagné par ses deux femmes, tous en habit de cérémonie. 

Deux chamans les précèdent, l'un à tête d'oiseau et l'autre à tête de cheval. 

Promesse de fertilité, d'accomplissement et de prospérité.

Nadja Viet Halik

 

Un père et son fils, un jour de cérémonie : l’enfant, dans les bras de son père, s’abandonne contre son épaule. L’enfant est blond contre la barbe noire de son père. Aujourd’hui, le père est chenu et l’enfant découvre ses premiers cheveux blancs.

 

La famille Ripolin en pleine savane africaine ! Trois cornes légèrement décalées les unes par rapport aux autres tout comme les têtes des mastodontes. À quelle distance se trouve le photographe ?

 

Ils sont à table, côte à côte. Elle tient la main de son petit-fils comme si elle risquait de tomber. Elle est heureuse.

 

Les pères sont frères, les nouveaux-nés cousins. L’un tient son fils sur le bras gauche, l’autre sur le bras droit. Symétrie parfaite.

 

Ce n’est pas une pub « United colors » mais une photo de famille : près de trois cents personnes rangées selon la couleur de leur vêtement. Elles ne se connaissent pas forcément mais ont un aïeul commun, Jemmy Song, venu de Chine vers 1850.

 

Au début du vingtième siècle, quelque part en Vénétie, ils sont quatre, et demi, endimanchés, l’œil rivé sur l’opérateur. Les deux fillettes sont sur une estrade, séparant manifestement les conjoints. La génération montante, en somme !

 

La même photo, quelque cent vingt ans plus tard : il n’y a plus les fillettes, gommées par un vieillard jaloux de ses origines. Sont-ce des jeunes mariés, qui ne semblent pas si jeunes ? Et pour cause !

  Brigitte Maurin-Dumas

 

Lui sait. 

Elle sait, forcément. 

Mais, lui : il sait qu’il n’a rien demandé. 

 

Assis l’un à côté de l’autre, l’un montre l’exemple et le petit s’amuse à le copier. 

C’est amusant de voir comment, il le copie, un jeu. 

Petite taille, petite table, petite chaise, même journal : apprentissage ! 

 

Il écoute sa mère, il se dit : Maman, oui je sais. 

La table est pleine, pas un espace de libre, les murs recouverts d’un papier chargé — comme chez mamie —  et la pendule toujours en mouvement. 

Sa cousine le comprend, et elle sait que cousin Jacques aimerait dire à sa chère mère tant de choses, mais pas là, la table est trop chargée, autrement dit faire table rase. 

 

Ils sont tous en blanc et noir. Chez eux, leur photo de famille ce n’est pas autour de la piscine, mais dans le Cloître.  

Une famille sans cousins, sans cousines, sans tatas ni tontons : seuls des frères et un père. 

Et ce “  nom ” : qu’est-ce qu’elle en pense la mère du Frère Toque ? Elle lui avait pourtant donné le nom de son grand oncle : Bertrand. 

 ​

Vincent Morel

Elles sont si loin, existent-elles encore ? 

Et pourtant si près, scintillent, nous précèdent et nous succèdent.

Surtout : elles nous rapprochent.

Leur lumière dure.

Le temps se mesure inégal : elles s'élèvent en même temps, prière, cadeaux, repas... mais jusqu'au sommeil une seule d'entre elle reste, demeure, veille. 

On ne les remarque qu'après plusieurs observations. Les plus âgés nourrissent les plus jeunes, ils sont sensibles et silencieux, majestueux, inspirants, ne se plaignent pas du froid, protègent nos âmes, habitent près de l'eau mais ne s'y baignent jamais.
 


Elsa Moatti

C’est un dimanche au jardin.

ils sont photographiés à leur insu.

Assise sur le banc, jambes croisées, sa ballerine suspendue par la pointe du pied, elle plie son foulard sur son genou, pendant qu’il l’observe en fumant.

Tous les quatres nous sourient.

L’homme est derrière, sa tête surplombe celles de la femme et des enfants.

Les trois sont joue à joue, l’ombre de leur profil sur le visage de l’autre.

C’est une photo de famille fantasmée au fronton d’un cinéma de quartier.

Ça se voit.

Ils se sont mis d’accord avant pour être tous heureux de la même chose en même temps.

Une famille dans la tourmente dont il faut montrer la lutte quotidienne.

Ils ne se sont pas habillés pour l’occasion.

Ils ne sourient même pas.

 

C’est la rentrée des classes-selfie dans la cuisine.

Il manque quelqu’un sur la photo, pourtant la famille est là.

Les yeux sont gonflés de sommeil mais c’est la joie.

C’est une photo prise par le photographe du restaurant.

Proposée lorsque l’on vous apporte l’addition.

Ce soir là, l’information capitale n’est pas dans le cadre.

C’est une argentique noire et blanc photographiée par le téléphone portable.

Une dizaine de personnes agglutinées sur le perron de la maison.

Bénédicte Lesenne

Les âges s'ordonnent en pyramide approximative sur le grand escalier. L'édifice de chemisettes blanches et robes en couleur encadre les mariés, unis jusqu'à la chambre du Roi.

 

Le soleil découpe la même ombre sous leurs arcades, et la même sur les yeux des garçons. Tous deux ont posé leurs mains sur les épaules des fils. Autour les femmes sourient.

 

Debout devant un monument, ils sont endimanchés. Les cheveux sont très bruns sur le sépia ancien. Trois mômes lancent des regards frondeurs devant deux types au visage fermé, accompagnés de femmes joviales et d'un ado coopératif.

 

Elles sont leur propre reflet : trois femmes et une enfant en taches de pastels gras, roses et blanches, explosées par la lumière sur le vert du jardin. Quatre générations sont ancrées au féminin.

 

Les cheveux des filles se mélangent sur un canapé surpeuplé. Les crânes des hommes se découpent devant la tapisserie. Au mur, les mêmes personnes — plus jeunes — sourient sur d'autres photos.

 

Le couple de retraités en tricot manches courtes respire la santé rurale, les avant-bras collés à la toile de cirée. Les digestifs sont servis dans deux minuscules verres en cristal de bohème et le petit carton de la pellicule argentique apparaît flou au premier plan. Autour d'eux tout est sombre.


Pour les noces d'or, leur descendance est réunie et la presse est là. La photo retrouvée a été volée. Reste le souvenir impressionniste de dizaines de visages.

Émilie Roy

 

Au mur, un tableau pas droit de photos de famille. Et devant, un grand père mal rasé mal fagoté tenant un bébé boule blanc à côté d’une mère-douceur et sa fille. La mise en abime .

 

La cousinade, camaïeu de crinière brune et de teint Méditerranée, quatre filles au vent. Elle se diffracte en trois autres visages, quadrilatère qui brûle.

 

Le ventre, le centre, l’archaïsme pur de la dévoration, toute la concentration de la grand mère qui sert le plat grand et lourd. Une main tendue.

 

Regard baissé, pudeur et petit veston en fourrure. La bourgeoisie corsette des corps bien droits, la main blanche pose sur le genou. L’enfant a encore de l’espiègle .

 

Du blond, du blond, du blond. Transgénérationnel, assurance vie et petit polo. Où est le labrador ? 

 

La famille des homininés. Y'a du poil, tout le monde à poil !

Gros cerveaux et petits nénés, le miroir hirsute aux yeux comme les nôtres.

Elles vendent le rêve de la maternité. Jeans troués, tee shirts et bébés en bandoulière . Assignation à résidence, le matriarcat sous forme de pub Gap.

Marie Salvat

Loupé ! #2

Ils traversent l’image comme ils traversèrent le temps, dès le début sans couleurs, ternes, lavasses, l’on pourrait croire qu’ils sont sales et poussiéreux à jamais. Leurs plis enferment bien des secrets, bien des paroles oubliées, des joies et des peines qu’on leur aurait confié. Traversant, comme une ombre au tableau pourtant si lumineux de ses quarante ans. Devant eux, c’est d’abord elle qui virevolte fixement devant l’objectif, c’est elle qui rayonne de beauté et de sourire, animant les êtres autour d’elle, les faisant danser, parler fort et rire, donnant couleurs vives et regards complices aux êtres et aux choses, une explosion de couleurs et de sons faisant raisonner et vibrer l’espace. Là, déjà las, déchirant la belle harmonie fragile du vivant, ils viennent rappeler la faille, de ce qui n’est ni tout à fait mort ni tout à fait en vie : un maillage synthétique des plus gris qui, les jours de chance, laisse passer les rayons du soleil sans trop savoir qu’en faire, absent à lui même dans une longue agonie, une chute sans fin où rien n’imprime, où tout déprime sans concessions ni retour en arrière possible. Difficile de s’en séparer, comme pour un vieux chien perclus d’arthrose rongeant son dernier os et qui vous regarde dans le fond des yeux.

Ils ont donc traversé le temps, les décennies, sans changer d’un pli, stables dans leur creuse identité, s’adaptant à chaque inconstance nomade de leurs maîtres. Ils sont toujours là. Rideaux !

Alban Gérôme

 

Le rang du milieu n’a pas de mains. Seul un appendice mou pend sans vie à l’extérieur gauche, tandis que quelques doigts s’emmêlent délibérément, formant un delta livide, défiant, pour ne pas glisser de la manche maritale.

La main droite du marié a dix doigts qui ne savent plus où courir sur la cuisse de tweed à stries verticales. Des fleurs lasses, légères et sans courage mangent la blancheur abandonnée des gants de la mariée.

Les enfants de droite croisent leurs bras et défient l’objectif. Ils se ressemblent si peu, pincent leurs lèvres fines et leurs mains aux ongles propres et nacrés agrippent leurs biceps et glissent avec fermeté sous leurs coudes innocents.

Au dernier rang, les mains sont baladeuses, on ne peut plus leur faire confiance tant elles babillent, rient et tiennent haut et fort le cou ou la taille des jeunes femmes.

Au premier rang, c’est la débandade. Les mains courent, bégaient, s’excusent, piaffent, renâclent, jaillissent de partout enfin, contredisant violemment la tenue impeccable des corps et des habits des grands jours, tentant tantôt de s’échapper, immédiatement rattrapées par leur double et plaquées à genou, tantôt pendant piteusement dans l’entrejambe entrebâillé, torturant encore des doigts braqués sur des cuisses rendues

douloureuses par la pose et l’immobilité infligée.

Exubérance de mains. Absence de mains. Protubérances éclatantes dans le cliché en noir et blanc. Le siècle écoulé a fait taire les êtres à tout jamais, mais les mains familières nous parlent obstinément au présent.

Madeline

Le jouet conjure par ses couleurs la froideur de scalpel du mobilier en acier brossé, le vertige clinique des murs blancs et l'eau minérale dans la carafe de l'adulte faussement résolu. Julien, l'a posé là à dessein. Il consent à la maturité – « tu ne vas pas rester chez nous toute ta vie » –  mais sait qu'il laisse là une boussole pour rallier quand il le souhaite le territoire sans loi de l'enfance et de la fantaisie. Le fraîchement émoulu d'HEC, le vaillant soldat d'un monde de chiffres sent bien

qu'il reste en lui un endroit mouvant qui ne cessera jamais de réclamer sa part d'errance, de joie etde hasard et que ce gris-gris Made in China est la lanterne qui en indique l'entrée.

 

Hubert, solide moustachu lorrain ayant toujours eu besoin de stimulis particulièrement corsés pour ressentir un début de frémissement émotionnel – une bagarre, un barrissement de trompe de chasse, une saillie de cheval –  a passé sa retraite à amonceler dans son salon, dans des rayonnages soigneusement installés par ses soins, toute sorte d'objets, souvent plus factices qu'authentiques, en lien avec la seule période historique qui l'émoustille vraiment : la seconde guerre mondiale. Du coté SS. Une manière pour lui d'affirmer fièrement son caractère frondeur et son indépendance, dans un pays où la bien-pensance parigo-sionniste fait trop souvent la loi. On y trouve, dans cette odeur crispante des appartements tenus fermés, de pleines rangées de képis, casques, étendards aux deux couleurs féroces, fusils, baïonnettes et autres ustensiles jadis bien utiles pour défendre d'importants dossiers, par-dessus en simili-cuir sur mannequins en plastique véritable, documentations, échantillons etc... Par chance, Hubert entretient, par l'écoute régulière de Michel Sardou, le chanteur apoplectique, une certaine sensibilité esthétique et avoue ne pas être étranger, parfois, à une certaine « poésie de la nature sauvage ». C'est par le fruit de cette conjonction d'incongruités qu'on distingue tout en haut du vaisselier, le seul détail qui puisse racheter ce pauvre ogre en sa grotte : un bouquet de fleurs.

Artificielles.

 

La terre est toujours le reflet de ce qui se passe sur elle ; elle est la peau du monde sur laquelle s'impriment les signes de la vie qu'elle supporte et permet. En certains endroits, elle est jaillissement et luxuriance, elle se mélange avec la vie par toutes les racines qui l'embrassent, toutes les graines qui s'y nichent et les enfants qui y grattent. En d'autres, comme au pays de Mouhamad, elle est nue et sans défense. Le soleil la brûle, les camions chargés de soldats la tallent, le manque de temps des habitants pour prendre soin d'elle, recroquevillés par la violence, l'épuise. Ici, elle est nue comme un crâne, aride comme un cœur de tortionnaire, sèche comme le claquement des balles. C'est un parchemin ocre et poussiéreux d'où le récit a disparu.

William Rollin

Ma belle écuelle de Noël, tu pèses et c’est toi mon cadeau fumant. Prestidigitation teintée de sang, des empreintes lourdes dansent sur des anses presque millénaires . Mon écuelle est d’ébène et je salive noir . Quelles mains ont pu déposer dans ma gamelle des bouts de blanche chair entre des carapaces rouges lie-de-vin ? Mon écuelle est rituelle et a lesté le porte monnaie de mémé. À coté, la panière fait pâle figure, sertie comme un mouchoir brodé. Le signe de croix avant de trancher le pain, mon écuelle connaît la chanson de la magicienne au casque poivre et sel, toujours au fond du temps. Souffle, Souffle grande cuillère d’argent ! les dents sont prêtes, vive mon écuelle !

Marie Salvat

Bien coincés entre les orteils, tout au fond du creux, se loge le grain de sable qui gratte jusqu'à la douche. Deux petits pieds charnus couleur grandes vacances boudinent dans l'écrin fluo synthétique de sandales bon marché qui-tiendront-bien-la-saison. Les talons décollent, hissés vers quelques centimètres supplémentaires, par une tension domptée avec peine pour la pose et préfigurant la fuite bondissante, hurlante, qui libérera l'énergie capturée pour la photo. La semelle élastomère bleu mousse, usée par des explorations littorales imbibées de sel et les courses impétueuses d'un âge où l'on oublie de marcher, s'écrase maintenant sur les dalles caillouteuses de la cour. Ici le béton a domestiqué en carrés normés les cailloux sauvages de nos rivières, aux arêtes d'abord polies par le courant, puis battues par la pluie ou estompées sous le filigrane d'une poussière aride, et finalement usées par les pas quotidiens. De minuscules plantes émergent sur les lignes de ce quadrillage minéral, où leur vert chlorophylle rejoint le jaune desséché des feuilles affûtées des bambous. L'automne commence à déplier sur le sol une toile froissée de Simon Hantaï et on entend craquer la peinture.

​Émilie Roy

Le fil hélicoïdal du combiné les prend au lasso. La spirale se reflète sur la vitre, diffracte vers la femme,

gagne la pièce, emporte la rue, aspire le ciel et valsent les galaxies.

De choc en choc, se propage l'onde et s'amplifie, attendre la réplique du séisme comme la trajectoire sur le billard

– après l'écho, la plaque glissante de poudreuse décroche de la paroi – diffuse la voix d'un certain appel libérateur, répand la rumeur sur les places, dupe les solitudes dans le murmure des silences. L'espace et le temps suspendus se condensent dans ce fil, un de ceux qu'Ariane donna à la délivrance de Thésée, d'une fragile fibre déverse la lumière sur les ténèbres.

Dénudé de son isolant écrin de téflon, le cordon enroule l'âme, un entrelacs de brins, cuivré écheveau où caracole l'énergie, comme sang de la veine alimente la machine. Il vient s'accumuler autour la bobine, Bombyx du cocon au coeur magnétique qui absorbe les caprices de son flux de tempêtes et de sécheresses.

En quelques nœuds, la Fée recoud maladroitement l'Atlantique entre Paris et Texas.

​Émilie Chamoux

Tout petit, pas encore conçu, il provenait d'une contrée lointaine, dont il ne connaissait le ciel qu'au travers des reflets de l'eau ; le lointain souvenir de la fraîche atmosphère du torrent dont ses particules avaient été arrachées pour être soumises à l'aridité du désert et au soleil de plomb. De tamis en tamis, puis de sac en sac, puis de main en main, pour finir sur le plateau d'une balance où l’œil du connaisseur et son savoir faire allaient le façonner. La fusion le prit, il ne perdit pas son scintillement, cette essence qui provoque des ruées, passa par le rouge ardent, couleur de passion et de folie, pour finir par abandonner ses imperfections baroques pour les rondeurs et la peau lisse dont l'humain se pare comme d'une richesse ultime. De l'idée d'unir à l'idée de détruire, il n'y a qu'un pas, et beaucoup d'encre il a fait couler. De finir par être « il » ou par être « elle », qui peut dire le destin d'une bague à un anneau.

Appelez-moi Victor

Le papier crépon est un peu rêche sous les doigts mais quand on le désire, il s’étire, prend des formes arrondies et devient doux et lisse. Les trois fleurs enfoncées dans le muret de sable au bord du trou sont donc en papier crépon. Elles n’ont plus de couleur définie car la photo a viré à l’ambre, c’est une vieille dame de photo. Planté à côté des fleurs bien droites au bout de leur bâtonnet, il y a aussi un petit drapeau de papier, de ceux que l’on place au sommet d’un de ces châteaux de sable que l’on construit à grands coups de pelle face à la marée montante. Les fleurs sont à vendre contre des coquillages que l’on appelle, sur cette plage, des couteaux. Entre quinze et trente couteaux pour une fleur. Les couteaux se ramassent sur le sable humide à marée basse. Certains enfants en possèdent un sac rempli, genre sac à billes. C’est le cas de cette fillette aux deux courtes tresses. Elle vend de très belles fleurs, des roses rose, rouge ou encore jaune.Ce sont les couleurs du papier crépon en vente dans la librairie sur la digue à côté de Grand Hôtel où viennent en vacances les familles juives. Avec le vert, bien entendu, pour enrober le bâton de la tige. Avoir à vendre de très belles fleurs ne s’improvise pas. Il faut avoir le tour de main pour les fabriquer. La maman de la fillette est experte en confection de fleurs en papier crépon.

Au début, elle ne savait pas non plus comment s’y prendre. Alors elle a démonté une fleur magnifique achetée à un autre enfant et elle a copié ou plutôt interprété à sa manière. Les fleurs on les confectionne quand le temps est maussade l’après-midi ou que la mer à marée haute vient frapper la digue et qu’il n’y a plus de sable sec pour y jouer.


Elle porte des gants, Loulou. Des gants au printemps, comme une jeune fille bien élevée. Comme il était d’usage de le faire, au temps de cette photo, lorsque l’on était une jeune fille dite de «  bonne famille ». Elle porte des gants, enfin disons qu’elle porte ses gants, non pas aux mains, mais entre les mains. Car ses mains sont nues et les gants, qui semblent être en cuir,  sont serrés dans sa main droite, doigts de gants vers le haut. Ses mains sont fines, longues, osseuses. Une bague à la main gauche? Peut-être.

 

Le trottoir sous les pieds de ce trio, est constitué de grandes dalles carrées et grises. On voit bien les jointures, plus sombres et dans les coins, des petits morceaux qui ont sauté. Derrière les pieds de Loulou, quelque chose de blanc, comme une poudre, la poudre de quelque biscuit écrasé car ce ne peut être de la farine. Sinon, il est très propre, ce trottoir. Sauf un petit papier près du pied de  Zézette, la seconde jeune fille, qui plus tard deviendra ma maman. 

Les pointes de son col de chemise - blanche, la chemise - sont longues et pointues. Elles encadrent exactement le noeud étroit de la cravate sombre dont la soie, ensuite, s’étale, plus large, et descend jusqu’au croisement du veston en passant semble-t-il par-dessus un léger pull que l’on imagine sans manche. 

En arrière-plan de la photo de ces trois jeunes gens, on aperçoit des silhouettes sombres et indistinctes qui semblent rassemblées sur un terre-plein au milieu de la chaussée. Et dans le tournant, un tram qui s’avance. Rectangulaire avec ses très étroites et nombreuses fenêtres et son fronton qui porte probablement un numéro que l’on ne distingue pas. Jaune, évidemment, ce tram, même si la photo est en noir et blanc. Les trams étaient jaunes en ces jours lointains.

Shirin Rooze

He wears a ring on the finger where a wedding ring might be. It is not a wedding ring. He never married her. He never wore the ring before the car accident in which she died. Today he celebrates a story that never happened.

Il porte une bague au doigt où pourrait se trouver une alliance. Ce n’est pas un anneau de mariage. Il ne l’a jamais épousée. Il n’a jamais porté la bague avant l’accident de voiture dans lequel elle est morte. Aujourd’hui, il célèbre une histoire qui ne s’est jamais produite.

She and her fiancé decide that their wedding day is purple. Purple dresses and purple ties. Purple flowers, scarves and eye shadow. Purple hats, scarves and socks. She and her fiancé decide that their wedding day is purple and nobody cares except her.

Son fiancé et elle décident que leur jour de leur mariage est violet. Robes violettes et cravates violettes. Fleurs violettes, foulards et ombre à paupières. Chapeaux violets, foulards et chaussettes. Elle et son fiancé décident que leur jour de leur mariage est violet et personne ne s’en soucie, sauf elle.

A picnic with no food or petrol. A sleeping station wagon on a dangerous bend. Bored, disappointed and desperate. Waiting for food and petrol.

Un pique-nique sans nourriture ni essence. Un break dans un virage dangereux. S’ennuyant, déçu et désespéré. En attente de nourriture et d’essence.

 

She holds a handbag filled with the detritus of her faith. Bottles of water, strings of beads and prayer books. Mass cards, idols and holy medals. She complains about how heavy her handbag is and about how awkward it is to carry. Her family tells her to carry fewer things. Her friends tell her to carry only what she needs. Her family and friends know that she does not care about them. She cares only for the dead and the imaginary.

 Elle tient un sac à main rempli des détritus de sa foi. Bouteilles d’eau, colliers de perles et livres de prière. Des feuilles de messe, des idoles et des médailles saintes. Elle se plaint de la lourdeur de son sac à main et de son malaise. Sa famille lui dit de transporter moins de choses. Ses amis lui disent de ne porter que ce dont elle a besoin. Sa famille et ses amis savent qu’elle ne se soucie pas d’eux. Elle se soucie seulement des morts et de l'imaginaire.

The youngest child is too slow and too small. He cannot keep up with his mother and his brother. His mother and brother sprint up and over the sand dunes. As they laugh, the youngest child cries. He hides his tears. His mother does not know his pain but his brother does.

Le plus jeune enfant est trop lent et trop petit. Il ne peut pas suivre sa mère et son frère. Sa mère et son frère grimpent rapidement sur les dunes de sable. Alors qu’ils rient, le plus jeune enfant pleure. Il cache ses larmes. Sa mère ne connaît pas sa douleur, mais son frère, lui, la connaît.

In the old woman’s cupboard, there is everything that has value for her. What she prefers is medicine. The state gives them huge amounts of drugs for free. The old lady gets them and keeps them. The old woman doesn’t take them. The medicine doesn't cure anybody and doesn’t help anybody. 

Dans le placard de la vieille, il y a tout ce qui a de la valeur pour elle. Ce qu’elle préfère, c'est la médecine. L’État leur donne d’énormes quantités de médicaments gratuitement. La vieille dame les reçoit et les garde. La vieille femme ne les prend pas. Le médicament ne guérit personne et n’aide personne.

He makes jokes about his shoes that stink too close to be ignored. He buries his feet in the sand, conscious of himself and ashamed of the smell. His feet are discovered as he rises to play for the camera. The boy groans because of the smell. Man curls his toes with shame.

Il fait des blagues sur ses chaussures qui puent de trop près pour être ignorées. Il enterre ses pieds dans le sable, conscient de lui-même et honteux de l’odeur. Ses pieds sont découverts quand qu’il se lève pour jouer pour la caméra. Le garçon grogne à cause de l’odeur. L’homme replie les orteils avec honte.

M C Tonra

On pense à un champ de neige ou plutôt à un glacier après la première vraie chute de neige de la saison.  Des courbes, des combes et du blanc comme une mousse vierge, légère et aérée par quelque procédé mécanique. Les séracs ont disparu, uniformément enfouis sous un océan de chantilly. Doit-on goûter, lécher, blesser d'un doigt iconoclaste cet appétissant paysage ? L'ombre bleuâtre dessine des strates, des sillons parallèles adoucis par la souplesse du tissu. La manche plisse au coude et couvre la menotte.

Brigitte Maurin-Dumas

Autour de la mère âgée de quatre-vingt-dix ans, quatre enfants aux yeux clairs. Les yeux clairs, les yeux verts, les yeux du père. Le père au regard intense, puissant, désirant, bel éclat d'émeraude traversant la vie grise. « Ah ! vous avez les mêmes yeux ! les yeux de votre père ! quels beaux yeux verts vous avez tous ! ». Contempler tous ces yeux verts fait ressurgir la peur, celle que la mère cherche à les arracher, ces yeux précieux, pour les garder religieusement en son escarcelle. De la contemplation, un à un, de ces yeux verts, jaillit un souvenir dévastateur : le soir de la mort du père, en quelques minutes, ce soir-là, le reflet du regard embué de larmes de la jeune fille alors qu'elle lève les yeux du cadavre de son père et surprend son visage, son visage à elle, sillonné de larmes, son visage ravagé dans le reflet du miroir de la chambre. Dans l'instant de vérité foudroyante de la mort du père, elle voit dans ce reflet le fatal destin, en une fraction de seconde, déjà accompli… comme une malédiction… comme une chute, et par le même temps, elle surprend sa propre beauté, non seulement la puissance du regard, l'intensité du regard du père, qu'elle lui peut-être a volé, en cette fraction de seconde à laquelle elle a assisté à son trépas, mais aussi cette beauté absolue, vibrante et terrifiante. Une beauté terrible. Ce soir-là, oui, lorsqu'il ferme les yeux pour toujours, ses yeux clos déjà ne la regardent plus vivre et grandir, parler et séduire, devenir… Les yeux de la mère, eux, sont devenus gris, à jamais. 

Au coin inférieur gauche de la photographie, un gâteau est posé, non entièrement visible, seules quelques bougies attestent qu'il s'agit bien d'un gâteau d'anniversaire. Promesse de fête et pourtant négligé par le groupe familial qui n'a pas choisi de le placer au centre. D'ailleurs, les rares bougies aperçues dans le cadre paraissent posées là à la va-vite, sur la croûte caramélisée. En ont-ils assez de manger tous ces gâteaux ? Comment vivent-ils, comment chacun vit-il ces retrouvailles, célébrées à chaque fois avec gâteau, repas abondant et champagne ? Où est la faille, gravée dans ce malheureux gâteau qui ne réussit pas à capter leurs regards droits, toujours le même sourire, identité familiale, belles dents blanches et teint hâlé de leur naissance en l'île lointaine ? gâteau gâté… 

Le canapé sur lequel ils se tiennent est argenté, mobilier de marque pour un bistrot tout à fait banal, un café entre deux pays, juste sur la frontière, mais s'enorgueillissant de cette originalité (dès leur entrée, Denise, la tenancière, a d'ailleurs précisé ceci et a ajouté, lorsqu'ils ont annoncé leurs retrouvailles, que le champagne allait couler à flots !). Griserie de leur revoyure, conte de fées à deux princesses, et un canapé d'argent, les flûtes sont de cristal, le luxe, tout petit mais réjouissant, est là, puisque l'homme est riche, paie les additions, et les chérit toutes deux, offrant le merveilleux balancement de l'une à l'autre, dans un tourbillon d'amitié, de souvenirs, d'évocations de lieux retraversés, de révélations et de mises au point, tout cela sur ce canapé qui en a entendu tant ce jour-là !

Elle porte une veste de soie, choisie parmi les nombreux vêtements qu'on lui donne à droite à gauche. Cette veste est celle qu'elle a choisit de porter ce jour-là. Un peu déchirée au niveau de la boutonnière mais cela ne se voit pas sur la photo prise par l'enfant du couple. (Parfois, elle porte des dentelles, ou des bas résilles, juste pour aller sur un chantier de décor, pour prendre le pinceau dégoulinant et peindre, en équilibre, jambes ramenées sous les jupons affriolants, déposer cette couleur en forme de désir), mais de désir, ici, il n'est plus question, non, les sourires ici se figent, celui de l'homme qui souffre, déjà défiguré par la maladie galopante, visage déjà brouillé, et celui de la femme, voulant sourire à son enfant qui prend la photo et voulant dire la joie d'être avec eux deux, pour toujours sur cette image. La soie se révèle un élément de douceur charnelle, dans ce portrait de deux êtres déjà séparés par le sort. Le pré jubile de sa verdure, la soie jubile de sa texture, les corps sont comme jetés là pour faire bonne figure. Si la soie irradie, le soi est déjà détruit.

Parmi le groupe familial des cygnes, focus sur ce poussin au duvet blanc, celui des deux qui se tient derrière l'énorme masse de sa génitrice dont l'attitude vigilante le rassure d'emblée. Il plonge sa tête dans l'eau de la rivière, insoucieux du lendemain et bienheureux en son apprentissage de palmipède. Sa tête est sous l'eau à l'heure de la prise de vue, et il va, se gavant de menu fretin, s'éclaboussant d'eau fraîche et se saoulant de vie au grand air, en ce bord de rivière encore sauvage. Symbole familial fort, le couple peut durer toute une vie de vingt années en milieu naturel, le cygne élève avec assiduité les cygneaux pendant les deux premières années de leur existence. Apollon, chéris ce juvénile écervelé !

Une bassine de fer blanc émaillée, très ancienne, existant dans l'appartement parisien depuis toujours c'est-à-dire depuis l'entrée en les murs de la famille installée en premier lieu. Appartement-atelier, seule récompense pour une famille d'artistes, l'espace comme luxe. Bassine pour la lessive, mais aussi le rempotage des plantes, ou quelque éventuelle maladresse, alors qu'il est urgent de ramasser les éclats de verre ou l'eau répandue. En son fond, cette bassine émaillée montre un dessin simple et délicat, aux couleurs nullement atténuées par le temps, un motif floral enserré par des bords bleus, de ce bleu merveilleux qui fait rêver les petits enfants ! Un bleu de ciel de carte postale ancienne, bleu turquoise selon l'ancêtre des lieux. En cette fin de journée, pour la grande joie des jeunes parents resplendissants, eux aussi artistes,la bassine se découvre un usage nouveau et sert de baignoire à l'enfant de huit mois, si potelée qu'elle déborde de son contenant. Sans faire aucun jeu de mots,on peut dire que Rosa se baigne dans les roses !

À gauche de la photographie couleur sépia, juste à la base de l'un des trois totems entourant l'étrange groupe familial, un signe est inscrit, dessiné sur le bois. Cette forme évoque une patte d'ours, extraordinairement stylisée, ligne pure et essentielle comme seuls les peuples primitifs peuvent en trouver dans leur intuition artistique. Dessin magique d'une patte d'ours, que les chamanes à tête d'oiseau et à tête de cheval intègrent dans leurs chants et dans leurs danses, appel troublé lancé vers les immensités célestes, mais aussi vers la Terre-Mère violentée et la Terre-Père oubliée.

Nadja Viet Halik

Le fatras bouillonnant en haut d’un mur, tout comme un morceau de ciel serait venu poser sa voile tendue ronde, un petit ciel morose et qui pèse, couvercle lourd de ciel qui semble claquer tout gonflé d’air, d’un air mou et tiède, comme enflé jusqu’à crever puis dégonflé et emmêlé, pris  au faitage d’un buisson d’épines sèches, un carré noir fait de branches perpendiculaires apparaissant, cinéma guignol en ombres chinoises de rien du tout, carré parfait, un carré, ça ne veut rien dire pour elle qui cherche des signes partout, jusque dans les trainées de condensation croisées au ciel bleu lavé des avions à réactions, carré de quatre croix marquant le ventre de toile, dans le mouvement arrêté du rideau, voile de théâtre de mots tus, rideau stoppé emmêlé juste avant l’ouverture, les trois coups sur le petit pan de mur jaune de toile grise, ciel sentant la suie sous l’insomnie de mots sur la plage presque blanche, un drap gris, gris usé de trop lavé, de trop frotté en haut du mur et qu’on laisse sécher parce que plus rien d’autre ne vient recouvrir les nuits, nuits de ciel chagrin de lessive en trop, linge limbe sans initiales frappé de l’ombre des quatre croix. Elle l’a laissé pendu là, alors qu’elle pose assise déjà molle sagement en dessous bien habillée, vêtue, revêtue enfin de sa robe noire.

Françoise Durif

La petite pogne trapézoïdale est minuscule, douillette. Tout y est, tout est parfait, la texture de la chair, douce comme jamais plus elle ne sera, moelleuse, satinée, le teint est uniforme miraculeux… Alors que les jambes ne sont pour l’instant que des appendices sans force, ni coordination, les petits doigts potelés, modèles exquis des menottes des angelots baroques ne sont pas tout à fait déployés, ils entortillent des mèches juvéniles… Comme au bord d’un nid, pas encore prête à s’envoler, la petite main s’accroche à la chevelure flamboyante du père avec la tranquille sérénité que rien n'y peut l’atteindre et qu’elle commande à ce royaume haut perché…

Frédéric Costa

Le je des 7 erreurs #3

Les trois enfants sont allongés face à l’objectif. 

 

Elle règne au milieu, le sourire carnassier, le regard dévorant, et veille à ce que les choses soient justes. [ Elle lutte au milieu, le sourire dévasté, le regard très inquiet, et sait bien que plus rien ne sera jamais juste. ] La famille est moderne, exigeante, soucieuse de la réussite de chacune des trois jeunes personnes. [ La famille est plongée dans la terreur, au gré des pulsions du grand malade, le père est obsédé par l’idée que ces trois jeunes personnes puissent exister en soi et lui échapper. ] On voit bien, à la forme du visage, que les trois êtres n’ont que peu de traits communs. [ On voit bien, à l’expression du visage, que les trois êtres n’auront très vite plus rien en commun, car il faut brûler cette histoire et tenter de lui survivre. ] L’aînée et le cadet se ressemblent, dira-t-on bien plus tard. [ L’aînée et le cadet se livrent une guerre sans merci, dont personne ne sortira vivant, dira-t-on plus tard. ] La fille couve ses poussins, ses bras et ses épaules sont nues. [ La fille aime, aime trop, aime et cet amour coupe son souffle d’un trait vif et d’une voix blanche qui jamais ne voudra sortir autrement qu’à coup de poing dans les parois. ] Son rôle d’aînée lui confère cette autorité protectrice, cette aura d’assurance  — en toutes circonstances. [ Son rôle d’aînée lui confère le droit de se sentir sans cesse coupable, et d’avoir peur au point de voir les corps morts flotter dans la montagne. ] Attentive aux moindres détails, et à l’équité, faisant souvent les choses impeccablement au rythme de son cerveau trop ramifié, elle sera l’objet modèle des parents d’élèves de l’école. [ « Nous on te déteste, petite fille modèle, car le soir nos parents nous demandent systématiquement: et M, elle a eu combien au contrôle ? » ]  Poussée par des parents très présents, elle doit être la première partout, et assume bravement ce rôle, déterminée lorsque son père lui démêle les cheveux encore humides le dimanche soir. [ Elle le déteste, déteste, déteste si fort, vomit son rire ironique et son corps, et pleure de rage le manque à jamais sous la douleur du peigne qui lui massacre le crâne. ] Elle est toujours à la première place. Et gagne. Cela va de soi. [ Elle est toujours à la première place. Et gagne. Cela ne va sûrement pas de soi, tant son âme reste obstinément étrangère à ce monde. Plus tard il faudra gagner l’envie de vivre à chaque seconde. ]

Madeline

Les ancêtres de ma belle-famille, même s’il s’agit également des ancêtres de mes enfants, sont loin de constituer l’un de mes intérêts majeurs – pas plus que mes propres ancêtres, d’ailleurs ! S’il y a eu la nuit du 4 Août, c’était dans l’espoir de fonder une méritocratie, de mettre au service de l’Etat, de la Nation, non les mieux nés mais les meilleurs…

 

Je pense à ces deux photos de l’album initial, l’original sur lequel on voit un couple et ses deux filles photographiés en studio à la fin du dix-neuvième siècle et celle retouchée par l’oncle de mon mari sur laquelle n’apparaissent plus que les deux époux. C’est celle que j’ai reçue la première : je me suis étonnée de la distance qui séparait mari et femme, des vêtements noirs des personnages, du léger renflement sous la robe de celle que je considérais comme la (jeune ? !) mariée.  Douloureuses prémices pour fonder une famille ! 

Un autre membre de la famille m’a fait tenir l’original : j’avais des réponses, les réponses mais le mystère n’était que plus grand : pourquoi ce travail de fourmi pour faire disparaître deux tantes ?  Par la suite, les deux tantes n’ont, certes, entretenu – autant que je sache – que des liens ténus avec le reste de la fratrie mais aucun anathème n’a jamais cherché à les gommer des mémoires. Alors pourquoi commettre un faux, en somme ? L’ennui sans doute ! Le vide abyssal de la vieillesse ! Mais encore ? Quel besoin de fouiller sa généalogie pour, au bout du compte, la renier ? La rendre plus conforme à ses désirs ? Choisir sa famille en somme !

Brigitte Maurin

 

Autour de la mère âgée de quatre-vingt-dix ans, quatre enfants aux yeux clairs. [ Pourquoi pas cinq, alors qu'ils s'aimaient passionnément les deux-là ? L'aînée des filles avait supposé un tel événement, se souvenant que la mère avait été hospitalisée un jour, au temps où elle, l'aînée, était suffisamment avertie pour comprendre ce qui se passait, et puis lorsqu'on pose la question, la mère confirme qu'elle a conçu quatre enfants et pas plus, que la liste a été remplie, que la vie a été suffisante, que l'éducation de quatre enfants, mon dieu, c'était déjà une tâche délicate, et les nourrir aussi, disons, une tâche ardue, car seul le père rapportait de l'argent, mais la mère cherchait aussi à regrouper de petits pécules, ici et là ]. Les yeux clairs, les yeux verts, les yeux du père [ mais la mère n'avait-elle pas aussi un peu de vert dans les yeux ? À quel moment l'histoire des yeux verts avait-elle commencé, puis cessé ? ]. Le père au regard intense, puissant, désirant, bel éclat d'émeraude traversant la vie grise. [ Pourtant, quelque temps avant sa mort, un malaise s'était installé entre lui et moi, le jour où il s'était emporté contre un ouvrier qui ne voulait pas ouvrir le portail de la maison où ils vivaient, et j'avais pensé : « Pourquoi se comporte-t-il comme si tout lui était dû ? » ] .  « Ah ! Vous avez les mêmes yeux ! Les yeux de votre père ! Quels beaux yeux verts vous avez tous ! ». Contempler tous ces yeux verts fait ressurgir la peur, celle que la mère cherche à les arracher, ces yeux précieux, pour les garder religieusement en son escarcelle. [ Revenir, mois après mois, pour garder le contact quand même, mais à chaque fois, se cacher dans sa chambre de jeune fille, pleurer de rage dans le deuil, ne pas montrer les larmes, puis les montrer, à la fin de longues soirées d'explications et de discussions sans fin, blotties dans les bras l'une de l'autre, s'avouer des vérités difficiles à entendre, quiproquos, compromis, mauvaise foi, la si singulière terreur que chaque organe, chaque pensée même, appartient à la toute puissante mère ]. De la contemplation, un à un, de ces yeux verts, jaillit un souvenir dévastateur : le soir de la mort du père, en quelques minutes, ce soir-là, le reflet du regard embué de larmes de la jeune fille alors qu'elle lève les yeux du cadavre de son père et surprend son visage, son visage à elle, sillonné de larmes, son visage ravagé dans le reflet du miroir de la chambre [ et lorsqu'au moment de la cure de parole, le souvenir a jailli, ce fut une catharsis, un élan de parole fou, vouloir absolument décrire chaque seconde, pas à pas, pour confier enfin le désastre ]. Dans l'instant de vérité foudroyante de la mort du père, elle voit dans ce reflet le fatal destin, en une fraction de seconde, déjà accompli… comme une malédiction, comme une chute, et par le même temps, elle surprend sa propre beauté, non seulement la puissance du regard, l'intensité du regard du père, qu'elle lui a peut-être volé, en cette fraction de seconde à laquelle elle a assisté à son trépas, mais aussi cette beauté absolue, vibrante et terrifiante. Une beauté terrible. [ Dans la rue, quelques années plus tard, une enfant qui passait s'était écriée : « Tu es belle, tu es tellement belle que tu es affreuse ! » ]. Ce soir-là, oui, lorsqu'il ferme les yeux pour toujours, ses yeux clos déjà ne la regardent plus vivre et grandir, parler et séduire, devenir… Les yeux de la mère, eux, sont devenus gris, à jamais [et à jamais].

Nadja Viet Halik

Sur l’image trois générations qui se déplient rigolardes, de la grand-mère aux petites filles. En réalité ce sont 4 générations qui s’emboitent. j’avais décrit cette photo de tête, sans réussir à la retrouver sur ce présentoir de cartes postales récupéré dans la rue et sur lequel j’affiche des jeux changeants de photos. Chaque jour ce carrousel aléatoire délivre quelques cartes du tarot familial. Elles vont sans doute colorer ma journée, parfois adresser un signal subtil à mon esprit, faire jaillir par ricochet à un moment ou un autre une pensée vers telle ou tel, vivant ou disparu…Elles se sont emboitées les unes aux autres, de profil penchées en avant leur visage tourné vers l’objectif qui semble sourire largement lui aussi… Le cliché suspend le temps et c’est la trêve, le mensonge évangélique où tout à coup « l’être » s’efface pour « l’apparaître ». Ainsi s’évaporent sur la photo les colères, les comptes non soldés, les fureurs silencieuses et les décomptes pointilleux de l’histoire familiale, ses susceptibilités, ses orgueils froissées, ses luttes intestines des pouvoirs souterrains. Il n’y a pas de trinité. Les hommes sont morts ou absents. Il n’y a plus de dieu, l’histoire est trop vieille. Seules les matriarches, présentes ou à venir, président et régissent pour tous l’éternel et impérieux pardon familial qui s’affiche sur le papier glacé.

Il y a la fumée blanche d’un train —  c’est un train français — , la famille en rang, presque par ordre de taille, la plus grande tenant sa mère par la main, juste derrière le plus jeune pèse sur le bras gauche replié de son père, qui porte à droite une valise dérisoire. Les bribes en vrac de toute une vie tiennent là, dans cette valise. Elles ont été happées à la hâte et jetées éparses, rien que des anecdotes. Tous les quatre sont tout occupés à la précipitation du moment et à la nécessité de rester regroupés, unis, reliés étroitement les uns aux autres comme les atomes d’une seule et même molécule dérisoire. Pour l’instant encore réunis, soudés, convaincus dans leur candeur que ce n’est qu’un voyage. Dans la brume des vapeurs de ce train vorace j’avais omis les silhouettes en uniformes et le petit pan de gilet du plus jeune, battant le vide, alourdi par l’étoile jaune cousue par la mère…

Frédéric Costa​

Ces personnes-là — ce beau couple avec petit garçon—étaient des cousins de ma mère. Enfin plutôt petits-cousins. La grande femme au visage doux et régulier était — bien que considérablement plus jeune que lui— la cousine germaine de mon grand-père. Elle se prénommait officiellement Marie-Henriette mais en réalité personne ne l’appelait ainsi. On disait «Tiette». Un petit nom de bébé qui lui était resté collé, j’imagine. Par quel miracle avait-elle échappé à «Riette»? Car chez ces gens-là… 

( Hep, hep, Shirin c’est quoi ce jugement? C’est de ta propre famille que tu parles, là! )

 

Le mari de Tiette était peintre. Artiste-peintre. Il avait étudié la peinture à l’Académie des Beaux-Arts de la rue du Midi. Autrement dit l’Aca. Il se nommait Lucien. 

Affirmer que Lucien était peintre est peut-être un peu exagéré. S’il avait bien signé quelques toiles très académiques avec pommes, poires, noix, potiche et oiseau mort, il était surtout habile restaurateur de tableaux de maîtres. Il travaillait pour les musées et les riches collectionneurs. Enfin c’est ce que je crois. En réalité pour qui travaillait-il, je n’en sais fichtre rien. Quoi qu’il en soit, il gagnait bien sa vie. En témoignent leurs beaux vêtements et leurs mines épanouies. Si la photo date comme je le suppose, des années de guerre, ils ne manquaient ni de beurre ni de viande. Mais de quand date exactement cette photo? Je n’ai aucun repère pour affirmer qu’elle a été prise pendant la guerre. Au contraire, si elle traîne dans mes affaires, cette photo de parents éloignés, c’est peut-être qu’elle a été prise par mon propre père, donc après-guerre. Va savoir s’ils n’avaient pas bouffé des rutabagas et des topinambours à vous tordre les tripes, comme tout le monde. Enfin comme beaucoup.

 

Mon père avait surnommé ce Lucien «  l’Apostat ». En référence à Julien l’Apostat, un empereur romain qui avait renié le christianisme pour revenir au paganisme.

Pourquoi ce sobriquet sulfureux ? 

J’ai cru deviner que Lucien avait eu des sympathies pour l’Occupant et qu’après la Libération il avait prestement retourné sa veste.

( - Cru deviner ? Tu avais quel âge quand tu as entendu ces rumeurs-là ? Six ans ? Sept ans ? C’est pas sérieux, Shirin! Oui mais alors, pourquoi cet étrange surnom ? )

 

Venons-en au petit garçon. Il s’appelle Christian. Je ne l’ai vu qu’une fois et j’avais quatre ou cinq ans. Lui dix ou douze.

Il n’a jamais fait grand chose de sa vie, sinon profiter de ses rentes, dixit ma mère.

Quand il avait besoin d’argent, il vendait, paraît-il, un des tableaux de l’immense collection amassée par son paternel. Car Lucien ne faisait pas que restaurer. Il achetait et probablement à bas prix. À qui achetait-il durant ces années de guerre ? Ce qui me traverse l’esprit me fait trembler.

( Arrête tes suppositions Shirin. Elles sont gratuites. Paix à leur âme! )

Shirin Rooze

 

 

Quatre [ j'aurais pu écrire trois puis un, en différenciant mes cousins et leur mère, ou encore, deux puis une, puis une, en différenciant mes deux cousins, ma cousine et leur mère, mais bon il fallait faire un choix  — j’ai toujours aimé trancher — et la prédominance de leur vêtement m'a happé. Et puis j'ai toujours adoré les quatre fille du docteur March ] flocons [ Il faut dire que le blanc de leur vêtement s'accorde parfaitement.. La force des vêtements du dimanche. La force de l'immaculé qui témoigne tout autant d'un instant de paix que de cette instant trop long à devoir résister à la pose. Cette pose trop longue devant l'objectif. L'harmonie de leur dentelle est parfaite, l'harmonie de leur visage l'est beaucoup moins. Jean a le corps d'un petit adulte dans des vêtement d'enfant et fixe l'objectif ; Paul, assis sur des coussins persans, observe le photographe d'un œil aussi mutin qu'interrogatif ; Jeanne, en petite lady, croise les jambes, elle-même sur celles de son papa Rudi. Ses cheveux, d'un gonflant à rendre jalouse n'importe quelle barbapapa, la protègent d'un casque nuageux. Et puis il y a Cassandre, immuable, droite, triste, un léger sourire aux lèvres, comme prête à attendre le naufrage.] et un beau [C'est toujours une affaire de goût mais Rudi a su plaire à Cassandre. Et pourtant ce n'était pas chose aisée. La valeur des années a beaucoup compté, et puis surtout les choix de vie de Rudi. [Ce n'est que mon avis, mais j'ai toujours aimé trancher. Il pouvait donc être beau et fier, parce que Cassandre il fallait la souffrir.]  mouton [ Non pas qu'il est été un suiveur, mais Rudi a toujours aimé les groupes et la foule. Rentré dans l'armée, il ne jurait que par les bataillons et les défilés. Il a toujours aimé les “ hourrah ” et les sifflets. S'il avait pu, il aurait fait du rugby ou du football, pour les même acclamations et le goût de la terre foulée, mais l'appel de Bellone avait été plus fort, plus sérieux, et plus riche d'orgueil et de gloire... alors go go go pour la France ] [ Je pense aussi qu'il a toujours aimé trancher ] noir [ Était l'uniforme qu'il portait. Mais je devrais surtout parler de son goût pour les cinquante nuances qui précèdent ce noir. De part ses origines russes, il avait toujours aimé l'eau, “ Vodka ”. Les voyages l'avaient assoiffé. Soif d'eau, soif de monde, soif de rencontre. —  Mais là, je me garde bien de trancher — ] posent [ Vous savez, ce moment de crispation où chacun en avait pris pour son grade. Les remontrances sur les regards en coin de Paul et Jeanne qui n'avaient de cesse de gigoter ; l'apathie de Jean face à l'objectif et sa manie de tirer sur son short —  Il faut dire qu'il a l'air déguisé pour l'occasion, mais il n'avait pas pu trancher —  ; l'embonpoint que Rudi avait acquis ; sans parler du prix que leur avait coûté ce cliché. Toute la famille avait était mise au courant. Cassandre en avait déclenché une angine tellement elle avait été intarissable sur le sujet. — Et personne n'avait eu l'idée d'un langue à trancher —  J'ai toujours eu l'impression qu'elle en tirait la fierté d'une bataille : être gravée à tout jamais pour la postérité au prix d'un rein hypothéqué. Mais bon, “ son Rudi avait été promu. Ils pouvaient bien se l'offrir. Et puis sinon, elle serrait un peu plus son corset et le jeûne c'est bon pour la santé! Alors... ”] [ C'est elle qui avait tranché. ]

Les uns fondent. [ Littéralement, ils semblent avoir si chaud  sur ce cliché. Il faut dire que cet été-là les draps séchaient aussitôt sortis des lessiveuses. Rêvant sans doute d'une sorbet à la fraise ou d'une citronnade mentholée, chacun n'avait pas pu négocier avec Cassandre, elle avait tranché, il fallait : rentrer à la maison, ranger les habits du dimanche, finir les devoirs, repasser les leçons, repasser les draps, préparer le dîner, aider aux corvées... —  Bref, j'ai choisi de trancher dans cette énumération —   Le luxe n'avait qu'un temps. Le temps de cet instant figé ] [ Rudi lui aussi, luisait dans son uniforme ] L'autre repart. [ Eh oui, le bateau était prévu pour le lendemain. Mais ce que Cassandre ne savait pas, c'est que Rudi partait une journée plus tôt juste pour profiter de son temps à lui.  ( Cette fois, malgré les apitoiements de Cassandre et de mes cousins, c'est lui qui avait tranché. ) Il l'avait toujours aimé. Mais les temps des bataillons et des défilés avaient changé le mouton noir brioché. Le goût du flocon était un rien passé. Il repartait pour profiter d'un autre sorbet. La Vanille, c'était doux. Ses guerres se menaient dans des champs de coton tissés.] [En ces matières, je vous  laisse le soin de trancher.]

Appelez-moi Victor

 

 
Tomber les murs #4

Derrière eux, mais c'est le monde entier ! Ce monde qui commence par une ravissante petite vallée où les amoureux ont choisi de déménager leur atelier d'artistes, quittant la ville trop oppressante, cherchant en pleine nature une nouvelle inspiration, ouvrant tout grand leurs poumons et leurs êtres à d'autres dimensions. La forêt couvre presque tout le paysage, la légende raconte qu'un dragon y sommeille. L'enfant qui prend la photo et ses parents qu'il saisit en cet instant d'une soirée de printemps dans l'herbe, y croient tous les trois, à cette légende d'un dragon, et à celle d'un canard jeté dans une grotte, tout là-haut, qui fut retrouvé nageant dans la rivière en contrebas. Une vallée rieuse, mystérieuse, ce monde originel pour l'enfant radieux et tourmenté, qui fixe son œil maintenant vers ceux qui l'ont matérialisé en ce monde, cet instant si précieux parce qu'il ne reviendra jamais et que le sourire de celui qui va mourir, le père, semble léger pourtant. Derrière eux croissent les vergers aux arbres fatigués et noueux, se dresse l'ancien lavoir où la voisine vient encore rincer ses dentelles, descend une ruelle, s'arc-boute le pont sur la rivière, s'étale le cimetière puis surgit l'usine à bois. Mais tout cela n'est que détail, la vision se projette au cœur de la forêt, toujours, cette forêt qui deviendra le monde entier. Les hêtres, les chênes, les trembles, les églantiers, les aubépines, les ronciers. Les deux chouettes vont bientôt sortir et les chauve-souris virevolter lorsqu'ils rentreront, les chattes reviendront, elles aussi, de leurs courses folles. L'odeur de la terre chaude engloutira leur souffle. Derrière eux, l'obscurité, puis une clarté, puis la lumière ?


Nadja Viet Halik

D’elle à moi, il y a comme un filin lancé dans l’épaisseur vertigineuse du passé.

Protégée sous un papier cristal, dans sa chemise chamois portant la signature et l’adresse du photographe, elle est là, devant moi, cette photo de famille dite «  les quatre générations » qu’avait souhaitée mon arrière-grand-mère, Poldine Werson, surnommée « la Noire ».

Tant et tant de choses se sont envolées, ont été effacées, noyées, déchirées ou perdues mais cette photo a submergé, a flotté au fil des décennies brumeuses pour me rattraper aujourd’hui. Car ce qui contemple ces cinq personnages, ce n’est ni le photographe caché sous son drap noir, ni la ville maculée de poussière de charbon qu’était Liège à cette époque, ni la Meuse, ni l’Ourthe, ni les pigeons du clocher de la cathédrale, ni la gare où nous avions débarqué Fan et moi, vêtus comme des petits pauvres, non, ce qui regarde cette photo c’est une femme assise ce soir-même à son bureau dans une maison du sud de la France. Et cette femme, il semblerait que ce soit le format adulte et passablement usé de la petite fille aux yeux clairs qui pose sagement la main sur le bras du fauteuil de son aïeule. 

J’avais six ans. Je me souviens très bien de la «  cérémonie » et de ses préparatifs. La veille, visite au rayon Enfants de l’Innovation pour nous équiper de vêtements neufs, Fan et moi, qui, venus de notre «  trou de campagne », n’avions rien de convenable à nous mettre sur le dos. Fan, si fier de sa cravate sur élastique!

Fébrilité après le déjeuner. Départ pour le studio, bien propres, bien habillés, bien coiffés.

Et Mémé? Mémé reste à la maison! Mémé n’est pas conviée! Pourquoi? Et bien non, pour mon arrière-grand-mère Poldine, pas question d’inviter sur la photo Mélanie, une pièce rapportée, la femme de son fils, notre grand-mère adorée! 

Je découvrais l’existence d’une animosité sournoise dans cette famille. Une de plus, j’avais déjà payé le prix de quelques autres.

Putain! Cette petite douleur ne s’est jamais effacée! 

Shirin Rooze


Khalil : Je ne sais pas ce que tu en penses, Oswald, mais moi, tout ça me fatigue !

Oswald : Tu sais combien j’ai compté de Land Rover depuis le lever du jour ?

Khalil : Parce que tu les comptes !

Oswald : Ben oui, je les compte ! Ça ne peut pas faire de mal : c’est pour les statistiques de Mamy. Celle qui vient de s’arrêter est la dix-septième de la matinée. Et il n’est pas encore dix heures !

Mamy : Ils sont sept par voiture, huit avec le chauffeur mais lui ne compte pas : il est du pays ! Dix-sept fois sept, ça nous fait cent dix-neuf touristes. A cent dollars par touriste, ça fait presque douze mille dollars. Le business est bon. A ce tarif, on peut nous installer des points d’eau artificiels et prévoir des bottes de foin. C’est sûr, tout le CO2 que balancent les voitures participe sûrement au dérèglement climatique mais la savane a toujours été très sèche et quand il fallait galoper pour échapper aux braconniers qui ne s’intéressaient qu’à notre corne, c’était autrement plus périlleux. Vous aurez beau dire, ce n’était pas mieux avant !

Khalil : Si tu le dis… Heureusement qu’après, ça se calme. Il fait trop chaud pour les touristes ! 

Cela dit, il ne faut pas leur en vouloir s’ils ne sont pas plus courageux que nous. Dans peu de temps, je vais vous proposer d’aller jusqu’au grand fromager avant qu’il n’y ait trop de monde.

Oswald : C’est vrai que la rivière est un peu loin mais je ferais bien le détour pour aller boire un coup. Qu’est-ce que tu en penses, Khalil ?  Et toi, Mamy?

Mamy : J’en pense que je vous trouve bien exigeants, les enfants. Si vous aviez connu l’époque où rien ni personne ne nous protégeait, vous vous plaindriez un peu moins de la noria des tout-terrain. Regardez-les ces braves gens, avec leurs caméras et leurs appareils photo, s’ils ne sont pas mignons. Nous pourrions faire l’effort de nous déplacer un peu pour le film. Vous êtes beaucoup trop statiques. Moi, je ne dis pas, avec mes rhumatismes, cela me coûte de plus en plus, mais vous ! Faudrait voir à faire un service minimum pour leur donner envie de revenir. 

Khalil : Et si on chargeait la land, Oswald ? Si on faisait semblant au moins…

Oswald : Pas question : les règles sont strictes. Pas de braconniers, pas de gestes hostiles. D’ailleurs, il y a parmi eux une adorable blondinette dont je veux bien peupler les rêves mais pas les cauchemars

Khalil : Toujours romantique mon frère !

Oswald : Romantique et frustré. J’aimerais bien m’approcher d’elle mais ça va faire un foin du diable. Ils vont tous croire à une agression : je suis simplement très myope et je voudrais garder une image d’elle plus nette.

Mamy : Trop tard ! La voiture s’éloigne lentement. Et vous n’avez pas bougé d’un pouce depuis qu’ils se sont arrêtés. Moi, je gagne le fromager. Qui m’aime me suive !

Brigitte Maurin

Les trois enfants sont allongés face à l’objectif. 

 

Derrière la fratrie, plus précisément en face, cogne l’un des murs du nid de liqueur. Le jour, nul besoin d’échapper à son goût doux-amer, à son goût de colère et de chape poisseuse. Lorsque l’on rentre vers les dix-sept heures, il y a dans la foulée cette allée de gravillons blancs que l’on dévale en luge ( qu’il y ait la neige ou pas ), ou à toutes jambes qui finissent par nous précéder. La butte est une seconde hauteur sur le plateau de la Seine, son ascension par les courtes jambes nécessite pas mal d’élan, ou un vaisseau spatial. Celui de Jayce, conquérant de la lumière, fait généralement l’affaire. S’il n’y a pas trop de Monstroplantes. Lorsqu’on invite Marie, Ingrid ou Sébastien, on a besoin d’accessoires, de la musique, les Tahitiennes en jupettes à franges rose malabar préparent le spectacle, ou construisent une cabane de papier toilette dans le bois. On peut mettre Yves Duteil tout bas sur la terrasse, on se laisse tomber bras en croix face contre terre sur la pelouse - en se rattrapant au tout dernier moment. Romain porte le casque de moto jaune bouton d’or de son père et ne s’est pas rattrapé. Outch. Qu’importe, on passe d’un monde à l’autre, souvent, le plus souvent, en solitaire. Seul le bouton d’or porté au menton dira si l’on ment. 

 

Dehors, derrière ce mur qui cogne comme un cri indéchiffrable, la nuit est tombée déjà, et l’on s’en rend compte bien tard, lorsque le réverbère de la rue chouine son visage orangé sur les briques et que les bois de la rue du bois Moissy deviennent tout bizarres. Trop silencieux trop humides les yeux s’écarquillent pour distinguer le chien du loup. Si l’on s’est aventuré trop bas dans le bois on panique subitement et on remonte le petit chemin à toute haleine, la Présence aux trousses. La liqueur nous étouffe à présent. Le mur nous a ravi. On passera encore de longues heures sous la chape poisseuse de la chambre à écouter le bruit des moteurs d’une voiture qui ne s’arrêtera jamais au 208. Le corps d’enfant veille-agonise lentement, précisément, sous la terreur du nid de liqueur, la nuit. 

Madeline

1.Sur l’image trois générations qui se déplient rigolardes, de la grand mère aux petites filles. Elles se sont emboitées les unes aux autres, de profil penchées en avant leur visage tourné vers l’objectif qui semble sourire largement lui aussi. Celui qui tient l’appareil est l’un des rares spécimens mâles de cette famille. Quand il y en a plus d’un lors d’un repas, ils se cherchent et se regroupent. Ils ont été décimés par le temps, les séparations, la maladie. Ce jour là, il est le seul. Il succède à un père et un grand père malmenés. L’un a quitté la vie, l’autre a quitté sa femme, les aïeux n’ont pas eu un sort plus enviable, les autres ont jeté l’éponge… 

 

2.C’est une table immense et toute en longueur qui les reçoit tous. On n’a pas vraiment pris soin de mélanger les générations qui se retrouvent volontairement ou pas agrégées. On ne pense jamais à faire la photo au début du repas, parmi les reliques du repas, ce sont des visages déjà rougis par la bombance, les rires et les boissons qui fixent hilares l’objectif en levant un verre pour la forme. Au delà, le touriste européen qui tient l’appareil a derrière lui le mur de brique du fond du jardin. Il y a ensuite les résidences du « barrio », toutes protégées de hauts murs souvent surmontés de barbelés. C’est choquant pour un œil inaccoutumé, banal pour les argentins. Les quartiers s’étalent ainsi, enserrant Buenos Aires de banlieues qui se succèdent, couvertes plus souvent d’autres maisons aux jardins moins luxuriants, de murs moins hauts et plus souvent décrépis, d’immeubles en attente de finitions... Il y a encore des terrains vagues … Dans les rues, des gens en loques transportent des ballots immenses de déchets. Des sacs géants de bouteilles plastiques sont portés par des enfants. Des montagnes de cartons circulent sur des vélos ou des diables rafistolés. Le chic côtoie toujours la mendicité. Beaucoup plus loin le cœur de la capitale, tout aussi hétéroclite. De plus haut, on pourrait voir ce continent qui raconte dans ses contrastes et ses inégalités la banalité de plusieurs siècles de colonisation, d’exploitation, de pillage puis de dictatures où dans des fosses profondes ont été déversés des monceaux de corps recouverts par les tapis rouges sur lesquels marchent les plus nantis, descendants de la vieille Europe…    

 

3. Ils sont deux qui traversent de dos, sur un passage piétons, ils regardent dans la même direction. Ils sont vêtus d’été presque à l’identique, l’un plus large que l’autre n’en est pas moins taillé du même bois. La posture et la démarche portent la même signature…ils sont le fils et le père. Derrière, ce sont les femmes qui suivent et qui les observent. La même génération que le fils, sa sœur et sa compagne… elles ne sont pas familières, aussi éloignées que les océans les séparent … La sœur qui photographie est créole, brune de peau et de cheveux, charnue, sensuelle, piquante, drôle et abrupte, encore une enfant trop bavarde. À côté, la compagne du fils est elle une taiseuse, silencieuse, plus grande, plus observatrice, sur la réserve timide et farouche d’une biche, elle aussi porte aussi une chevelure brune qui flamboie… il n’y a que le fils qui ait pu les rapprocher.

Frédéric Costa

Je reviens à la première photo. Et j’en écarte la fillette vêtue de blanc pour me recentrer sur la mère, en noir. Le sourire à ses lèvres donne une sorte de plénitude au visage,  quelque chose d’une attente, enfin comblée. Elle pose assise, entourée de son mari, qui lui, rit franchement — sur les photos, il a toujours eu cet air satisfait de lui–même — non, toi — je reviens au tu, je m’adresse à nouveau à toi après avoir tenté de m’intéresser à ta fille. Sur cette photo que je regarde depuis… depuis j’ignore combien de temps — admettons que je ne l’aie vraiment rencontrée qu’à partir de l’adolescence et depuis, elle ne me quitte pas —. Je me souviens l’avoir collée sur un morceau de carton, puis, tentant de la décoller, en avoir déchiré un coin. Recollé, il reste la déchirure, cicatrice dentelée aux deux franges bosselées dans le coin supérieur gauche. Depuis plus de quarante ans la photo est passée de la commode à des cheminées, quelques tiroirs peut-être, des étagères. Elle est revenue sur la cheminée depuis ces vingt dernières années. Tu n’as pas vieilli, tu n’es pas morte. Tu continues de scruter un point imprécis devant toi. Et, tandis que moi je grandis, puis vieillis — j’ai aujourd’hui sûrement plus du double de ton âge, de l’âge de la photo en date de 1926, peut-être — toi, tu restes dans les environs de la trentaine, et sans doute, moins. Et tu continues, un dimanche comme les autres — c’est un Dimanche, à n’en pas douter, et j’y adjoins une majuscule volontairement — de fixer calmement ce point. À chaque fois qu’ensemble on regardait cette photo, tu disais là… tu sais, là, on était riches. Tu poses assise, en robe noire ornée d’une broche. Tu as ton sourire de Joconde. On était riche. Oui, on avait quelque chose à porter le dimanche — Dimanche — Avant, avant on n’avait que nos blouses d’usine. À tes côtés, ta jeune sœur et ton frère. Elle va bientôt mourir de la grippe espagnole et son prénom sera légué aux filles qui suivront — sauf à moi. Mais en vieillissant tu mélangeras emmêlera les générations en nous appelant : Olga — Emma, ma grand-mère, la petite fille vêtue de blanc qui sourit entre vous deux — G, ma mère… et enfin mon prénom. 
 

Derrière vous cinq, et que je n’ai remarqué que tardivement, un mur en ruine, des herbes, des linges informes pendus à un fil.
 

Toi, sereine, tu fixes un point du présent de la photo, légèrement au-dessus de toi. Une tête d’épingle légère. À quoi rêves-tu maintenant que tu n’as plus faim ? Quelles images accessibles se forment dans l’eau de ton regard ? La route que vous avez suivie pour parvenir jusque là, dans le département de l’A ? À la Schappe — j’ai dû entendre ce nom, je m’en souviens, prononcé, il m’est revenu suite aux recherches sur internet — où certainement tu as trouvé du travail. Tu évoquais la soie collante aux doigts les jours de forte chaleur. La Schappe : des filatures spécialisées dans les déchets de soie et employant une main-d’œuvre venue à pieds depuis le Piémont m’instruit Wikipedia. Vous êtes arrivés à pieds — de ça je suis sûre — par le Col du Mont-Cenis. Portant leurs chaussures afin de ne pas les user. Tandis que moi, empruntant pendant plusieurs étés un bout de la voie romaine, je vous chercherai du mauvais côté, celui du Petit-Saint-Bernard. Tu reçois un salaire. À l’épluchage — ce que tu décris, mais avec si peu de mots, ressemble à cette activité — tu gagnes deux francs, pour neuf heures trente de travail, si j’en crois l’article. Devant une vitre éclairée le voile de soie défile et l’ouvrière doit retirer les éléments étrangers qui subsistent dans le voile, essentiellement des cheveux, ou des frisons, les déchets de dévidage. Gare à celle qui quitte son travail des yeux ! Elle peut être punie et forcer de continuer sa tache debout et pendant plusieurs jours. Où habitez-vous ? En évoquant cette époque, tu n’as jamais rien mentionné d’autre que la blouse et la chaleur. Je lis qu’une cité ouvrière a pu vous accueillir. Mais, sans doute avez-vous préféré vous réunir avec les cousins déjà installés ici. Dans ton regard si je le suis, j’ai envie de voir le chemin. Ce chemin à la sortie de ton village, qui traverse la plaine presque vide et conduit à la maison blanche. Celle où tu es née. Sais-tu au moment de la photo si tu vas y revenir ? Qui est resté là-bas ? Dans la maison où nous irons, chaque été, dans quarante ou cinquante ans. 

Moi, je suis née dans ce chemin. Quelque chose de l’ordre de la lumière, de l’odeur aussi, m’a fait naitre là, à un lieu précis que je pourrais décrire, où je reviens toujours dans la lumière violente et verticale, la chaleur de l’été vers midi qui brouille les contours, le long du chemin de poussière avec encore quelques herbes en son milieu, et tout autour les foins qui sèchent, sauterelles et grillons, le reposoir, les fleurs séchées dans l’eau croupie au fond du petit verre aux pieds des pieds du Saint-Sébastien rongé de salpêtre, ce lieu contenu dans un seul mot, mot paysage lu au fond de tes yeux : m’incammino.

 

Françoise Durif

Bonus Track #5

—  Combien de temps il t'a fallu pour en arriver à te dire qu'elle n'essayait jamais, sinon très distraitement et maladroitement, de se mettre à ta place… d'autres adverbes surgissent et m'encombrent l'esprit, sensation malsaine : méchamment et perfidement. Méchante et perfide, comme la Reine de Blanche-Neige interrogeant le miroir. La violence de son rejet, le sentiment d'être de trop toujours suffit à gonfler ces adverbes pathétiques comme des baudruches oppressantes, obstruant le souffle, annulant toute impulsion de liberté. Je suis, tu es, nous sommes dans le labyrinthe et tu n'en sortiras pas de sitôt. Sale carne ! 

—  Oui, curieusement cette indifférence, cette désinvolture faisaient partie de son charme, au sens propre du mot elle me charmait… Elle me jetait des sorts, plutôt, non ? Elle prononçait toujours, après m'avoir attirée dans ses filets, ces atroces mots de refus, de désapprobation et de mépris. J'aurais tant voulu qu'elle m'accepte, me dise que j'étais belle, dans son regard, dans son miroir… mais impossible d'ouvrir la bouche, trop peur que des crapauds en jaillissent. Moi, je la trouvais tellement belle, tellement belle, tellement belle !

—  Jamais aucune parole, si puissamment lancée qu'elle fût, n'a eu en tombant en moi la force de percussion de certaines des siennes.Percussion, tremblement de terre, grondement paranormal, percussion de métal, sonorités sifflantes, vibrations coupantes qui font exploser le paquet d'aiguilles. Répandues sur le lino de la cuisine, elle demande que je les ramasse toutes car, précise-t-elle, je suis ses yeux. Si tu continues comme ça, ma pauv'fille, tu finiras dans le ruisseau.

 

Nadja Viet Halik

Un jour ensoleillé, en attendant que refroidisse la bouillie chaude déjà versée dans les bols, les ours décidèrent de faire une promenade. Ne craignant pas les voleurs, ils partirent de leur chaumière en laissant la porte ouverte. La mère s’endormait tous les jours avec des somnifères, le père se faufilant dans la chambre d’enfant - Elle disait « mon père m’a violée à douze ans ». Il était impossible de quitter ce visage. Elle a poursuivi son récit avec calme, aidée par les questions discrètes du présentateur, un homme mûr, cheveux gris, figure du bon père dans le rôle du confident. Enfin, lorsqu’elle s’assit sur la plus petite chaise, celle-ci cassa car Boucle d’or était trop lourde. Les enfants de Sarajevo, des orphelins au milieu des ruines. Il y a Mario. Il dit « la nuit, je rêve que ma mère est vivante ». Il a un bonnet jusqu’aux yeux, il sourit. La télé le rend lumineux, comme s’il était dans un vitrail. Je suis un chien : je bâille, les larmes roulent, je les sens rouler. Je suis un arbre, le vent s’accroche à mes branches et les agite vaguement. Je suis une mouche, je grimpe le long d’une vitre, je dégringole, je recommence à grimper. Quelquefois je sens la caresse du temps qui passe, d’autres fois —  le plus souvent —  je le sens qui ne passe pas. De tremblantes minutes s’affalent, m’engloutissent et n’en finissent pas d’agoniser. Croupies mais encore vives, on les balaye, d’autres les remplacent, plus fraîches, tout aussi vaines; ces dégoûts s’appellent le bonheur. Ma mère me répète que je suis le plus heureux des petits garçons. Papa ours grogna. Petit ours fut déçu de trouver sa petite chaise cassée et son petit bol de bouillie vide. Jusqu’à la Gare du Nord, chaque phrase de la mère - qui s’efforce de garder un ton neutre - est relevée par la fille qui y détecte aussitôt un sens caché, le vrai sens, à savoir la mauvaiseté de la mère: « Tu vois comment tu es! » Le texte maternel est passé au crible et condamné par la fille avec un acharnement qui provoquerait de l’effroi s’il n’était senti comme le signe d’un mal-être, d’un ennui, qui se résolvent dans la persécution facile et sans châtiment de la femme qui l’a mise au monde. Beaux cahiers, objets scolaires estampillés Chevignon, produits de base —  lait UHT, yaourts, Nutella, pâtes —  ni légumes ni viande, sans doute achetés dans les commerces spécialisés. Une famille bourgeoise, qui n’a pas besoin de se faire « remarquer » et qui tire sa puissance de son invisibilité même. 

Ce que je viens d’écrire est faux. Vrai. Ni vrai ni faux comme tout ce qu’on écrit sur les fous, sur les hommes. J’ai rapporté les faits avec autant d’exactitude que ma mémoire le permettait. Mais jusqu’à quel point croyais-je à mon délire? Voyez plutôt: seul au milieu des adultes, j’étais un adulte en miniature, et j’avais des lectures adultes; cela sonne faux, déjà, puisque dans le même instant, je demeurais un enfant. Je ne prétends pas que je fusse coupable: c’était ainsi, voilà tout. N’empêche que mes explorations et mes chasses faisaient partie de la Comédie familiale, qu’on s’en enchantait et que je le savais : oui, je le savais, chaque jour un enfant merveilleux réveillait les grimoires que son grand-père ne lisait plus. Mais rien n’est comparable à l’émotion que donne la vue d’un être vivant, d’un corps porteur d’un nombre inouï d’années. Nous voudrions garder ce corps rétréci, parcheminé, mais qui est le même que celui de la petite fille courant dans les rues d’Arles dans les années quatre-vingt de l’autre siècle. Elle prit donc ses jambes à son cou et courut dans la forêt avant que la famille ours ne la rattrape!

Madeline

 

Il fallait traverser les immenses gorges dans les chuchotements et les murmures. Il y avait de la boue partout. Ses cheveux blonds volaient dans le vent. Lisse et frondeuse, elle portait une robe à rayures avec un col de dentelle claire. Peut-être avait-elle peur. Mais elle était décidée à ne jamais pleurer. 

Elle voulait se délecter de lui. Elle lui embrassait le front. Ils faisaient l’amour le jour et ils faisaient l’amour la nuit. Il respirait par la bouche avec un son mouillé. Il se blottissait contre elle, heureux comme un nourrisson.

Peut-être était-elle enceinte?

L’enfant naquit à Varsovie dans le quartier des filatures. Il y avait de la boue partout. On la prénomma Soura.

C’est à cette époque, qu’ il mit de l’argent de côté dans un obus perdu trouvé sur le chemin et caché au grenier avec le livret de famille dans un coffre-fort rouillé. Il rêvait de reprendre un fond de commerce pour vendre des soldats de plomb.

Un soir, à la place de l’avenir, il n’y a plus eu que le vide. Ils étaient devenus des parents aux traits alourdis qui ont perdu un enfant.

Shirin Rooze

Du vivant de mon grand père « pépé Pépino » (diminutif de Josépino, c’est à dire Joseph) les repas de familles étaient le temps fort de la semaine. Chaque dimanche ou presque, il réunissait autour de lui tous ses enfants et présidait de grandes tablées. Ces moments familiaux étaient sans doute secrètement douloureux pour lui et Santine ( Sainte en français ) la mère. Ils auraient dû festoyer chez eux, au village, en Sicile, au lieu de cela, contraints à la fuite par un servage féodal endémique, les crises économiques, la montée du fascisme et les guerres (1), ils se retrouvaient loin, dans la France d’après guerre, un pays  où ils seraient toujours, quant à eux des étrangers. 

 Ces retrouvailles étaient néanmoins l’expression rituelle du partage par le paternel d’une partie du fruit de son labeur de la semaine avec ses enfants, leurs conjoints et une troisième génération encore en couche. Elles étaient aussi les lieux des incompréhensions silencieuses de la première génération française, encore docile, mais déjà manifestement éloignée des préoccupations du patriarche … Les familles poussaient comme ça, sur de grandes dalles de colère, des souterrains de peines agglomérées (2).

Dans les apparences les hommes étaient les maîtres de famille. Ils parlaient peu et mouraient tôt (2). Ils souhaitaient imposer de leur vivant un joug indiscuté. Ils aimaient rappeler qu’ils étaient « les chefs de famille », pouvoir transmis d’une génération à l’autre de mâles,  leur conférant le droit de l’arbitraire, un sauf conduit à toute décision abrupte et inexplicable.

 Mais dans les coulisses des cuisines, dans les actes quasi invisibles du domestique, de l’éducation des enfants, un autre pouvoir était à l’oeuvre, celui des femmes, celui de la transmission et par dessus les hommes celui du règlement et de la gestion économe des affaires du quotidien. Bavardes entre elles mais silencieuses en société, elles étaient laborieuses et regardaient la vie avec un optimisme qui allait en s’atténuant. Une fois vieilles, elles conservaient le souvenir de leurs hommes crevés au boulot, au bistrot, silicosés (2).

 A la mort de Joseph les enfants et petits enfants étaient encore tous très jeunes, tout était à construire et la famille s’éparpilla, laissant une veuve encore jeune à sa vie solitaire en HLM. Les repas autour de Santine devinrent rares. Les 4 frères et 4 sœurs qui avaient partagé plus souvent que rarement le pire que le meilleur pendant la guerre et les années étriquées qui suivirent, constituèrent avec l’arrivée d’une plus grande facilité, du confort et des pièces rapportées des épouses et époux respectifs, un groupe hétéroclite que les années, les différences sociales, les choix politiques séparèrent progressivement. La « famille » devint un groupe de gens qui n'arrivaient plus à communiquer, s'interrompant, s'exaspérant mutuellement, comparant les diplômes de leurs enfants comme la décoration de leurs maisons (3).

Avec mon père nous visitions fréquemment ma grand- mère qu’il idolâtrait à sa façon maladroite et timide d’enfant d’émigrés. De son côté elle était bourrue, mais ses regards souriants contre- disaient ses manières un peu rêches. Ces visites étaient des moments de rare tranquillité, mon père homme susceptible, complexé et atrabilaire était avec sa maman comme un enfant empressé, calme et apaisé. A ces occasions qui étaient fréquentes et qui ont rythmé notre jeunesse, nous étions transportés dans un autre espace, toujours gourmand, un peu exotique puisque ma grand mère concoctait des plats que nous ne mangions nulle part ailleurs avec des saveurs d’herbes sauvages disparues avec elle.

Ces rendez- vous étaient l’occasion de « sa » langue. Son accent était rocailleux, son vocabulaire mêlait des mots d’ailleurs, les accents toniques étaient du sud de la méditerranée. Les conversations se faisaient le plus souvent en un seul et vaste mélange d’italien, de sicilien, de niçois et de français, incompréhensible pour les étrangers à la famille… Combien l’enfance déploie t- elle d’intelligence innocente pour permettre d’accéder avec l’évidence de son naturel à toutes ces compréhensions... Je ne les entendrai plus jamais, tes fautes de français et ton accent étranger (4) Santine. En « partant », ma grand- mère sicilienne, tu nous as privé de tes néologismes amalgamés qui nous faisaient tant rire avec ma sœur, reprendre sans indulgence tes mots à contre- sens, imiter tes phrases inimitables… sans doute, cette nécessité de traduire sans même m’en rendre compte, cet élan pour comprendre l’autre, créer du lien pour une rencontre possible, m’ont ils donné ce gout de la différence, celui d’autres langues, celui de « l’étranger » en général… 

 

  1. « Les Ritals » Jean François Cavanna

  2. « Leurs enfants après eux » de Nicolas Mathieu.

  3. « Un roman français » de Frédéric Beigbeder.

 

 4.« Le livre de ma mère » d’Albert Cohen

Frédéric Costa

Tenue par le tricot souvent ma mère

ma mère souvent pour 

d’une pointe de chaussette mais froide

le lendemain au jour j’ai pu voir

Le lendemain au jour finir le reste ambré 

Simplement de ma vie jamais merveilleuse 

froide et nu mon pied

pointe 

froide et nu mon pied

Des pulls de laine qui grattaient mordaient la chair tendre

toi seule savait en taire les étoiles

cette cérémonie

Souvent ma mère

la grande valise noire l’ombre indécise pénombre à peine une ombre

mais qui ne savait pas nous savions bien 

la nuit tombait

demander ce que c’était 

mais sa voix

je ne me souviens plus de sa voix

que nous devrions plutôt

et c’est ton nom qui traverse encore mes armoires

pas encore le carton à chapeau l’ombre pour saluer 

ma mère

souvent

dans la pénombre du vestibule je l’ai écoutée et c’est à peine si je l’ai regardée 

son visage

Mais sa voix ne serait-ce que sa voix 

sans doute demander ce que c’était

J’aurais soif Intensément  

je cherche Je ne me souviens plus

qu’elle ne dirait pas non de replonger dans l’eau l’eau bleutée du soir 

ma mère souvent

la nuit tombait quand elle a dit que nous devrions plutôt

J’avais déjà cessé de la voir la grande valise noire de joie triste

Le lendemain 

souvent ma mère 

au jour j’ai pu voir

J’avais grippe et fièvre 

du tilleul de chez nous 

simplement du tilleul Fort Sucré Refroidi 

Ma mère avait pensé

 

Françoise Durif

Négatif #6

 

Elles se sont rencontrées depuis 5 ans. Je le sais parce que ça fait 5 doigts de la main. Et moi je suis arrivé au cinquième doigt. Le premier maman m’a dit que c’était magique comme dans un conte de fée. Le deuxième vivifiant comme des vacances en Bretagne, le troisième bouleversant comme un tremblement de terre. Le quatrième gratifiant comme un gouter après une journée d’école. Le cinquième une attente et un début. Une histoire d’amour, une histoire de doigt. Je n’ai pas tout compris quand maman elle m’a raconté ça mais elle a dit que c’était pour faire des exemples. Mes mamans elles sont artistes et traductrices. Elles voyagent beaucoup même si notre maison elle reste au même endroit. On habite à New York, à côté de la High Line, c’est bien pour faire de la trottinette. Peut-être que j’aurai un petit frère mais ce n’est pas certain parce que sur les mains des adultes il n’y a pas de sixième doigt. Alors je crois que ça va rester comme ça. Mes mamans elles ont trois ou quatre travails chacune et elles disent que les journées ne se ressemblent jamais, comme les fraises dans la barquette.

Faustine 

 

C’est le grand jour. Alban et Françoise sont partis me voir au funérarium, sur la route de Vert-Saint-Denis. [ Est-ce que j’ai encore mal? Est-ce que l’on sent toujours la même douleur lorsque les deuils s’abattent et s’abattent encore? Quelle genre de force ou de saturation naît de ces épreuves rapprochées? ] Mon autre fille Claudine est déjà là, Françoise est toujours en retard. Ma petite-fille Laurie soutient sa mère difficile de manière visible et affectée. Elles jettent un regard noir à Françoise et au Grand lorsqu’ils entrent, mon fils Jean-Claude fait un signe ridé, de loin. Aïe don’! Bon d’là d’ bon d’là, tenez-vous un peu tranquilles mes enfants. Je ne savais pas que vous en étiez de là. Eeeeeh oui… depuis la mort de Claude… [ Claude… attends… Pépère ? Il est mort ? Moi je croyais que Mémère allait le voir depuis cinq ans, chaque matin à l’hôpital depuis son infarctus, en 1983…j’ai déjà huit ans et j’attendais qu’il revienne, je fais souvent ce rêve, il est tout déguingandé ( merde, je vois bien le mot, mais je sais jamais comment on dit ) et il rit comme un bossu, il dévale les escaliers très raides de chez Mémère en fauteuil roulant, en racontant n’importe quoi… Ils m’ont menti. Ils m’ont menti… pourquoi ? Il ne reviendra pas, il ne verra plus la boucherie-charcuterie devant laquelle Mémère s’est arrêtée pour discuter avec le gars Courtet ]

Madeline ma petite-fille, non, la fille de Françoise, pas celle de Claudine… la grande tortue, n’a pas eu le courage de venir à la levée de mon corps. Elle n’a pas besoin de me voir. Nous nous sommes dit au-revoir avec l’âme quelques années auparavant, lorsque je suis tombée en croyant prendre appui sur une branche du sapin. Elle s’est jetée sur moi pour me relever, à moitié nue car accourant de la douche. Elle m’a prise dans ses bras entièrement pour la première fois — je me souvenais vraiment d’elle à cette instant, au contact de sa peau — comme un bébé ou une petite fille ( je n’étais plus bien grande à 95 ans ). Elle a pleuré. 

Bien sûr ils venaient me voir au Château, ceux de Françoise, les années qui ont suivi. Elle, « ma fille », elle venait me voir lorsqu’elle pouvait revenir de son pays lointain. L’Autruche… ah oui, l’Autriche. C’est loin mon vieux. Je ne pouvais plus me souvenir des voyages pour aller la voir et visiter Vienne. Il y avait une jeune femme rousse, au nom rigolo - Petit Bond, comme elle disait ma grande Sophie, elle sait tout car elle est tout le temps sur Intermède — qui m’avait trouvée toute mignonne et qui m’avait parlé et souri toute la soirée. J’étais fatiguée mais debout et souriante. J’ai toujours aimé voir du monde et les sorties. Surtout les thés dansants à la Salle des Fêtes avec Henri. 

Madeline est restée à la maison. Seule. Elle a tellement traîné pour se préparer - de terreur, elle ne veut pas que cette journée soit, elle ne veut pas m’enterrer — que la voilà hors d’haleine en chemin dans la côte que j’avais du mal à monter jusqu’au bout en vélo, passé le tournant de chez Beaugrand. Elle est bathe, elle appelle Françoise pour qu’elle passe la prendre en voiture sur sa route pour l’église. Elle invente qu’elle a dû chercher Ludwig ( j’ai toujours cru que c’était une fifille ce chat-là ) qui s’était caché, qu’elle a cru qu’il s’était sauvé [ Mon cœur va exploser, je suis pétrifiée. Littéralement. D’angoisse. Le haut de mon corps ne tient plus à la verticale. Je ne peux plus respirer en position assise derrière le clavier de l’harmonium. Il va falloir jouer. Il n’y a plus une goutte de sang dans mes mains, plus une goutte sur mes joues ni dans ma tête. Mon front repose sur la partition des Partita de Bach. Je dois sortir, courir, tout cela ne peut pas être. Je ne peux pas être à ce moment donné, que je me suis toujours représenté en vain. Je vais crever « Les souvenirs, c’est quelque chose qui vous réchauffe de l’intérieur. Et qui vous déchire violemment le cœur en même temps » ].

On a jeté une vingtaine de marguerites dans le trou rectangulaire. 

Madeline

 

Je suis née à Bruxelles dans l’arrière-boutique d’un photographe de quartier. J’ai grandi à côté du laboratoire dont les odeurs de fixateur se mêlaient à celles de la soupe et où les films séchaient, suspendus à une corde à linge, avant d’être tirés.

Mon père était passé maître dans la retouche sur négatif. Un art oublié depuis l’invention du numérique et de photoshop. 

Que n’a-t-il donc retouché la photo de famille qu’il captura le 9 mai 19..?

 

Ce dimanche-là mes parents étaient partis à la clinique me choisir un petit frère. Ils sont revenus avec deux bébés. L’un avait comme moi la peau et les yeux clairs, ils l’ont appelé Jacques. L’autre avait la peau foncée et les yeux bridés. Ils l’ont appelé Chang.

 

Jaco et Chango plus la petite fille que j’étais, c’était beaucoup au sortir de la guerre pour un maigre porte-monnaie. Mon père était agnostique mais il connaissait ses classiques. Quand des voisins faisaient mine de le plaindre, il pensait aux «  Pauvres Gens » de Victor Hugo et il leur clouait le bec en répondant :  «  Si Dieu nous en a donné deux d’un coup, il nous aidera aussi à les élever ».

 

Jaco et Chango étaient tout pareils, même taille, même poids, mêmes traits, il n’y avait pour les distinguer que cette étrange différence de carnation. Mon père les photographiait tous les jours. Une nuit, il fit un rêve en couleur.

Le lendemain, son album sous le bras, il prit le train pour Tournai et alla frapper à la porte du directeur des «  3 Suisses ».

Il fut persuasif, il ne manquait pas de talent et surtout, les jumeaux étaient si beaux… surtout Chango avec ses airs de petit bouddha.

 

Pendant quinze ans, mes frères ont servi de modèles pour le catalogue de vente par correspondance des « 3 Suisses » et par la suite pour bien d’autres publicités. Ils sont devenus des célébrités en Belgique et dans le nord de la France. Ils signaient même parfois des autographes.

Quand ils ont eu seize ans, ils ont appris à jouer de la guitare et se sont lancés dans la chanson en imitant Simon et Garfunkel. Ils ont fait tous les bals de village de Wallonie.

 

Grâce à cette retouche sur négatif — merci Papa — nous n’avons jamais manqué d’argent et le bonheur ne nous a pas quitté.

Shirin Rooze

Maman et papa sont séparés.  J’ai 2 petits frères. C’est moi la plus grande. J’ai 13 ans et je m’occupe de tout. Depuis que maman est partie papa ne travaille plus. Il ne fait rien. Ma grand- mère est morte. Mon pépé vient nous aider. ll accompagne mes petits frères à l’école. Moi j’y vais seule. J’ai dit à pépé que je préférais. J’y vais avec Morgane qui habite à côté de chez papa. Papa il était beau sur ses photos de mariage…maman aussi… Maintenant, elle est moche et grosse et j’aimerais qu’elle crève. Des fois je la vois de loin près de la cité où elle vit avec son ami, alors je change de chemin. Dans ces moments j’ai envie de mourir aussi, j’ai honte, je déteste papa qui ne fait plus rien et maman qui nous a abandonnés. Je sais dévisser la lame du taille crayon. On nous a retiré nos compas. Avec Morgane quand on est pas bien, on prend une lame et on se fait mal sur les bras ou sur les cuisses. On saigne un peu. On essaie que ça ne se voit pas trop. Notre professeur principal M Michalak le sait. Il a demandé à voir papa mais papa n’est pas venu. Notre prof dit qu’on se scarifie. Je vois bien qu’il nous surveille en faisant comme si de rien était. Mais il ne peut pas comprendre. Morgane elle me comprend et on sait que si on le fait c’est pour ne pas faire pire. C’est pour nous punir et en même temps pour nous sentir vivantes. Ça fait mal et c’est laid. C’est comme la vie. Après ça va mieux. C’est comme dire qu’on est pas d’accord à l’envers. J’ai essayé de fumer mais je n’y arrive pas, ça me dégoute. Papa il fume trop. Quand je rentre à la maison c’est horrible cette odeur de tabac. Pépé lui dit tous les jours. On espère tous les deux que Gilbert, c’est le nom de mon papa, il va se réveiller bientôt… Gilbert, il n’a presque plus de cheveux et son regard est vide quand il est assis sur le canapé du salon. Il ne sent pas bon. Il sent un peu pépé mais avec l’odeur de sueur en plus. Je n’ose pas lui dire. Je le prends parfois dans mes bras. Je sens que ça lui fait du bien mais pas assez pour qu’il devienne à nouveau vivant. Après je vais me changer. Je voudrais être docteur plus tard pour soigner papa. Pour l’instant je me sens comme un insecte enfermé dans un bocal. Je voudrais partir …je ne peux pas. Qui s’occuperait de Paul et Damien ? Et de papa ?

Des fois je vais chez pépé. Sa maison n’est pas loin. En général c’est le vendredi soir, le samedi ya pas collège. Damien et Paul sont couchés. Papa me dit que je peux y aller parce que pépé, il habite pas loin. Pépé Claude, il habite une petite maison un peu comme la notre mais plus vieille. Il y a encore une cave à charbon, elle est vide et on met les bicyclettes. Des fois je me cache dans la cave quand je veux voir personne. J’ai une cachette dans la cave ou je mets ma boite secrète avec mes photos préférées, quelques papiers où j’écris les rêves que je ne comprends pas et des lames de taille crayon. Pépé il comprend. Il me laisse quand j’ai besoin. Il m’entend. Il sait que je suis dessous. Je dis toujours à pépé que Mémé est en papier parce que je ne m’en souviens plus et que pépé la regarde souvent en photos. Il la tient dans ses vieilles mains. C’est comme s’il la tenait dans ses bras. Je sais qu’il y pense beaucoup et qu’il est seul lui aussi. Il y a depuis toujours quelques photos d’elle au salon et dans la chambre de pépé quand elle était jeune. Il y a aussi des photos de Gilbert et de tatie Nicole quand ils étaient petits et à leur mariage. Les photos de mariages m’effraient. Je n’arrive pas à imaginer comment on peu changer à ce point entre le mariage et la vie d’après. Ça ne me donne pas envie.

Avec pépé, Gilbert, tatie Nicole, son mari Jojo et mes deux cousines on se voit le dimanche chez pépé. Pépé il fait la cuisine et il rassemble toute la famille. C’est le seul moment de la semaine pendant lequel Gilbert il arrête de fumer parce que pépé il a déjà eu un cancer de la gorge. Il ne peut plus supporter l’odeur du tabac. Je crois que ça le rend triste parce qu’il doit en avoir envie des fois. Mais il ne peut plus fumer, c’est interdit par les docteurs. Maintenant il parle mais pendant longtemps il ne parlait plus à cause de l’opération. Il avait un trou dans la gorge. Maintenant il a une voix très bizarre et du coup il parle pas beaucoup non plus et moi j’aime son silence. Le dimanche c’est tatie Nicole qui parle pour tout le monde, mais je l’aime bien quand même parce qu’avec moi je sens qu’elle me comprends sans qu’on se parle. 

Pépé il dit qu’il fait la cuisine, mais il ne sait pas. On aime quand même les dimanches. Si les repas étaient bons ce serait pas pareil…

Frédéric Costa

Je crois bien n’avoir jamais aimé me mettre à table, je n’ai jamais été dans mon assiette. Mais les bols, ça oui. S’asseoir le matin avec l’envie d’en faire des tartines. Les yeux au beurre. La douce odeur de noisette qu’on étale sur le pain craquant, les petits lacs jaunes au fond des gouffres de mie. Le quignon crouton comme le fond d’un cornet à slurp. Toutes les bonnes odeurs de secret au beurre coincées là au fond et qui croquent, explosent puis s’effondrent doucement dans la bouche en pâtée sublime rien que pour me merveiller et les papilles-papillons s’envolent me peupler l’estomac. Mais les enfants doivent manger pour grandir et la nourtitude, moi, ça me fait durer de longues heures à table quand bien même je n’y suis pas dans mon assiette, avec les petits pois qui courent partout s’enchevêtrer aux lardons bicolores gris et rose. C’est jouer qu’il ne faut pas. Mais je n’ai pas l’envie de jouer au petit pois, ni au lardon, alors je voyage en sous-sol et de toutes mes jambes nues je cavalcade sous ma chaise. Pendant ce temps les petits lardons et les pois refroidissent jusqu’à figer. C’est le moment de lancer les premiers labours à la fourchette ou faire la course des doigts sur le bord de l’assiette. De plus en plus vite, tourner, remuer la soucoupe blanche qui finit par s’envoler avec pois et lardons à travers le cosmos de la cuisine. Le meilleur c’est quand même la limonade renversée, les lèvres barbues de bulles joyeuses bues aspirées à même les fleurs de la toile cirée. Gavée silencieusement le Dimanche d’hosties et de savon à paillettes, j’apprends la semaine à multiplier les tables et à mur à murer des Notre-Pèpère. Je me récite des qu’en-dira-t-on. On m’apprend à bien remercifier après avoir tourné trois fois le caramel dans ma bouche. À ne pas cracher sur les tombes. À encourager les pensées en plastique. On me fourbit mes premières armes : un arrosoir pour débutante. Après, on verra. Peut-être un parapluie transparent. Le jeudi je me laisse catéchoir bien proprement. Après on a le cœur sur la main, ça vient pleurnifler un peu dans nos âmes. Faire le bien, ça s’appelle, et si on t’a fait du mal, tu peux même te retendre les joues. Les deux. Mais faut pas trop rêvaillonner au paradis. C’est pas du gagné tout cru. Et si tu veux voir danser tous les jours dans ton assiette petits pois et lard, mieux vaut apprendre à user les meubles des autres au chiffon, ou à taper sur des machines à mots, ou même, tiens, à piquer les fesses des gens. Et qu’un jour, un prince viendra sur ses grands chevaux vapeur et qu’il me ressuscitera des verres. Alors il faudra me tenir éloignée des fontaines, des pèse-personnes — qui ne sont pas favorables à la paix des ménages — et des bas qui grésillent le mauvais genre, c’est comme fumer dans la rue. En attendant, je révise des verbes plein d’aspérités :  boire et déboire, viser et dévisser.

Françoise Durif

Un gros jardin #7

Père: mot de quatre lettres dont la graphie peut sembler étrang(èr)e. Personne dont la fonction, si elle est pervertie, induit le besoin de se cacher disparaître renaître à quarante ans. La plaie béante.

Papier de la mignonne: si la petite fille est sage, on emballe les sandwiches dans ce papier argenté qui donne des frissons partout si l’on pense à le croquer.

Sac à dodo: sorte de queue de sirène qui oblige les petits frères à mettre au point une technique de Sioux pour descendre les marches. Arrivée reconnaissable au glissement alternatif du tissu matelassé sur le carrelage froid.

Rambarde: Délimitation d’étage qui permet l’accrochage sauvage de tout vêtement encombrant, mais aussi de se faire rambarder par les griffes du chat qui passe attaquant les mains qui s’y promènent.

Thuya: nom très exotique qui impose les limites du royaume extérieur. Éternelle source de conflit avec les voisins qui font beugler Les Walkyries quand les enfants s’amusent trop.

Lino: surface dont on peut fixer très rigoureusement grain et motifs lorsque l’on est allongé dans les bras de Mémère qui chante sa berceuse linoléumique: « câlin, calinette, câlin, ca-lino ». Sur l’air de « dodo l’enfant do » qui n’est pas moins sibyllin.

Paltot: version briarde de n’importe quel variante du vêtement qu’il faut absolument enfiler avant de sortir. S’emploie principalement dans l’injonction non moins briarde: « mets ton paltot! ».

Madeline

Mamyrinthe/Papyrinthe : Lieux uniques peuplés d’animaux fabuleux – chiens, chats, lapins, vaches, poissons rouges, ours en peluche – et qui existent pour l’éternité. Que chacun porte en soi. Situés dans une zone difficile d’accès, à l’abri des journalistes et des photographes, des pères et mères et des institueurs. Où chacun peut y développer sa passion, toujours encouragée : marcher au plafond, attendre les hirondelles, élever des arcs-en-ciel, parler aux murs, écrire son premier roman sur la buée des vitres, collectionner les cailloux, les plumes, les bulles de savon-Mini Mir et les cadeaux Bonux, tricher aux cartes routières, se pendre aux casseroles, faire tourner les tables, inviter l’écho qui répond toujours présent, faire valser les crêpes et fondre des morceaux d’hiver sur le poêle à bois, jouer à la cocotte-minute ou à la Vache-qui-rit, s’étouffer de gaufrettes hilarantes, se peindre les ongles couleur pétale de géranium, attendre le prince charmant qui arrive toujours sur les coups de quatre heures : choco ou à la fraise ?

 

Aéromorts : Lieux de partances et d’arrivées toujours retardées d’où les avions déconnent.

 

Arpèges :  Légume de printemps particulièrement apprécié des musiciens . Se consomme en potage ou en entrée froide agrémentés d'une sauce vinaigrette.

 

Les Ça suffit : Racines blanchâtres servies en gratins à la béchamel et peu appréciées des enfants.

 

I's'tait caché : petit pavé de viande très apprécié des enfants mais timide, parfois retrouvé sous une frite . Un américain, Macdonald, a réussi à le coincer entre deux tranches de pain.

 

Flanfaron : Mi flan, mi far, se croit inattaquable sous sa pellicule de caramel dur.

 

Paon-perdu : Oiseau rare et coriace qui s'attendrit lorsqu'il est trempé dans du lait chaud. On recueille alors précieusement les yeux qui surnagent pour en agrémenter les chapeaux.

 

Radiateurs : féroces combattants antiques ayant réussi leur reconversion professionnelle.

 

Collines : lieux où les musiciens, les comédiens se préparent.

 

Le mystère de police : cadre de la Police nationale, il dirige, gère ses équipes, pilote les opérations. Sans jamais se montrer.

 

Funiculaire : 5ème et le plus petit des doigts de la main. 

 

Donner son essence : mettre au monde.

 

Jumeau : garçon regardant à travers des jumelles.

 

Chaussettes : maisons pour les pieds.

 

Aspirateur : appareil bruyant servant à ranger la poussière.

 

Tripoter : tenir deux aiguilles et les manier savamment avec de la laine pour faire des pulls, des écharpes, des chaussettes. Le tout tripoté main, bien sûr !

 

Jour fermier : jour béni où tout le monde se repose à la campagne. Le dimanche est, en général un jour fermier.

 

Hosties : espèces de chips servies le dimanche sur les coups d’onze heures, avec un bon coup de rouge.

 

Le bal du ciment : réunion amicale où tout le monde est ému et a du mal à engager la conversation. 

Françoise Durif 

 

 

Guéments : sorte de guêtres portées par les clowns.  " sur le coeur d’un clown dans ses guéments"

 

Type : monsieur. Mot grossier dont l’usage est réservé à mon père. Synonymes : imbécile et bonhomme,  autres mots grossiers à éviter de la même façon.

 

Descendre : conduire quelqu’un à la cave.  " Je vais le descendre"

Shirin Rooze

Trois éclats #8 

Le long des murs, là, à quelques pas, tous les pots remplis par Tistou avaient fleuri, en cinq minutes ! 

Maurice Druon  / Tistou les Pouces verts

Louis est en deuxième année de maternelle. Les choses ne se passent pas trop mal – merci mon dieu ! ̶- même si de temps en temps la maîtresse cherche à me rencontrer à la sortie des classes pour me suggérer des ajustements dans nos modes d’éducation. C’est toujours un moment de profonde solitude !

Un après-midi d’avril, la maîtresse, fort discrètement je dois l’avouer, m’approche, me « croche » comme on dit ici. Le ton est celui du complot : « Tant pis, je vais devoir vous révéler le cadeau de la fête des mères, mais il faut absolument que je vous montre… » Et d’envoyer Louis jouer dans la cour et de m’inviter à la suivre vers un local adjacent à la salle de classe, fort lumineux, bien aéré, bref l’amateur de jardins qui sommeille en moi y voit la version soft et administrative d’une serre. « Regardez ! » me dit-elle. Sur les étagères s’alignent de petits pots de terre gentiment historiés dans lesquels végètent, poussent ou explosent de ravissantes plantes vertes. Je regarde. « Mais vous avez vu ? » insiste-t-elle. « Euh, oui ! » Je ne vois toujours pas quelle doit être la réponse adéquate. Toujours sur le qui-vive, je la félicite cependant de nous épargner le légendaire collier de pâtes. Mes gènes paysans frémissent d’empathie devant les plantules rabougries, en état de dégénérescence avancée, vouées à un trépas imminent et je me demande, à part moi, quel accueil pourra être fait au légendaire cadeau le jour J. Ah ! Le collier de pâtes ! « Quelle bonne idée de faire découvrir aux enfants le jardinage ! » C’est vrai qu’il n’est jamais trop tôt pour initier les enfants aux secrets du vivant. « Non, mais regardez ce pied. Il y a toujours des plantations qui réussissent mieux que d’autres mais c’est la première fois que je vois ça ! » Effectivement, un pot ni mieux ni plus mal peint que les autres, même s’il arbore mes couleurs préférées, accueille une plantule vigoureuse, prête à exiger sous peu un rempotage. « C’est la plante de Louis, » me dit-elle sur un ton de confidences « il a vraiment la main verte ! » « Eh bien, nous en ferons un horticulteur ou un maraîcher, » dis-je pour conclure.

Et c’est ainsi que la mère ébaubie apprit que son fils avait les pouces verts. Heureusement que son père n’est pas marchand de canons !

Il n’est jamais trop tôt pour tirer parti des compétences de sa progéniture, c’est sans doute le credo de ces parents voleurs d’enfance qui transforment leurs héritiers en gravures de mode, sportifs prometteurs, acteurs de théâtre ou de cinéma, enfants prodiges en tout genre. Et en jardiniers ? Il est des talents que, sans les exploiter au vil sens du terme, on se doit d’aider à s’épanouir.

 

Lundi matin, Ecole maternelle des Frangipaniers, section des moyens – Espace de libre expression orale. C’est au tour de Louis.

« Samedi, maman et moi, nous avons fait des semis. 

– C’est quoi des semis ? demande la blondinette qui, pour l’occasion, vient de sortir son pouce de la bouche.

Avec la componction d’un membre de la Curie, Louis explique : « Quand on veut faire pousser des fleurs (entendez « fieurs »), il faut préparer la terre. Ça, c’est le travail de maman. Moi, je regarde. C’est comme quand on fait un gâteau, à part que c’est pas blanc, c’est marron et on met des gants. Maman mélange, mélange, mélange et moi je regarde. C’est long ! Quand elle a tout mélangé, elle m’appelle. Ah ! Je vais enfin faire quelque chose ! Alors, avec un outil, on fait des trous et dans les trous, c’est moi qui mets les petites « guiènes ».

« Et c’est tout ? » demande la même blondinette que Louis fusille de l’œil, furieux de son effet manqué. Ce n’est pas comme ça que Mamoune avait réagi quand il le lui avait raconté…

Brigitte Maurin

On voit ici que de jeunes enfants,

Surtout des jeunes filles

Belles, bien faites et gentilles,

Font très mal d’écouter toutes sortes de gens,

Et que ce n’est pas chose étrange,

S’il en est tant que le loup mange.

 

Charles Perrault / Le Petit Chaperon Rouge 

Comme chaque année à Pâques, Michèle revenait de son expédition 

Outre-Quiévrain, flanquée de ses deux moutards, Sylvaine, six ans et Julien quatre ans. Huit cents kilomètres en train avec un changement à Paris. Elle était allée rendre visite à ses parents à Liège. 

La valise en carton jaune était si remplie, qu’il avait fallu s’asseoir dessus pour boucler les sangles. Grand mère avait pillé le « Bon Marché » pour rhabiller les petits campagnards. Au milieu du linge, le cadeau pour Robert, resté garder les bêtes: deux cartouches de Bastos rouge sans filtres, le maximum autorisé par la douane.

Deux cartouches, c’était bien peu au yeux d’une femme amoureuse. Les enfants avaient de si grandes poches à leurs nouveaux manteaux rouges! Un paquet de chaque côté et un mouchoir par dessus! Surtout ne dites rien quand passera le douanier…Non maman!…C’est pour votre papa!…Oui maman!

 

Quiévrain, Quiévrain! Le train s’arrête, montent les douaniers.

…Rien à déclarer, Madame?…Rien!…Votre valise c’est la jaune? Ouvrez!…Je n’ai que les deux cartouches de cigarettes autorisées et une tablette de chocolat Côte d’Or…Ouvrez!

 

Il a fourragé parmi les vêtements. Il est reparti. Dépité. Son flair l’aurait-il trahi?

 

 

 

Maman a fourré deux paquets de cigarettes dans les poches de mon nouveau manteau rouge, avec un mouchoir pour cacher. Pareil pour mon frère.

Quiévrain, Quiévrain! Les douaniers sont montés dans le train. Les Français en uniforme bleu avec un képi, les Belges en kaki. Dans ce sens-ci, les méchants sont les Français. S’ils m’attrapent, je vais aller en prison.

Il y en a un, un grand, qui ouvre la porte du compartiment. Il nous regarde d’abord sans rien dire puis:…Rien à déclarer?

Maman a pris son air de chiwawa:… Rien de plus que ce qui est autorisé. Deux cartouches de cigarettes et une tablette de chocolat.

Il désigne la valise jaune, là-haut dans le porte-bagages:…C’est la vôtre? Ouvrez!

Il l’aide à la descendre sur la banquette. Elle déboucle les sangles. Il farfouille, retourne tout de ses grosses mains. J’ai chaud, très très chaud. Surtout avec ce manteau. Je crois que je transpire. Je crois que je suis toute rouge. S’il m’attrape, je vais aller en prison. Je dois faire semblant de rien. J’ai envie de faire pipi. Je lui dirai c’est pour mon papa. Mon frère a son air de petit benêt! C’est son truc quand il décide de devenir invisible. De toute façon, il ne comprend rien à la situation, c’est forcé, il n’a que quatre ans. J’ai envie de faire pipi.

…Ça va! Bon voyage Madame!…Sous mon moussoir…Qu’est-ce que tu dis mon p’tit gars?…Il a dit «  au revoir monsieur »…Ah! Au revoir les enfants!

J’ai fait pipi dans ma culotte.

 

Quelques jours plus tard, sur le chemin de l’école, papa s’arrête pour parler à un voisin. Il sort son paquet de Bastos, le tend à l’autre:…Fume, c’est du belge! 

Quand je pense que j’ai risqué la prison pour ces cigarettes et qu’il les distribue à tout le monde!

 

Ma carrière de contrebandière a duré cinq ans.

 

 

Shirin Rooze / CONTREBANDIÈRE

Le marquis de Carabas fit ce que son chat lui conseillait, sans savoir à quoi cela serait bon. Dans le temps qu’il se baignait, le roi vint à passer, et le chat se mit à crier de toute sa force: « Au secours! au secours! voilà M. le marquis de Carabas qui se noie! » À ce cri, le roi mit la tête à la portière, et reconnaissant le chat qui lui avait apporté tant de fois du gibier, il ordonna à ses gardes qu’on allât vite au secours de M. le marquis de Carabas. 

 

Comme chaque jour, on sortait la voiture du sous-sol. Ici on disait sous-sol, pas garage, car l’espace était situé sous le sol de la maison - à proprement parler. La manœuvre n’était pas aisée, mais la répétition quotidienne et machinale des gestes finissait par coordonner mains et roues, regards, rétroviseurs et contrôle direct en torsion arrière, le bras d’ouverture enlaçant le dossier du siège passager comme une nuque familière.

Aujourd’hui on a écrasé le chat. 

On a cru qu’il s’en tirait car il a couru quelques mètres derrière la voiture. Pour ensuite s’écrouler sur le flanc, dans les feuilles de lierre rasantes. Sa forêt. 

La mère bondit hors de la voiture. Trop tard. Elle remonte l’allée escarpée le long de la maison - est-ce que le moteur tourne encore? et va retrouver le père à l’intérieur. La petite fille la suit de ses petites jambes, mais la mère bouleversée ne se retourne pas. Elle s’enferme dans la chambre parentale pour raconter l’impensable. Elle pleure en parlant, sa voix geint et se brise. Ils resteront très longtemps dans cette pièce, la porte fermée - ou très légèrement entrebâillée. 

 

Je sais qu’il s’est passé quelque chose de particulièrement grave. Je le sais, car mes os sont baignés de ce liquide de peur, la liqueur aigre qui se répand froide comme un poison dans mes veines. Aujourd’hui elle est très forte la liqueur, elle m’enserre comme les serpents, m’étouffe et paralyse mon petit corps de 4 ans. Mais je remonte l’allée derrière maman, avec ma salopette en jeans et mes bottines à revers. On a laissé Bouboulette par terre, il ne bouge plus, je sais qu’il est mort car maman panique et pleure. Elle ne m’attend pas. Je suis rentrée aussi dans la maison - je ne comprends pas, on devait partir pourtant - mais elle est déjà partie retrouver papa dans la chambre. Je vais voir sur la pointe des pieds, comme les pattes de chat, j’aperçois elle est assise sur le bord du lit papa à côté d’elle qui lui parle. Elle a son visage et sa bouche tordue que je n’aime pas du tout, et quand elle essaie de parler en pleurant sa bouche tordue fait un son que je ne supporte pas, une sorte de gémissement qui lui échappe complètement - elle doit se contrôler car sa douleur m’est insoutenable - et s’étrangle dans sa gorge. Je n’aime pas du tout entendre ce bruit. Je reviens sur mes pas et me trouve de nouveau dans l’entrée. Le poison se dissipe et il y a du silence qui bourdonne dans ma tête. Je mets mes mains dans les poches de ma salopette et je regarde les carreaux ocres orange du carrelage.

Je vais m’allonger.

Sur le dos.

Les bras en croix.

Fermer mes yeux. 

Je suis morte.

Comme Bouboulette. 

Ils vont venir voir où je suis. 

Si je vis encore.

Maman me verra morte, et le son bizarre sortira peut-être de sa bouche tordue. 

J’attends, je ne bouge pas. 

Je suis morte. 

J’attends très longtemps, les minutes paraissent se multiplier des heures. 

Ils s’en moquent. 

Je suis morte. Je peux mourir.

Ils ne viendront pas. 

J’ouvre les yeux. Mes bras et mes jambes peuvent bouger. Je me relève après un long, long moment de solitude absolue. 

Je sais désormais qu’ils ne viendront jamais. 

 

Je suis seule. Et je sais mourir maintenant. 

 

Je vais aller les rejoindre.

 

Madeline 

Il était une fois une princesse et un prince… Ils ne le savaient pas… Les sixties, une petite citée de lumière, d’azur et au printemps le parfum des mimosas. Un tout petit appartement. Le 1er mythe familial de ce récit qui en contient plusieurs qui s’entrelacent, conte que, bien avant que cela soit « tendance » leur nid de fortune était meublé de bric et de broc, d’objets recyclés, parfois même récupérés dans la rue, ce qui à cette époque n’aurait pu en aucun cas figurer sur le curriculum d’un couple princier. La table de la cuisine n’aurait été qu’une vulgaire cagette retournée, récupérée au marché.

 

Fin des années 50-60 les princes et les princesses étaient encore animés par deux objectifs principaux : le mariage et la copulation… Dans notre cas, les deux furent rapidement atteints. Le premier avec robe longue immaculée, tout le tralala et de  nombreuses photos qui attestent de la fraiche beauté et de l’éclatant bonheur du jeune couple. Le second, conséquence de la vitalité de leur jeunesse et de la puissance de leur désir réciproque et insatiable, fut manifeste quelques mois plus tard lorsque chacun put constater que la jeune princesse était en cloque !

 

Cette première grossesse parut interminable à la jeune princesse qui attendait secrètement un fils. Au terme d’un accouchement somme toute ordinaire, marqué par l’impatience conjuguée de panique irrationnelle de la primipare, par un col récalcitrant et par des contractions initiales peu efficaces et enfin conclu par l’épisiotomie quasi-rituelle des obstétriciens de garde en veille de weekend, la parturiente mit au monde son bébé. C’était une somptueuse pisseuse et passée la déception d’une tirelire plutôt que d’un porte-étendard, on se résolut à reconnaître que l’enfant cochait tous les critères dits « du beau bébé » : teint et peau de pêche, joufflue à souhait, le cheveux rare mais soyeux et clair, le sourire automatique du nouveau-né accroché à sa petite bouche cerise. Elle était dotée d’un appétit d’ogresse qui, s’il n’était satisfait dans l’instant, donnait lieu à des cris dont la stridence bientôt clairement identifiable par le voisinage, faisait rougir de gêne la jeune mère lorsqu’elle croisait dans les escaliers une voisine bien intentionnée qui s’enquerrait de la santé de l’enfant… Ce qui précède participa à construire l’une des autres plus remarquables légendes familiale, celle de la 1ère née dite « petite pêche goulue »!

 

… À quatre ans de là, alors que la petite princesse à peine sortie de ses couches pensait régner éternellement seule et sans partage sur son petit royaume, arriva de façon inopinée un deuxième héritier à la couronne. Pour celui-ci les attentes étaient moins fortes. Sans l’échographie qui quelques décennies plus loin viendrait systématiquement lever les doutes des parents sur le genre de leurs bébés, notre couple princier s’évertua à ne plus s’attendre à grand chose, pour ainsi dire à rien… La grossesse passa quasiment inaperçue et contrairement au premier, cet accouchement fut éruptif et prompt! C’était en septembre par une nuit d’orage à tout casser, proche de minuit.

 

Il fait nuit, et j’ai hâte. J’ai de moins en moins d’espace. Je dois faire quelque chose mais je ne sais pas encore quoi. Vite sortir de cet étau qui m’enserre, me brasse… J’avance vite dans le noir. Je sens un courant d’air et quelque chose de froid qui touche mon crane. Encore. Je me sens glisser vers le froid... Aaoutche !! Lumière !!! Aaaoooh Bruit. Sons. Lumière !! Je me déplie. Je, je, je respire. Il fait froid. Je suis seul. Non. Là j’ai peur. Je veux retourner dans mon trou. On m’enveloppe, ça me va. Maintenant tout est plus tranquille. Je suis à nouveau serré. Plus chaud. Chaud et froid. Chaud autour de moi mais froid dedans et dehors … C’est la peur qui donne froid.

Le conte familial dit que le puis-né sortit de la conche de la princesse mère comme habituellement, en sens inverse, entre un suppositoire dans le fondement voisin ( rendons grâce à la vigilance de l’une des femmes sages qui faisait à ses heures perdues du rugby féminin, et qui put, dans un réflexe organique, intercepter à la volée le petit engin gluant). Onques la sortie fut expéditive, mais le récit ne s’en tient pas là, contrairement à sa voluptueuse sœur, le bébé chez qui l’on avait pu entre temps constater un pénis de qualité certifiée de jeune prince, était malingre et fripé, petit et ratatiné. Il tenait bien lui aussi de l’apparence d’un fruit, mais pas de celle d’une jolie pêche mafflue et rosée, ni même d’une pomme ou d’un kaki, non, bien plutôt celle de ces petits fruits bruns de méditerranée qui pendouillent aux branches des jujubiers… La légende familiale ressasse qu’il ressemblait bel et bien à une petite jujube!... et pour compléter le récit il est dit que durant les années qui suivirent, tellement il resta petit, maigrichon et fluet, on ne l’appela pas par dérision et en référence à son arrivée au monde « Jujube » mais « Côtelette ». Côtelette pour la raison que vous imaginez ou plutôt « coustelèttté » prononcé à la niçoise. Ce sobriquet n’était pas de son gout et comme chacun sait le verbe est « vie » et ceci sans doute ne fut pas sans influencer le développement du jeune seigneur. Enfant, ce qu’il ne put gagner par le corps il le conquit par et pour l’esprit. Il fut assoiffé de connaissance, de lectures, de dépassements de tous ordres et sans qu’il n’eut été aucunement téméraire, son petit gabarit ne le lui permettait pas, il fut curieux de tout ce que la vie pouvait raisonnablement proposer à son insatiable envie de savoirs. Ainsi, à l’âge adulte, à sa manière, « côtelette », le vilain petit canard put prendre son envol… 

...Alors tout à coup le caneton put se confier à ses ailes, qui battaient l’air avec plus de vigueur qu’autrefois, assez fortes pour le transporter au loin. Et bientôt il se trouva dans un grand jardin où les pommiers étaient en pleine floraison, où le sureau répandait son parfum et penchait ses longues branches vertes jusqu’aux fossés. Comme tout était beau dans cet endroit ! Comme tout respirait le printemps ! Et des profondeurs du bois sortirent trois cygnes blancs et magnifiques….

Frédéric Costa

Sur le moment, on n’a rien compris ! On était là sur cette route et si vous aviez vu la petite ! Elle s’est retrouvée déchirant ses habits, comme ça, au beau milieu de la route ! Et hurlant, comme si on l’avait blessée alors que l’instant d’avant on se promenait tranquillement. On était allés voir la vieille tante à N et, après le déjeuner on était sortis, il faisait doux, pour digérer un peu, vous savez ce que c’est les repas de famille ? On n’a plus l’habitude de manger comme ça ! On sortait du village — il n’y a pas grand-chose à faire là-bas, à part marcher un peu, s’en aller vers la sortie du village — et voilà la petite, tout d’un coup, qui se met à hurler ! À gesticuler dans tous les sens ! Le temps de comprendre ce qui lui arrivait, la voilà en culotte ! le tricot, la robe, tout avait volé au beau milieu de la route ! Elle, rouge comme une pivoine ! On a cru à une colère, à une crise, à une douleur au ventre, une appendicite, on ne savait plus quoi penser, ni comment la calmer…

Les longs dimanches d’ennui familial, silences, leszenfantsneparlentpasàtable, journées de robes qui grattent et de chaises dures. Dehors, la lumière.

I’ sayot’ ! Les sauterelles. De toutes les couleurs, leur nuage en travers de la petite route.  Tout comme les peaux successives de l’échalote sèche, j’emmêle aujourd’hui les deux mots. Et les sensations à mon oreille, dans mon corps. Accueillies dans un peu d’huile et de beurre mousseux, je les entends encore crépiter autour de moi. C’est un mot qui se refuse,  dont je ne suis même plus très sûre, tout recouvert d’écailles, habité de crissures d’ailes, de corps creux, croquants, craquants, d’étincelles vertes, rouges, jaunes. 

Autour des lettres qui le forment, malgré mes fautes d’orthographe dans cette langue seulement parlée — langue de l’été, parlée aux bêtes — j’en retrouve le contact immédiatement le léger choc, la surprise, le grattant fripé d’un jupon raide et rêche dont on avait dû me déguiser ce dimanche, et les froissures des ailes de ces bêtes volantes, leur corps creux et vibrant entrés, jaillis, faufilés entre le tissu et tout contre ma peau et qui demeuraient là, malgré mes cris, tout contre mon dos à hésiter, chercher. 

Et les adultes qui ne voyaient rien, n’entendaient rien, croyant à je ne sais quel caprice…

 

Elle alla dans la chambre à coucher, retira toute la literie et mit un petit pois au fond du lit ; elle prit ensuite vingt matelas qu’elle empila sur le petit pois et, par-dessus, elle mit encore vingt édredons en plumes. C’est là-dessus que la princesse devait coucher cette nuit-là. Au matin, on lui demanda comment elle avait dormi…  

La Princesse au petit Pois, Hans Christian Andersen

Françoise Durif

Où est la maison de mon ami ? #9

Se dépêcher de partir parce qu’on a déjà trop traîné ! Hésiter sur la route à suivre…

Opter pour la grande descente vers la mer pour jeter un regard aux Misérables.

S’assurer que les trois carcasses sont toujours là, carènes rouillées, échouées contre la levée de terre. Repartir en courant par le sentier défoncé vers le nouveau musée. Traverser au passage protégé. Cinq cents mètres de plat à travers le Quartier latin.

Ou alors choisir le sommet de la colline, rectiligne si l’on décide d’emprunter le « coaltar », dédale hypocrite de chausse-trappes tendues par les racines de flamboyants ( Delonix regia a dit le professeur ) pour qui préfère le bas-côté.

Et cesser de toujours rouspéter parce qu’on n’est pas capable de voler : la ligne droite, le chemin le plus court d’un point à un autre pour qui a les moyens de l’emprunter.

Quand la chaussée amorce la grande montée vers le Palais de Justice, respirer à fond et courir, courir régulièrement en calquant son souffle sur sa foulée. Oublier qu’après la montée, il y a une descente, la même, symétrique de la première avant de prendre d’assaut la dernière grimpette. Se féliciter de la constance des dénivelés pour améliorer le souffle et la tonicité musculaire. Tu parles, Charles ! Respirer à fond et calmer son cœur.

Pousser le portillon, lever les yeux et … la voir !

Brigitte Maurin

Prendre un jardin où les légumes et les fruits poussent à foison… une table couverte en toutes saisons de tomates, de radis, de févettes, de salades pommées, d’aubergines, de courgettes fleuries, de haricots verts et blancs, de petits pois, de poivrons, de cerises, de fraises, de poires, de pommes, crus, en salades généreuses, cuisinés en plats mitonnés parfois pendant des heures.

 

Attendre le réveil de la sieste, la sortie un  peu poisseuse des  vieux draps rêches et lourds de la campagne, l’ouverture des portes et comme une volée d’étourneaux l’envol brutal des chuchotements des enfants …l’été avant le rami, l’hiver avant le feu dans la cheminée… Entendre l’un de nous dire « allons au petit sentier !!».

 

Mettre en trombe ce qu’on a sous la main. C’est moche, c’est vieux, c’est raccommodé, comme des objets transitionnels que l’on rechigne à laver parfois c’est sale, mais ici la « régression » est de mise. On mange, on dort, on se gave de lumière et de verdure, les parents baisent sans doute portes fermées après les repas, les enfants dévorent de vielles bandes dessinées couchés n’importe où…

 

Dévaler les escaliers du chalet les enfants en éclaireurs. Courir sur la route les 150 mètres qui séparent du « petit sentier » sur la droite. Franchir la porte invisible qui ouvre sur cet univers qui engloutit ses pèlerins le temps de la balade. A cette heure personne. Le petit sentier est presque silencieux, le ruisseau l’accompagne et murmure un mantra qui contrecarre tous les sortilèges.  C’est un chemin muletier, on y chemine 3 ou 4 de front. Les petits groupes de marcheurs s’y font et s’y défont au fil des conversations. La vie s’y résout. S’y trouver c’est se retrouver. Pas un mot plus haut que l’autre sur le petit sentier.

 

Marcher en petits grapillons disparates à travers des champs en restanques tenus par des murs ancestraux que les ronciers défoncent. Traverser le sous-bois, longer les pierres levées sûrement sacrées où s’adossent de vieilles granges édentées, caresser les branches de noisetiers et cueillir des noisettes au passage. 

 

Au bas du vallon on y est. Le torrent, son eau est blanche et coupante de froid. Ses berges de rocailles grises, austères.

 

Ne pas trainer sur ses berges métalliques. Faire simplement demi-tour. Au revers le jour tombe, la lumière le frôle, les conversations tarissent. Le retour est presque méditatif.

Rentrer au chalet, lentement, à l’amble, réunis…

Frédéric Costa

Chez Camille. 

Rendez-vous à 14h tapante. 

Ne pas partir après 13h30.

Dire à voix haute ce que l’on met dans son sac : des jumelles, un carnet, un crayon, un gâteau (au cas où), un gadget technologique ultra-pratique : nécessite une intelligence hors du commun. Une intelligence qui connait les choses technologiques où on tape très vite sur le clavier avec les sourcils froncés. 

Demander d’emprunter le vélo à maman.

Vérifier que maman est dans un bon jour. Si oui, foncer. Sinon, faire quelque chose qui lui fasse plaisir comme passer l’aspirateur à sa place ou raconter une histoire drôle. Continuer jusqu’au sourire ou rire de maman qui fait du bien au cœur et à tout le monde. Prendre son courage avec toutes les mains et demander le vélo. 

Baisser la selle. Ajuster le guidon. Vérifier le niveau de pression des roues. Mettre le sac à dos dans le panier en osier juste devant. Ne pas avoir l’impression d’être trop petite sur un vélo trop grand. Toucher le sol pour vérifier qu’on peut freiner quand même. 

Première descente, elle fait peur celle-là, c’est toujours sur celle-ci qu’on s’écrase le nez. Ne pas penser, essayer encore. Tourner à gauche, direction la maison de la sorcière, passer devant sans la regarder dans les yeux. Pédaler plus vite que les frissons qu’on a dans le ventre. Vite. Vite. 

Continuer sur la route jolie qu’on a l’habitude de prendre avec maman quand tout va bien. Faire un vœu. Rester derrière la ligne blanche qui dessine le trottoir. Si dépassement, recommencer depuis le début de la route pour que le vœu se réalise. 

Poursuivre le long de la route des petites maisons en lignes. Compter les boites aux lettres et élire la plus jolie. Décider que plus tard on aura une boite aux lettres jolie comme ça.

Reste 500 mètres ennuyeux. Imaginer qui nous écrira des lettres plus tard : mes copines, mon amoureux, ma sœur, mon père et ma mère, d’autres gens que je connaitrai plus tard qui seront supers.

Numéro 9, enfin, attacher le vélo avec le code magique au pied d’un poteau qui voudra bien nous héberger. 

Regarder Camille qui nous fait coucou depuis la fenêtre de sa chambre. Avoir le cœur qui gonfle parce qu’une copine qui fait coucou ce n’est pas tous les jours. 

Prendre les jumelles et parcourir des yeux le trajet restant pour analyser les différentes options : grande montée de la mort noire goudron ou petites marches en pierre avec touffes d’herbes incontrôlables et buissons sauvages. Choisir les buissons sauvages. Retenir son souffle et monter les marches quatre à quatre, se faire griffer, agripper par les branchages, se dégager, continuer, se dire qu’on aurait dû choisir la montée noire goudron, se dire « c’est la vie » comme dit maman quand elle hausse les épaules et qu’elle regarde au loin dans le vague et que moi aussi après je suis triste. Dernière marche. 

Camille ouvre la porte. On ouvre nos sacs à dos. 

Vivre l’aventure. 

Faustine

Lancer « j’vais chez Olivia » et remonter l’allée - pas nécessairement aussi vite que lorsque papa raccompagne les Témoins de Jéhovah au petit trot souple - passer le petit portillon mousseux au faîte - s’il est fermé, escalader par le trou vide de la cloche. Là où il y a eu une cloche, une fois. Mais jamais plus depuis le vol. La nouvelle cloche est restée de longues années sur la plus haute marche de l’escalier. 

Un souvenir accueillant #10

Pourquoi, depuis que je suis en âge de choisir mon séjour, ai-je toujours privilégié un jardin à un appartement correctement distribué ? Pourquoi préféré-je Rouen à Aix-en-Provence ? Pourquoi, alors que j’ai toujours vécu au bord de la mer, que je la sais présente, fidèle tandis que je l’ignore superbement, ne lui montré-je pas plus d’attachement, ni même d’intérêt ? Ce n’est pas du snobisme : je pense à tous ceux pour qui un balcon sur la mer est une aspiration sincère. Je veux bien accepter ma chance même si je n’ai pas fait grand-chose pour y voir une récompense. Ingratitude foncière  de l’enfant gâtée ? Les choses sont parce qu’elles ont à être. Les montagnes m’insupportent ? Même pas ! Elles m’indiffèrent. Je m’extasie poliment sur « les cimes acérées des Alpes qui se découpent sur un ciel sans nuages. » Évitons les conflits avec les autochtones !

 

J’ai grandi en pure citadine dans un appartement d’où les animaux étaient bannis – ça complique et ça sent mauvais – où les plantes en pot n’avaient pas droit de cité, où les vases n’accueillaient jamais la moindre fleur coupée – l’eau croupit et ça sent mauvais. Je n’ai pas fait de longues études de biologie mais d’expérience, je sais qu’il faut quelques jours à l’eau captive pour se corrompre. Chez nous, l’eau croupissait instantanément… Pfft ! On remplissait un vase et hop, les bactéries nauséabondes et forcément dangereuses accouraient en rangs serrés, se bousculaient et s’installaient en un clin d’œil. Nous vivions dans une asepsie inodore de bon aloi, loin des miasmes de la campagne. 

 

Pourtant, les miasmes de la campagne, je les trouvais plutôt sympathiques lorsque mes grands-parents m’emmenaient, en train – j’adore toujours les voyages en train – chez un grand-oncle viticulteur.

Pourquoi aujourd’hui le souvenir de l’eau lâchée dans les rigoles à angles droits ( l’étaient-ils vraiment ?) entre les pieds de tomates et les haricots arrimés à leurs bambous devient-il un moment de plénitude ? Qu’est-ce qui fait qu’en quête d’un « souvenir accueillant », assise à proximité d’une vasque où un jet d’eau s’échine à perdre haleine l’image de l’arrosage écrase soixante années de strates mnésiques et s’impose comme une évidence heureuse ?

C’est un mode d’arrosage économe. D’abord, l’eau hésite ou fait semblant, quémande le coup de bêche qui va lui ouvrir la brèche vers l’ouest. Elle ne s’engouffre pas, elle avance piano, pianissimo, elle doit aller loin et courir ne sert à rien. Le potager est soudain enveloppé d’une odeur verte, légèrement piquante, un peu surie qui me fait grimacer. C’est l’eau qui m’intéresse. Je file l’attendre au bout de la plate-bande : comment va-t-elle prendre le virage ? Elle roule délicatement, aspirée par le savant mélange de terre et de paillage qui demain la protègera du soleil. Tournera ? Tournera pas ? Gagné ! Elle décrit un angle droit parfait, longe le premier rang de haricots et deuxième angle droit, elle revient vers l’est. C’est magique ! Chaque soir le rituel enchante la petite fille qui ne peut s’empêcher de parier sur un dévoiement du système, un petit caillou qui viendrait gripper le bel ordonnancement. Le flot pourrait s’échapper, retrouver l’insouciance d’un ru. Dirais-je que je suis déçue ? Qui sait ? 

 

Plus tard, j’ai connu d’autres manifestations de l’eau bien plus sauvages, bien plus inquiétantes. Il m’a fallu une belle dose de volonté pour échapper à leur beauté hypnotique. Mais l’arrosage du potager, toujours semblable et toujours nouveau, toujours paisible comme la promesse d’une récolte parfaite berce inlassablement ma mémoire. 

Brigitte Maurin

 

 

 

Je ne pourrai jamais ouvrir la vanne des mots … cela m’emporterait comme une lame de fond gigantesque, me viderait de ma substance et me briserait en un instant… Je suis en vie, debout, empli jusqu’à la gueule, jusqu’à l’étouffement de toute cette matière affective, source de toute émotion, d’idéal, de foi, d’attentes et de soupirs. Univers de mon paradis perdu… depuis plus de 50 ans c’est ma tâche de contenir ce flot. Sa force. Sa violence. Si j’y pense trop ce sont mes yeux qui le distillent au compte goutte…

 

Je suis droit, penché au dessus du fer forgé vert canard du balcon. Sous mes petits pieds les brisures de carrelage en mosaïque bon marché sur le sol.  Parfois de longues minutes s’écoulent quand, assis par terre, je le regarde prendre vie et donner naissance à toutes sortes de formes aléatoires.

Plusieurs fois par semaine à l’heure où la cours de la caserne où je grandis se vide, où les coursives de l’immeuble d’en face éclairent les silhouettes des pompiers rentrant chez eux, où les cris des enfants vident cet espace qui nous est en principe interdit, je guette le corps collé contre la balustrade fraiche SA fiat 500 rouge, SA première voiture. 

 

Je sais son parcours de l’hôpital St Roch en centre ville à la caserne de Magnan. Je sais à peu près vers quelle heure les deux gigantesques bras anorexiques de la barrière vont s’élever en secouant leurs breloques métalliques pour laisser passer sa si petite voiture.  À ce souvenir je sens comme alors cette plénitude et mon petit être exulter par avance à ces retrouvailles. 

 

La voiture entre en cahotant un peu, elle contourne la cours par la droite, va se garer d’une preste marche arrière à son emplacement contre la façade arrière de la maison des jeunes qui est mitoyenne. La portière ne s’ouvre pas immédiatement, c’est comme s’il lui fallait retrouver un peu son souffle après sa journée de travail… Elle va s’extraire lentement de la coquille du véhicule. 

Elle est mince, moyenne de taille, bien proportionnée. Elle porte merveilleusement ses robes chemisiers qu’elle affectionne, pratiques, souvent infroissables et sans repassage. Des talons moyens affinent sa silhouette sans entraver sa marche nerveuse. Ses cheveux auburn sont courts, parfaitement mis en plis, ils encadrent l’ovale encore parfait de sa jeune quarantaine. Les pommettes sont assez hautes et le nez pointu… on dit dans la famille de ce nez qu’il peut piquer des biscottes. Ma sœur et moi en avons hérité.

Elle marche d’un pas absolument décidé, sans un regard pour les quelques pompiers de garde qui ne sont pas logés ici et trainent encore vers les garages qui ceinturent la cours. La « caserne » ce n’est pas son truc, elle rêve déjà d’un ailleurs avec nous. Elle mettra tout en œuvre dans les années qui suivent pour être la première de la famille et probablement la seule parmi les familles de la caserne à acheter avec mon père une résidence secondaire à la campagne… début des années 70 ce n’est pas rien …. 

 

Dès son diplôme de sténo-dactylo en poche, vers l’âge de 17 ans elle a été embauchée à l’hôpital gros employeur de la ville. Au fil des années elle va peu à peu gravir tous les échelons de l’administration hospitalière. C’est elle qui donne le tempo à la famille, et à moi en particulier.

Ses passions et ses arrêtés sont les miens jusqu’aux plus ridicules : elle a la passion des livres, je l’ai aussi, elle aime écrire, j’écris en secret, elle ne boit pas de café, je n’en boirai jamais… 

C’est elle qui fait l’essentiel chez nous en plus de son travail, c’est moi qui me dédie secrètement à la soutenir. Une ou deux fois par semaine elle va compléter les courses du mois pour le repas improvisé du soir. Je suis à ces occasions le seul à la rejoindre et à l’aider et je veille à l’exclusivité.

 

Vivement, jetant un œil rapide vers moi au balcon du 4ème bâtiment nord, elle va traverser la cours. Pour moi c’est le signal. Dans ces années avoir moins de 10 ans ne nous interdit pas de sortir. Il m’arrive fréquemment de faire quelques courses dans le quartier sans les parents. Ma sœur et moi allons souvent seuls chez ma grand- mère en bus à l’autre bout de la ville. 

J’ai déjà fait mes devoirs. Mon père n’est pas encore rentré. Je file la retrouver !

Je dégringole les 4 étages, si l’ascenseur est là je bouscule la double grille métallique en accordéon. Pour aller plus vite parfois je me jette dans le vide de la bigue du pallier de descente d’urgences des pompiers, c’est évidemment interdit aux enfants mais nous sommes tous initiés dès le plus jeune âge à son usage, c’est notre espace de jeux privilégié et le lieu de toutes nos initiations d’enfant. Je me retrouve au rez de chaussée  en un instant. Je file au supermarché à l’angle de Carlone et de Magnan. Je n’ai qu’à traverser deux rues, j’y arrive en même temps qu’elle.  

 

Nous nous embrassons. D’un regard, d’un sourire je sais qu’elle est heureuse de me voir fidèle au rendez- vous. Je suis le plus heureux au monde, elle me gratifie silencieusement de toute son affection et moi en cet instant je lui dédie toute mon existence et tout mon amour. Je connais et reconnais toutes ses humeurs, j’apprends ses douleurs, j’incorpore ses faiblesses, ses confusions, je les fais miennes, elle est ma déesse, je suis son esclave consentant à tout jamais…. 

 

Ces moments de grâce ordinaire nous réunissent à l’insu de tous. Ils sont à nous, parmi tant d’autres instants de connivences invisibles, de solidarités muettes, de regards et de demi- sourires partagés, enfouis sur le continent perdu de mon enfance. 

Ainsi j’ai acquis le goût du secret et de l’occulte, la science des silences, de la lecture des corps, l’aspiration à un idéal inaccessible… ce pourrait être une épiphanie, c’est une fusion où l’existence pour s’en extraire verse un lourd tribu qui indiffère à l’enfant, qui déroute l’adolescent, que paye l’adulte pour ne pas se noyer… Mais comment résister, comment refuser l’amour d’une mère… ?

 

…. Je ne peux pas lui dire que je l’aime ...

Frédéric Costa

C’est toujours le but de notre première balade lorsqu’au début de l’été nous arrivons sur les lieux. Depuis plus de trente ans. Parfois non, considérant la météo, nous la gardons pour « plus tard ».  

Ce n’est pas très loin, et, surtout, il est possible de la rejoindre sans avoir à utiliser la voiture. 

La chapelle ND de V, bâtie au dix-huitième siècle est située dans un lieu écrin, à dix huit cents mètres d’altitude. Des cartes postales la montrent toute blanche sous son toit d’ardoises et sur fond d’Aiguille Grive enneigée — sommet culminant à deux mille sept cent trente deux mètres — avec un ciel toujours très bleu.  Elle fait face au massif de Bellecôte, qui s’élève à trois mille quatre cent dix sept mètres.

Nous l’avons connue délabrée, ses peintures presque effacées. Nous l’avons connue fermée au public. 

Aujourd’hui on vient admirer les couleurs vives redonnées à ses murs, aux voutes, aux piliers et le retable est de nouveau animé du mouvement des robes dorées des saints. 

Côté sud et attenant au bâtiment de la chapelle, une sorte d’habitation — plutôt un petit monastère — à clocher aux murs décrépis. Des tables et des chaises en plastique blanc sont éparpillées dans le petit jardin.

D’ordinaire, la chapelle est le but de la balade. Une fois le tour intérieur de l’édifice effectué, la question se pose du chemin à emprunter pour le retour. Si je suis seule, j’opte pour la route des Espagnols par laquelle je suis arrivée. Moins pittoresque que les chemins de montagne, elle offre l’avantage d’être en pente constante mais assez douce. 

Si je suis accompagnée, il est hors de question de laisser la facilité l’emporter, et nous nous lançons vers l’ascension — inutile, à mon sens… mais nécessaire — qui teste notre résistance et notre souffle de citadins en ce début d’été.  La montée étant prétexte à arrêts sur les divers points de vues — regrettants — sur l’édifice. 

Manière qu’a  le paysage de nous l’offrir en nous retenant.

Si réellement la forme est au rendez-vous, il nous est plaisant, voire grisant, de lancer le défi du Col des Frettes — chemin étroit, à passages vertigineux, dans les éboulis de roches très blanches —.

 

Une année, j’ignore encore pour quelles raisons, au lieu de poursuivre notre promenade coutumière, ou de simplement revenir, nous avons longé le flanc de la montagne pour aboutir au sanctuaire primitif, logé dans un repli du massif.  À cela, rien de surprenant ni d’original. La balade existait, très fréquentée, et les lieux me semblaient familiers. Nous nous y étions sûrement déjà rendus, mais sans souvenir très précis.

À mi-pente sur le ventre arrondi de la colline, mijoté dans la lente tiédeur de Juillet — le lieu n’existe que l’été — toutes fleurs épanouies. Encore le léger poivre des derniers œillets. Herbe foulée, humide, terre qui garde l’empreinte près de la source — miraculeuse — sous la voute de pierres. Chambre d’échos froids à l’écoulement de l’eau. Sur la pierre, le patient goutte à goutte, première musique, ostinato, pulsation. Inlassables bourdonnements d’insectes, troupeaux sonnaillant derrière l’écran de forêt. Fumées d’anciens cierges éteints, eau bénie, lieux d’ombre à l’odeur de cave. Écailles de plâtre  des angles fleuris, délicats. Volutes des bois dorés du petit retable que la lumière met en marche. Où s’envolent les hanches maniérées sous les robes des saints porteurs de palmes. La foule des corps resserrés, visages rieurs, hilarités sauvages, agrandies jusqu’à la grimace,  bouches édentées, sourires, absence, des saints torturés et dociles sur le plâtre bleu. Odeur d’encens… 

Et, sur la pierre qui chavire, mon pied retrouve la sensation des voyages. Le corps matraqué, les sens abasourdis par le poids d’enfance rendue d’un coup et un mot, une langue revenue.

M’incammino, je me mets en marche à travers cette langue de mes aïeules re-suscitées.  M’incammino… les mots de Sesto dans La Clémence de Titus, l’opéra de Mozart. Ces mots précis — mais loin de la scène tragique qu’est en train de vivre Sesto au moment où ils les prononce — je me mets en marche à travers ce pays, celui que ce mot me dessine : Une usure blanche sous mes pas, creusée par les passages.  Au milieu, pousse encore un peu d’herbe, un reste de sauvage. Tout autour, un paysage de campagne  avec de rares maisons derrière des bouquets d’arbres sombres, une chapelle, un pont et du ciel. Et le son de cloches que l’air traine, et puis, l’aboiement d’un chien. Et les odeurs : de terre, de foin coupé, d’encens. Et le moment : il est midi dans ce mot où la lumière est verticale. Tout cela qui l’encombre, et voyage à travers lui.

Sous mon pied, ce petit obstacle légèrement mouvant et, peut-être, ce sont mes pieds qui parlent ou alors c’est le chemin, la route, peut-être, qui s’est adressée à moi ?

 

 

Françoise Durif

Pourquoi du parce que #11

J’ai dû voir cette maison une ou deux fois enfant — Mémé c’était la plus petite ? — Elle était la dernière, vive et fresquette, volubile, gaie, un garçon manqué, elle savait tirer au lance pierre — Quel âge aurait- elle ? — 103 ans cette année, Joseph en permission fin 1915 a engrossé Anna l’arrière grand mère. Quelques mois plus tard Joseph mourrait au champ d’honneur, Justine la petite dernière en parlait encore à 97 ans — 12 ? — Ils étaient 12 enfants, 12 brindilles de taille inégales s’agitant et bruissant dans tous les coins de la vaste demeure en terrasses, Anna était lavandière — La rivière déjà ?… Comment ? — Le Paillon était ce cours d’eau désormais enseveli qui courait entre les rocailles d’un vallon niçois, tantôt gonflé des eaux métalliques des alpes, tantôt sinueux et timide comme un ruisselet. Autour des pierres plates elles, les nombreuses filles d’Anna, elles étaient éparpillées et frottaient le linge dans le Paillon. Elles rivalisaient et cohabitaient tant bien que mal — Justine nous racontait …—  Elles prêtaient leurs bras dès qu’elles sortaient de la classe si elles n’avaient pas fait l’école buissonnière. Elles partaient aussi en virée, comme à autant d’invitations au bal,  livrer le linge amidonné et repassé dans de grands paniers d’osier au beau monde provençal d’alors — Qui était l’ainée ? — Peu importait, Anna commandait à la maisonnée et la vie était organisée autour d’une hiérarchie implicite, tatillonne et versatile, qu’Anna faisait varier au gré de ses préférences. Justine gardait de ces années laborieuses d’enfance des goûts de miel et des goûts de fiente, des bleus dans l’âme et des rires de jeune fille dans le cœur, le gout pointilleux du beau linge, d’un étendage méticuleux, d’un art consommé du repassage — Elle repassait chez nous aussi ? — Les longues après- midi sans école où la pluie nous cloitrait, elle repassait les montagnes de linge de Thérèse sa fille, et nous racontait cette ambiance de vapeur, de fers qui tournaient sur les réchauds à bois et de femmes moites. Elle nous racontait sans censure, sans pudeur, avec nostalgie souvent, sa mère, sa grand mère, ses écoles buissonnières, les histoires de famille, le départ des uns, la guerre des autres, les séparations, les enfants, les retrouvailles, ses frères partis pour les « colonies », les longues maladies, ses nuits de veille auprès de sa mère, les deuils — Parfois il faisait beau, souvent même … ? — Nous marchions alors des heures durant dans Ses collines, aux alentours de la Madeleine notre quartier, sur de petits chemins communaux qui n’étaient connus que d’elle qui y avait couru toute son enfance, nous la voyions débraillée, joueuse, cancre et provocante. Ils s’ouvraient à son approche avec des parfums de rosiers, de pins, des goûts de pignons que nous cassions chemin faisant avec des cailloux — Et le goûter du jeudi avec mémé ? — C’était un délice acheté à la boulangerie de Carlone, un petit pain brioché au lait pour chacun, que nous embrochions avec une barre de chocolat noir dans son emballage individuel, un luxe !  — Et la maison au bout de ces chemins herbeux ? Pourquoi n’y allions nous pas plus souvent ? Pourquoi n’était- elle pas à elle ou à nous cette maison de famille ? Pourquoi nous en tenions nous toujours si loin ? Pourquoi étions- nous comme des inconnus pour ceux qui y vivaient, alors que c’était Sa maison, Ses histoires, Sa chair, celle de ses sœurs, celle de nos ancêtres, les seuls dont nous savions les noms et les prénoms, la vie et la mort, les tombes dans les cimetières ? — Lors de dates anniversaires peut- être, ses pas devaient savoir, mais rarement elle nous menait près de sa maison d’enfance. Elle nous y emmenait comme en pèlerinage secret — Elle y arrivait toujours silencieuse… — Très silencieuse et recueillie, comme ne voulant pas déranger, ou peut- être ne voulant pas être vue — C’est ça...

 

…La maison est à flanc de colline, les larges plates- bandes de terre sont étagées avec peu d’arbres dessus, quelques figuiers sauvages se font une place dans les recoins. Elle est vaste et simple, posée sur une terrasse surplombant les restanques. La façade délavée, quelques frises art nouveau se devinent presque translucides sous la toiture. Les volets sont en bois, épuisés par la lumière et tous largement ouverts. Un pied de vigne court sur la tonnelle qui ombrage la terrasse et couvre la porte d’entrée de la maison. À l’une des extrémités de la terrasse se mélangent au treillage et s’entremêlent aux rameaux de vignes les branches d’un vieux figuier généreux dont il faut, en cette automne, ramasser les fruits charnus et sombres qui bombardent et maculent le sol. A l’arrière de la maison, et qui la surplombe, le large bassin circulaire en ciment, comme un diadème de guingois. Si l’on monte les escaliers qui partent du portillon métallique de l’entrée en contre-bas et mènent à l’entée principale, on longe la plate-bande piquée de perches qui tendent les fils à sécher le linge. Autrefois alourdis de draps, de linges de maison et de vêtements séchant à l’adret, au grand air des champs d’œillets du voisinage, lors de nos visites furtives avec Mémé ils n’étaient plus que des spectres cachectiques qui pendouillaient sans charge…

 

Où sont les nôtres ? Pourquoi la porte ne s’ouvre-elle pas sur un sourire de bienvenue, nous offrant à nous asseoir pour boire un verre de limonade sous la tonnelle, croquer dans les figues rassemblées dans le compotier de porcelaine en feuille de chou? —  Le silence de Mémé couvrait pour l’essentiel ce passé, nous sentions les remous de ses pensées, les tumultes de son cœur, mais personne alors ne disait rien — Et les hommes ? — Les hommes n’étaient pas là pour la paix - Ils étaient morts, oubliés, rongés d’alcool, figés dans des tranchées mortelles de poussière et de boue,  absents, incapables, défaits. C’était l’époque, c’était le temps de la rivalité des filles- mères, des sœurs, le temps des contentieux abcédés et des venins répandus sur les plaies, le temps des préférences et des coalitions stériles. Les filles se sont déchirées, les filles des filles ont suivi par ignorance et par fidélité filiale, cela nous a usés. Cela a usé la famille, rogné les liens, dissous les alliances —  Justine s’est tue ? — C’est Thérèse qui a dit les secrets et qui a collecté les mémoires du passé. — La maison qu’est-elle devenue ? — Ils n’ont pu s’entendre, celle qui l’a gagnée par revanche l’a revendue par bêtise et Mémé nous y emmenait désormais en silence comme en pèlerinage secret…  

Frédéric Costa

En rêve. Je vois la chambre. Je vois les murs de plâtre peint au rouleau. Le rouleau comportant des dessins en creux a écrasé sur les murs de la chambre des centaines de formes étoilées. Etoiles mal dessinées, ratées et d’un ton lie-de-vin qui ne porte pas au rêve mais plutôt à la fin d’un repas trop arrosé sur des nappes blanches et qui ne le sont plus. Souillure. Pourquoi ? Et qui me reportent au tableau d’Ingres : Madame de Moitessier et  l’espèce de tache en étoile grise que l’ombre creuse dans l’un des plis de la robe. La robe dans la malle de bois tendue de tissu qui a perdu sa couleur, contre le mur blanc aux étoiles lie-de-vin. Lie-de-vin comme la tache qu’elle portait à son cou. Qu’elle a porté dès la naissance, alors que la robe, cette robe bleue, d’un bleu roi, avec de fines lignes blanches se croisant deux par deux en surépaisseur,  et formant ainsi carrés ou rectangles… Où a-t’elle bien pu la porter ? Pour quelle occasion ? 

La jupe a de larges plis plats et le corsage s’orne d’un large col blanc de coton plus léger, à fines rayures tissées.

Cette robe bleue dans la malle maintenant, pourquoi ? parce qu’elle appartient à ta grand-mère, je le sais.  Pourquoi se trouve t’elle dans la malle et non dans la penderie comme celles, peu nombreuses, de Mamé ? pour ne pas l’abimer, et puis parce qu’elle ne sert à personne, elle ne va à personne. Mais pourquoi personne ici ne la porte ? mais parce qu’elle est beaucoup trop habillée pour Mamé qui vit à la campagne, voyons. Une campagne où l’hiver dure longtemps.

L’odeur de la malle, bois, métal des ferrures. 

L’odeur de la robe bleue qui n’est pas l’odeur de Mamé quand je l’embrasse. Encore différente de l’odeur des colis envoyés pour Noël, l’odeur d’un Noël tout neuf, l’odeur de plastique d’un pays tout neuf. L’odeur couchée bien rangée entre les bords hauts, profonds, de la malle. Dans le noir de la malle. Secret. Pourquoi. 

Pourquoi la robe, la jolie robe couchée-cachée dans la malle, pourquoi le blanc légèrement jauni du col blanc qui s’est taché à la longue. Dans la malle il n’y a jamais eu rien d’autre.  Dans cette malle, pourquoi ? Comme si la robe bleue devait rester cachée, comme si la ranger à côté des vêtements de Mamé ça aurait juré peut-être ?

Jurer, c’est très mal vu. Jurer, sauf quand on dit je le jure en levant la main droite devant le juge. La robe jure sans jurer. A quoi sert-elle puisqu’elle ne sert pas ?

Une relique couchée, promise à une autre ? Offerte à une autre, mais laissée là, pourquoi ? Aucune photo n’atteste le port de la robe --  était-ce celle du second mariage ?--  Se pouvait-il qu’elle se soit remariée en bleu et blanc, celle à qui a appartenu cette robe bleue, cette couleur si franche, qui jure sur nos gris et le noir des robes de vos vieillesses ? avec les pauvres mains de Mamé, si abimées par les travaux, les mains oiseaux qui chassent les fantômes et les mauvais rêves et calment les étoiles sur ma peau, abimeraient-elles la robe si elles venaient à la frôler, à la toucher  ? 

La courte cérémonie, on le sait, a eu lieu le 24 décembre. Ce n’est pas la saison de la robe. Mariés à Noël et sans la famille, dans la chapelle de l’Ambassade des Etats-Unis, Paris XVIème arrondissement. Et ma mère était beaucoup trop jeune à l’époque pour la porter, alors, pourquoi ?  alors que le couple vient de se former, vient de se marier, c’est donc certainement un cadeau, ça n’est pas elle qui a pu se l’offrir à l’époque. Alors, si cadeau de ce second et exotique mari, pourquoi l’avoir laissée là à son départ ? Pour faire rêver sa fille – cette enfant qui deviendra ma mère – d’un avenir meilleur que celui qu’elle lui lègue en la laissant, la confiant à Mamé, dans cette région reculée et montagneuse d’où elle, elle s’est échappée ? La conscience tranquille d’aller chercher du travail  après la mort de son premier mari ?

Les grands oiseaux-questions tournent dans la chambre, frôlent la malle à pourquoi. Mamé a parfois ce geste de la main pour calmer, éloigner les oiseaux-questions qui tournent, par le battement de sa main,  elle rajoute un peu d’air qu’elle entraine dans son geste et les oiseaux-questions remontent pour un temps au plafond de la chambre-malle tendue d’étoiles sales, où, trop nombreux ils continuent de tourner, frottant leurs ailes gigantesques à étouffer, sans trouver d’issue. Ils demeurent prisonniers dans la chambre à pourquoi. Les dessins sur le plâtre du mur font penser à des étoiles, prisonnières elle-aussi, et que le peintre a voulu d’un brun de sang séché. Pour quelle raison ? Qui en a décidé ? 

Françoise Durif

L'avant-dernière volonté #12

à Barbara, Anne- Marie, Justine-Antonia, Thérèse, Marie- Anne, Claire et Aurore.

 

Jour après jour, semaine après semaine, sa vie s’en va, à petits pas. Le temps l’a surpris. Les records de longévité la font sourire, elle préfère désormais s’en aller, ne plus voir s’effeuiller son histoire, vieillir ses enfants, disparaître ses amours, ses amitiés, s’effacer ses souvenirs. Sa vie est passée comme un souffle. Sur le pas de cette porte qu’elle commence doucement, mais sereinement à entrebâiller, au moment où elle sent qu’elle pourrait s’échapper, au bout de la ligne de son existence, comme la secousse ressentie quand on pêche et qu’un poisson vient « piter » l’appât, elle a ressenti, d’abord en la tenant entre les mains l’enveloppe puis en l’ouvrant comme une invitation, surprenante, rafraichissante, à un nouveau petit plongeon dans la vie…

 

Hier elle descend comme quotidiennement jusqu’à la boite aux lettres. Elle l’ouvre machinalement, en retire les papiers publicitaires avec une enveloppe assez volumineuse et de belle qualité. Elle est expédiée de Corse. À l’intérieur quelques phrases laconiques lui demandant de contacter urgemment l’étude notariale de maître Claude Santoni et Col. Elle laisse s’écouler la matinée et appelle faussement détachée dans l’après midi. La clerc de notaire, lui apprend qu’il s’agit d’un héritage en cours de règlement, pour lequel l’étude a dû faire des recherches d’ayant droit. A priori elle serait l’unique survivante éligible à la succession de Simon Antoine Rutilio Graziani. Elle doit rappeler Maître Santoni le lendemain pour plus d’information. Elle raccroche un peu sonnée, presque contrariée, elle n’y comprend rien, nous n’avons plus de lien, plus personne en Corse. De notre branche Graziani, nous ne connaissons qu’un couple de vieux cousins, un frère et une sœur, jamais mariés, morts depuis longtemps, sans aucune autre nouvelle depuis lors. 

 

La vue brouillée par sa vieille cataracte, un peu aiguillonnée par le coup de fil qu’elle vient de passer, elle décide sur le champ de faire un peu de ménage dans sa tanière. Elle devait le faire de longue date, ne rien laisser d’inutile derrière elle, pas trop de trace... Elle ne veut pas aggraver la peine des enfants avec le ménage de son passé. Aujourd’hui il s’impose. Comprendre comment ce notaire de Bastia l’a débusquée et comment elle peut se retrouver à 86 ans héritière putative. Elle m’appelle dans la foulée.

 

Nous nous mettons sur la piste de la poussière, de la cendre, du papier décomposé. Depuis des années ma mère accumule, elle fait des tas, des piles, égarées de ci de là, un peu comme l’on disperse les œufs à pâques dans le jardin. Je redécouvre des recoins oubliés et des monticules de grandes enveloppes où elle a classé tous ces documents oubliés. J’essuie la margelle de la cheminée, je retire la cendre accumulée sous le foyer, j’allume un petit feu, elle s’assoie les fesses bien au chaud, moi sur la balancelle à côté. J’ai ouvert les enveloppes, éparpillé les papiers vieillis et jaunis par le temps, griffés de dates, de noms, annotés de croquis des branches des générations successives que ma mère assez férue de généalogie a tracés et compilés, comme autant de fil de laine qui vont peut- être nous aider à remonter le labyrinthe des méandres du passé …

 

Avant 1876 tout semble simple, car nous sommes corses. Les générations se suivent comme les notes de la gamme, se répétant sans sauter d’octave, identiques ou presque. Les prénoms des hommes et des femmes de la famille se succèdent et se régénèrent, seules les dates de naissances quand on les connaît et les seconds et troisièmes prénoms hérités des parrains, marraines et grands- parents permettent de distinguer les individus… Ma mère a infailliblement et systématiquement accumulé tout ce qu’elle a  pu concernant la branche corse de la famille du côté maternel. Les papiers sont là, au sol, à présent classés par dates et par qualité : les documents administratifs recopiés ou reproduits, les enveloppes, les vieilles cartes postales, les lettres échangées entre ma mère avec les vieux cousins. Autant de papiers dont la lecture plus attentive et nos petits ordonnancements remodèlent l’histoire familiale que nous avons figée dans nos représentations et légendes transgénérationnelles.

Nous identifions facilement  Rutilio, Simon et Antoine, respectivement mon bisaïeul et ses deux fils, l’ainé et le cadet. En conséquence la combinaison des prénoms Simon Antoine Rutilio pourraient indiquer pour notre mystérieux ancêtre ceux de son père, parrain et grand père, dont nous connaissons bien l’existence… mais au bataillon de notre famille, ma vieille maman, ultime mémoire du clan, ne connait pas de Simon Antoine Rutilio Graziani !

La clef est sans doute Barbara, l’arrière grand mère de ma mère et la première à quitter Borgo notre berceau Corse à l’âge de 18 ans... Barbara semble une bonne pioche, son départ si jeune, veuve de Simon le fils ainé de Rutilio, foudroyé par la maladie du charbon. Elle semble la protagoniste principale de ce hiatus historique familial, mais indubitablement il nous manque une pièce. Il est prévu que je me déplace en Corse avec la procuration maternelle pour rencontrer Maître Santoni.

 

L’étude de Maître Claude Santoni est sise dans un très beau bâtiment de pierre. On m’introduit dans un vaste bureau conservé, bien que rafraichi, dans son « jus napoléonien », de grande dimensions et de grandes fenêtres, sobre, presqu’austère, à la lumière de la Corse, c’est une ambiance solaire et chaleureuse qui se dégage du lieu. À ma grande surprise c’est une toute petite femme, la cinquantaine, rondelette, le regard vif, la parole expéditive qui m’accueille là ou j’attendais un notable chenu, blanchi par les ans.

 

Nous traitons rapidement des détails de la succession qui se résume en un magnifique domaine de terres cultivables, de vergers, de quelques arpents de vignes. Ces terres intéressent la mairie qui souhaite y faire construire une maison de retraite tout en valorisant le domaine naturel. La mairie nous en propose une somme conséquente, mais avant de prendre toute décision Mme Santoni, que je sens pressée de passer à autre chose, me suggère de prendre avec ma mère, ma sœur et nos enfants respectifs le temps nécessaire pour y réfléchir. Rien ne presse.

Elle m’invite ensuite très gentiment et en changeant perceptiblement de ton et d’énergie à passer sur le balcon filant sur lequel donne son bureau. L’espace extérieur est assez large pour deux chaises et une table en fer forgé vert de gris où nous nous installons.

Son regard s’est adouci, presque complice. Elle me confie que cette recherche d’ayants-droits l’a passionnée. Elle l’a menée dans le village d’origine de sa propre famille côté paternel et grâce à quelques souvenirs de son arrière grand mère encore vivante, elle a résolu son enquête minutieuse avec quelques recoupements complémentaires qui l’ont finalement conduite à des documents originaux qu’elle me confiera plus tard.

La fin de l’après midi est douce, la lumière du soleil confère aux pierres de tailles de la bâtisse et des balustres anciennes des couleurs de miel, je sens que Maître Santoni s’apprête à un récit dont elle a rassemblé avec plaisir et obstination toutes les pièces.

 

Barbara est appuyée sur le bastingage. Ce moment du départ qui semble remplir la foule d’une euphorie insouciante est pour elle un moment fastidieux qu’elle aurait aimé ne jamais vivre. Elle est là, pleine de colère et de chagrin subissant l’excitation de la foule. Autour d’elle, la bousculade des allées et venues des hommes de bord, les cris de la populace en bas qui les regarde, les salue et s’agite sur le quai. Antoine est là en bas lui aussi, triste et penaud, elle ne peut plus rien pour lui. Elle laisse cette terre mais sacrifie à ce départ et à sa liberté son fils nouveau-né. Tout a été si vite, elle tente de remonter le fil de ces derniers mois, essaie en vain et avec la rage de l’impuissance de comprendre ce qui aurait pu être différent, comme si elle pouvait ainsi changer le cours des choses…

Il y a moins d’un an Rutilio, le doyen de la famille sent sa mort approcher. Avant son départ il souhaite achever de vieux rêves de patriarche et marier son fils ainé Simon à Barbara une jeune cousine. Cette alliance convenue de longue date consacre son « règne ». Elle permet de réunir des terres qui avaient jadis été divisées et de reconstituer le patrimoine familial ancestral. Barbara est orpheline. Elle a été élevée par la sœur de Rutilio, restée vieille fille et qui s’est trouvée toute désignée pour s’occuper de l’enfant à la mort de ses parents, la laissant seule héritière d’un joli patrimoine terrien que Rutilio gère depuis lors. Par chance les deux fiancés se connaissent et sont inséparables depuis l’enfance. Le mariage est donc célébré plus vite que prévu.

Simon et Barbara convolent en justes noces. Leur jeune sang et l’impétuosité de leurs étreintes font bien vite le reste et la toute jeune femme est déjà grosse qu’à peine mariée.  Quelques mois plus tard et sans difficulté Simon Antoine Rutilio vient au monde. Une nouvelle vie nait, tandis qu’une autre s’éteint lentement, c’est dans l’ordre des choses… Alors Rutilio, comme une dernière volonté d’affirmer son prestige, son éclatante générosité de notable et de propriétaire terrien à la face des villageois et du reste de la famille, demande à Antoine le cadet d’aller tuer quelques moutons en l’honneur de la naissance du dernier né. Pour le grand père ce sera l’ultime banquet familial.

Antoine ne peut s’acquitter de sa tâche en raison d’un vilain tour de rein qui le maintient alité et banalement c’est Simon le fils ainé, le jeune marié et futur héritier des domaines qui s’en va tuer les bêtes. Là le mauvais conte commence, il se blesse comme souvent ici, trois fois rien, mais l’un des moutons, on ne le sait que plus tard à la mort de quelques autres bêtes du troupeau, est porteur du charbon. On avait oublié les pâtures maudites, interdites de longue date, pendant l’été les bêtes s’en sont peu à peu rapprochées et personne n’a songé aux épidémies d’antan. Avec les grosses chaleurs le charbon s’est réveillé… Le fils décède avant que l’on puisse faire quelque chose et Rutilio désespéré se voit devancé par celui qui portait tous les vœux et tous les espoirs de son sang. La mort a pris Simon dans ses bras comme le vent cueille les fleurs avant que l’arbre n’ait pu donner tous ses fruits. Antoine le frère cadet est dévasté.

 

Au sol, la paille répandue amortit le bruit des galoches des plus anciens. Les volets sont fermés, les miroirs endeuillés. Simon est allongé au rez-de- chaussée mais c’est le vieux que l’on monte saluer, c’est lui le roc rouge, autoritaire que l’on vient voir terrassé, cachectique, méconnaissable. C’est Barbara aussi, la jeune veuve. La vie était trop facile pour ceux là. Les visiteurs ont ravalé leur agitation et leur hystérie, mais pas leur envie. A l’étage, silencieux, tout à coup apaisés, les alliés, amis et voisins défilent dans la vaste demeure. Aux pieds du doyen abattu ils viennent rendre leurs hommages. Lui ne respire qu’à peine, c’est le chagrin qui l’étouffe un peu plus à chaque seconde.

En venant humer l’odeur de la pénitence du vieux, on récupère un peu de bonheur pour sa propre misère et l’on se répète que l’on ne doit jamais envier le bonheur des autres. Rutilio survit plus qu’il ne vit, sa dernière obsession : convaincre Barbara d’épouser Antoine le cadet et parrain du nouveau né. Antoine est loin d’égaler Simon en énergie et en initiative, mais il pourra s’appuyer sur cette compagne vive et ambitieuse.

Barbara ne l’entend pas de cette oreille. Elle refuse tout net, elle s’entête, elle a fini avec les plans du vieux. Son Simon est parti de la faute du père, elle ne veut plus rien savoir et ne surtout pas récupérer le plus jeune qui aurait dû partir à la place de Simon. Son lait s’est tari et son nouveau né que tout le monde appelle déjà Simo tête le sein d’une autre. Rutilio cède mais sa dernière volonté est alors irrévocable : Barbara partira sans l’enfant. La jeune mère est brisée, mais elle n’a pas la force de combattre le vieux. Elle comprend son chagrin et ses ambitions, elle sait aussi que sa nouvelle vie de femme seule avec un jeune enfant à charge, même veuve, serait plus difficile encore. Elle accepte, elle n’aspire plus qu’au départ, à un autre air.

C’est le moment durant lequel la France appelle sa population à aller peupler l’Algérie, à y amener son savoir faire et du sang neuf. Barbe, c’est le nom qu’elle porte désormais, quitte en septembre 1876, à 18 ans et seule, son pays pour tenter sa chance comme lingère à Oran, sur une terre à peine pacifiée.

On imagine plus que l’on sait, car ses lettres sont rares, qu’elle y travaille trois à quatre années.

Rutilio s’est éteint alors que le bateau qui emmenait Barbara vers Marseille puis Alger doublait le port de Bastia. Simo est élevé par Marie-Justine la veuve du vieux qui dit-on l’aime et le choie plus qu’elle ne l’a jamais fait avec ses propres fils.

 

Madame Santoni suspend son récit et m’interroge sur Barbara, que savons- nous d’elle ?

Ma grand-mère décrivait sa propre grand mère Barbe comme une femme taciturne, indépendante, intrépide, autoritaire, fumant la pipe et chiquant plus que de raison, mais nous n’en savons pas beaucoup plus, nous n’avons que des bribes de son histoire qui suffisaient jusqu’à présent à notre étonnement émerveillé. Dans les années 1880, à la suite d’insurrections locales, mais ayant sans doute eu le temps de faire prospérer sa petite affaire, Barbe quitte l’Algérie pour Marseille où elle ne s’installe pas. Trouvant la vie plus agréable à Nice elle y acquiert pour une poignée de figues une vieille maison niçoise, perchée sur les flancs de la Madeleine, l’une des collines qui surplombe la ville, suffisamment vaste pour y accueillir une future famille et surtout sa petite entreprise de lavandière comme on dit dans le sud.

Barbe devient niçoise. Elle se marie, en 1882 elle met au monde Anne- Marie, à notre connaissance sa seule enfant, qui elle donnera naissance au cours de deux mariages successifs à une fratrie de douze frères et sœurs dont ma grand mère. Plusieurs générations vont prospérer dans la vieille maison de la Madeleine.

C’est un peu par hasard, lors d’un voyage en Corse, en demandant des nouvelles de la famille Graziani au boulanger du coin, que ma sœur a retrouvé les deux cousins sœur et frère, Angèle et Mathieu, déjà très âgés, sans descendance, avec lesquels nous n’avions pu entrer alors dans tous les détails d’une histoire familiale qui nous échappait en grande partie et avec lesquels ma mère a correspondu jusqu’à leur mort, le plus souvent au nouvel an.

 

Madame Santoni boit une grande rasade de citronnade glacée que nous a servi sa secrétaire. Elle a acquiescé à mon récit. J’ignore si c’est le destin de cette jeune veuve qui prend en main seule son existence ou l’enquête dans son village qui la touche autant, mais je la sens émue, concernée. Je n’ose pas l’interroger, elle reprend le fil renoué de son histoire, le regard tourné vers l’intérieur … Comme le grand père l’avait espéré, Simo très jeune prend en main le domaine, il administre les terres avec sérieux et bon sens. Il ne se marie pas. On le sait méditatif et solitaire. On lui connaît une passion : l’opéra. Il s’y rend à Bastia le plus souvent possible. Seul. On lui attribue des liaisons sans vraiment savoir si elles sont féminines. On le voit parfois sur le seuil de la bastide un carnet à la main, il y griffonne mais on ne sait pas vraiment s’il écrit ou s’il dessine. Il est secret. Antoine son parrain est devenu comme un grand frère qui l’accompagne plus qu’il ne le guide. Le leader naturel est le plus jeune, Simo. Antoine a fait quelques tentatives de demande en mariage, mais cela n’a pas abouti, il préfère sa vie de célibataire.

Alors que Simo est déjà un jeune adulte, son parrain qui rentre nuitamment, sans doute un peu éméché d’une virée en ville, se noie accidentellement emporté par une mer plus grosse qu’à l’accoutumée. Le filleul très affecté par ce décès, comme souvent, s’attache encore plus âprement au travail.

Nos cousins Angèle et Mathieu sont les rejetons de l’une des deux sœurs de Rutilio qui s’est mariée tardivement. Les seuls descendants identifiés en Corse, morts depuis des années et qui ont eux mêmes après le décès de Simo poursuivi l’entretien de quelques lopins de terre qui sont ensuite tombés en friche jusqu’à ce que la mairie cherche à les préempter pour bâtir un EPHAD et mandate Maître Santoni pour la recherche des descendants et le règlement de la succession.

 

En Corse l’histoire avait un peu oublié Barbe et son départ précipité pour l’Algérie. De son côté elle n’avait presque jamais donné de ses nouvelles, à qui ? Peut- être à Marie-Justine, mais Maître Santoni n’en a pas retrouvé de trace. Celle-ci semble avoir conclu son récit. Elle se lève et va dans le bureau. Elle en revient avec l’un des calepins que j’avais vu plus tôt, posés sur une étagère. Il y en a douze, reliés de cuir de couleurs semblables. Usés, vieillis, les feuillets jaunis mais encore lisibles.  Elle les regarde avec révérence et me confie que ce sont les carnets de Simo retrouvés dans des cartons dans la cave des cousins. En les lisant avec attention elle a découvert la vie de mon arrière-arrière grand oncle et trouvé presque toutes les clefs. Intéressé par la psychanalyse Simo y notait ses rêves, certaines de ses journées, des poèmes, des dessins, des confidences sur ces rencontres et les éléments qu’il avait pu glaner auprès de sa grand mère, de son parrain et de ses tantes sur sa mère et son père. Ces précieux carnets contiennent l’essentiel de sa vie, Claude Santoni les enveloppe et me les remet religieusement.

 

J’appelle ma mère, mais je ne lui livre pas les détails. Elle est évidemment plus intéressée par les histoires de famille que par l’héritage. Je rentre, elle va passer le mot à ma sœur. À vrai dire je suis un peu KO. Ce n’était pas grand chose et je ne suis pas resté plus de trois jours en Corse, mais sans doute que ces détournement du cours convenus de certaines existences, ces récits de solitude, d’obstination, de combat pour une vie riche et indépendante, parfois secrète, de résilience font plus écho en moi que je ne suis capable de le reconnaître. Depuis toujours j’encaisse souvent à mon insu en ayant pourtant l’impression de traverser les événements sans trop d’émoi visible… Les générations se sont suivies, les prénoms ont changé, mais les scénarios à quelques détails près sont restés les mêmes.

 

Ma mère m’attend sur le pas de la porte de la maison niçoise qu’avait acquise Barbe en 1880 en arrivant sur la côte d’azur. Elle est restée dans le giron familial, longtemps abandonnée et comme un retour aux sources, ma mère a décidé s’y installer après le décès de mon père. Peut-être aujourd’hui, sur ce seuil ressemble- t- elle un peu à Barbe ? Avec le temps, à coup sur, elle ressemble de plus en plus à sa mère, ma grand mère Justine- Antonia. Elle m’invite sur la terrasse. C’est février, le parfum des mimosas est déjà dans l’air, les bourgeons de la vigne et du figuier débourrent. Sur la table une pissaladière et une tourte de blettes blanchie par le sucre glace, c’est son rituel maternel quand je monte la voir à la maison de la Madeleine. Trois verres, et une bouteille de vin d’orange, je trouve ma mère plus fraîche, plus vive que quand je l’ai laissée, plus alerte. La vielle cloche rouillée s’agite au bout du fil de fer étique qui court encore de la grille de la porte d’entrée du bas de la propriété vers la maison, ma sœur arrive. Je la vois monter la volée de marches qui mène au seuil de la terrasse. Elle vient s’asseoir en soufflant, aucun de nous ne rajeunit…

 

A la fin de sa vie Rutilio mon bisaïeul a voulu d’une énorme fête familiale. Cette volonté, qui serait l’avant dernière, il l’ignorait, le précipiterait dans le chagrin et une fin encore plus brève. Un peu moins d’un siècle et demi plus tard, sur la table d’une terrasse de laquelle par temps clair nous voyons la Corse, je dépose devant son arrière-arrière petite fille âgée de 86 ans, de vieux carnets de cuir délavés. Y est consignée l’histoire de son petit fils, mon arrière grand oncle, et en filigrane celle de sa mère inconnue à qui, je suis sûr, ces centaines de feuillets s’adressent silencieusement : Barbara éloignée de son fils premier né, à l’origine d’une nouvelle branche de la famille, sur une nouvelle terre.

 

Ma mère nous verse de son vin doré qu’elle fait rituellement à chaque fin d’année avec les oranges du jardin. Nous sommes prêts pour une autre fête familiale qui pour modeste n’en sera pas moins habitée par mon récit et environnée du souvenir et de la présence lumineuse des orbes des existences passées de toutes celles et de tous ceux qui nous ont précédés…

 

Frédéric Costa

 

 



Construire une maison pour y abriter sa famille. C’est ce qu’avait en tête l’arrière grand-père de mon arrière-grand-mère. 

La famille est d’origine paysanne et s’est établie, depuis quelques générations déjà à R, dans le nord du Piémont. Les mariages ayant péniblement réunis quelques prairies à flanc de colline, le lieu est tout trouvé pour cette construction. 

Malheureusement, il semble que l’aïeul meure plus ou moins brutalement et avant même d’avoir posé la première pierre de l’édifice. Il semble que le décès soit survenu à la suite d’une blessure à la jambe occasionnée par une branche lors de l’abattage de quelques arbres sur le site choisi en orée de forêt, blessure qui ne cicatrise pas et s’infecte même dans les semaines qui suivent—. 

« Que Giuseppe continue. C’est lui qui construira la maison et qui vivra là-haut, sur la colline au pied des monts. » 

La légende familiale se plait à lui faire prononcer ses mots sur son lit de mort, mais, en réalité, sa dernière pensée est pour Sévérina, sa jeune femme, si dure à la tache mais si attachée à lui qu’elle semble ne pouvoir trouver seule la force de continuer à vivre, à élever les deux garçons, — Giuseppe et Alfredo, qui est encore bien jeune —, si bien que, à travers la puanteur qui va augmentant à mesure que l’état de son mari empire, Sévérina, un mouchoir aux replis garnis de fleurs de lavande séchées protégeant sa bouche et son nez, l’entendra dire assez distinctement : re-marie toi vite ! 

 

Giuseppe devient père assez vite, et c’est lui qui fait construire la maison blanche aux alentours des années 1830. Il fait même peindre sur l’un des murs un carré de couleur dans lequel il demande que soient portées les initiales de ses aïeuls et ceux de son épouse: PE.NO.ME.NO.ANA.E.GE.TA.GE.NA. 

 

Mon arrière-grand-mère est née dans cette maison au début du XXème siècle. Elle la quittera à la guerre, époque de famine et de grande pauvreté pour sa famille et le village. Son père est parti tenter sa chance aux USA mais il reviendra mourir auprès des siens. La famille est déjà installée tant bien que mal en France, et déménage plusieurs fois dans de petites villes ouvrières où la mère, le frère et l’une des filles —  mon arrière-grand-mère —, la seconde étant morte, à peine mariée, de la grippe espagnole, cherchent du travail dans des ateliers et des usines. 

Mon arrière-grand-mère reviendra dans la maison blanche de plus en plus régulièrement, mais durant les étés seulement. Son jeune frère, s’étant soustrait à la conscription, demeurera interdit de séjour dans son pays natal.

 

Sa fille, ma grand-mère, née en 1921 n’y vivra jamais. La famille a déjà émigré en France où elle-même est née. Elle les quittera tous, y compris sa fille, vers 1940. Jeune veuve et mère à moins de vingt ans, elle ira chercher du travail à Paris, puis émigrera aux USA après la guerre, et ne verra jamais la maison blanche. Son frère, bien plus jeune, fera le projet de la réhabiliter afin d’y passer sa retraite, donnant ainsi l’occasion à sa mère, dont il est très proche, de retrouver ses racines. C’est lui qui fera réaliser les travaux de modernisation, comme l’installation de l’eau courante. 

 

Ma mère y viendra plus régulièrement que sa propre mère. C’est elle qui en donne les détails les plus marquants : elle a connu les fresques ornant les murs, et évoque les guirlandes de fleurs que plus personne ne verra en raison des travaux de « modernisation ». Ne resteront que les imposantes portes sculptées et les lits très hauts. Ma mère, semble-t-il, y connaitra des moments plutôt heureux de son enfance. À cette époque, j’en ignore la date précise, c’est à pieds qu’ils s’y rendent, ses grands-parents et elle, au cours de voyages de plusieurs jours. Puis ce sera en train et autocar.  Et enfin, durant mon enfance, en 2CV.

 

La maison blanche, faute d’entretien, a beaucoup vieilli. Le carré de couleur contrasté sur l’un des murs a été plus ou moins entretenu et reste une sorte de comptine qu’enfants, nous répétions inlassablement, croyant parler comme les grandes personnes. 

La maison blanche reste pour moi le lieu secret et idéalisé de l’enfance, des peurs secrètes à vaincre. Je crois avoir complètement occulté les longues périodes d’ennui, les hauts et bas de la pré-adolescence au cours desquels la vie dans cette campagne montueuse et écartée du village était loin d’être désirée, pour ne garder que l’impression d’inquiétude liée aux bois serrés qui commençaient à l’arrière de la maison — et dans lesquels nous, enfants, ne nous aventurions pas, restant en lisière pour nos jeux, nos récoltes de feuilles, de plumes — et les prés immenses terrains de jeux et de liberté.

 

Aujourd’hui, cela fait plus de quarante ans que je ne l’ai pas revue. À la mort de mon arrière-grand-mère, la maison a été confiée à des cousins. On m’a dit que les écuries avaient été transformées l’une en salle à manger — que j’imagine bien sombre, je ne sais pourquoi, même s’il est évident que des fenêtres ont pu être ménagées dans les murs épais — l’autre en salle de bains et le chemin a été goudronné depuis le bas de la colline jusqu’à l’arrivée dans la cour, près du bassin. 

 

La maison blanche a traversé bon nombre de mes textes depuis dix ans. L’écrit en a fait le tour, la traverse, tente d’en restituer les odeurs, la sonorité des pas sur les dalles des chambres. Elle retourne pour moi à l’état de lieu rêvé, qui n’existe plus dans la réalité. Il est devenu impossible d’en retrouver l’adresse précise et les caméras de Google Earth ne sont pas allées jusqu’à elle. Plus personne parmi les membres vivants de ma famille devenue de plus en plus étroite ne se souvient d’elle, ou ne l’a connue. 

 

Une photo m’est parvenue récemment, retrouvée par une tante à l’occasion d’un déménagement. Prise sous un angle que n’a pas choisi ma mémoire, je suis surprise par cette construction, complètement remodelée par mon souvenir.

Françoise Durif

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