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LA SAISON (copie de travail)

  • Photo du rédacteur: Emmanuelle Cordoliani
    Emmanuelle Cordoliani
  • 23 août
  • 5 min de lecture

Dernière mise à jour : il y a 2 jours

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L’été de mes dix-neuf ans, j’ai été agressée.

C’est difficile de renoncer à cette phrase. Son côté « le poids des mots » me dérange. La forme de confidence qu’elle présuppose me semble falsifiée, une promesse de sensationnel que je ne compte pas tenir.

Quand je l’ai écrite, j’étais incapable de dire je, en ce qui concerne cet… épisode ? Je pouvais l’écrire (une fois encore : on peut toujours écrire, tracer les signes, aligner les lettres), mais c’était une simulation. Faire semblant que c’était arrivé à quelqu’un d’autre qu’à moi.

La forme passive rend pourtant très exactement la situation.

La répétition d’« été » (saison/passé) fait bien entendre ce qui s’est confondu alors et demeure tel.


Une autre phrase, meilleure, la double : Soudain l’été dernier

Je ne peux pas voir l’une sans penser à l’autre. Elle n’est pas de moi, mais elle est avec moi depuis longtemps. C’est le titre d’une pièce de Tennessee Williams. Je l’ai lu quand j’avais vingt ans. Quelques mois après, donc. Je l’ai jouée.

Catherine, une très jeune femme a perdu la boule depuis son retour d’un voyage en Europe avec son cousin Sébastien. Il est mort là-bas, dans des circonstances dont le dévoilement fait l’intrigue et le moteur de la pièce. Tout se passe chez un psychanalyste, le Docteur Sugar qui, sous l’égide de la mère du défunt, Violet Venable, essaie de ramener Catherine à… la raison ?

La seule chose que je me rappelle c’est d’être allongée dans une chaise longue.

Et d’un soleil si blanc qu’il plonge dans le noir.

Jouer Catherine se mélange au souvenir de jouer Sygne, dans Le Père humilié de Claudel. Catherine est aveuglée. Sygne est aveugle. Là aussi, quelqu’un est mort.

Vu mon niveau de formation à l’époque, il serait plus juste de dire que j’ai été jouée par la pièce.

On peut dire qu’après les faits (?), le Docteur Sugar est le seul psy auquel j’ai eu affaire.

Ma mère ne croyait pas au psy-quelque chose. Elle croyait à peine aux dentistes.


L’été de mes dix-neuf ans, j’ai été agressée met l’affaire (?) dans le lointain.

Soudain l’été dernier la tient dans l’éternel présent de l’inconscient.

L’absence de verbe conjugué rend mieux encore l’absence de sujet, la passivité dans laquelle le corps est plongé comme dans un liquide, de la chaux, où il se dissout.

Dans le journal, l’entrefilet sur la noyade d’un inconnu dans l’Isère.


Ce que cette brève soulève en moi d’espérance


 

L’été de mes dix-neuf ans, j’ai été agressée. C’est ce mot que j’utilise depuis pour dire succinctement qu’il est arrivé quelque chose.

 

Ce mot ne va pas. Il ne correspond pas à ce qui est arrivé. Il évoque davantage le sursaut de terreur qu’on éprouve quand l’aboiement d’un chien qu’on n’avait pas vu venir vous chope de derrière sa grille. Je ne peux pas dire viol à la place, parce qu’il n’y a pas eu de pénétration, c’est aussi technique que ça.

 

Je ne peux pas le dire, mais je peux l’écrire. Battre autour des buissons pour le faire sortir.

 

Le mot viol, c’est pour les filles qui restent sur le carreau, parce qu’un type, qui n’est pas autre chose qu’une ombre, les a dépouillées de l’intérieur de leur corps.

 

Le i du mot viol insère un sexe d’homme au milieu d’un vol.

 

Maintenant on sait et on dit que les femmes qui ne crient pas pendant le viol ne sont pas pour autant lâches ou consentantes. Quelque chose disjoncte. Elles s’absentent momentanément de leur propre corps.

 

Un disjoncteur coupe automatiquement un circuit électrique lorsque l’intensité du courant atteint une limite prédéterminée.

 

Je me demande comment ça se prédétermine. Est-ce différent pour chaque être humain ou bien, au contraire, le trop nous constitue-t-il en communauté, en petit peuple de la sidération ?

 

Les disjoncteurs automatiques sont des coupe-circuits agissant sous l’action d’un électro-aimant.

 

Cet état de sidération, si longtemps moqué et décrié, est bel et bien un état passif qui nécessite cependant une action pour advenir. Il ne faut pas confondre ce qui met dans une situation limite et ce qui en sauve, même mal, mais immédiatement.

 

L’électro-aimant est nôtre et aimant suffisamment pour sacrifier tout ce qui n’est pas l’essentiel. Dans le noir complet, il s’enfuit de la maison par la porte de derrière avec un enfant sous le bras. Tant pis pour la maison, tant pis pour tout ce qui n’est pas l’enfant.

 

Capitaine d’un bateau qui ne supportera pas l’assaut qui vient, tu le sabordes. L’équipage se sauve dans des chaloupes masquées à la vue de l’agresseur par le grand corps du navire. Toi, tu demeures. Le navire coule.

 

Le navire existe encore, dans les profondeurs, presque identique à celui qu’il était sur la mer, à l’exception qu’il ne voguera plus. Il est percé au flanc. Les voiles sont empesées d’eau.

 

La maison est brûlée quand l’enfant revient, parfois des années plus tard. Elle n’est plus que l’ombre de ce qu’elle a été. Un squelette noir traversé de toutes parts.

 

Brûler de la cave au grenier sonne bien. La maison-caveau. Pourtant, la cave échappe au désastre. Dans sa précipitation, le plus souvent, le type qui est entré par infraction l’oublie. Tout ce qui n’est pas sous ses yeux, à portée d’oreille, il ne le voit pas. S’il voyait, il ne pourrait pas faire comme s’il ne savait pas que c’est un être humain qu’il dévaste.

 

Il voit que quelque chose lui échappe, mais il ne voit pas quoi. Ça le rend plus dangereux encore.

 

Les montagnes sont de géantes électro-aimants.


Les montagnes sont le sujet véritable.     

Et les êtres humains avec elles.


Les montagnes bougent tout le temps. Un corps sensible peut percevoir leurs courants telluriques. Une âme sœur, les faire siens.


Je ne parlerai de cela à personne. Même pas à ma plus ancienne amie.     

   

Les modalités de formation des montagnes sont au nombre de quatre.

Elles s’apparentent à une rencontre entre deux plaques.


On préférerait croire que les plaques tectoniques vivent leur petite vie, qu’elles se rencontrent parce qu’elles le veulent bien, qu’elles tendent l’une vers l’autre… Elles sont mues en réalité par ce qu’elles cachent sans le savoir, le magma, qui brûle pour elles. Elles peuvent ainsi glisser l’une vers l’autre.


Quatre possibilités alors. La première c’est que les deux plaques se rentrent dedans et se plissent comme un front de part et d’autre du point d’impact. En ce cas, leur affrontement durera des millénaires.


Dans le deuxième cas de figure, une des plaques l’emporte sur l’autre, qui la soulève. Il y a un équilibre précaire de mégatonnes qui évoque les numéros de gymnastes du Cirque de Pékin. Celle du dessus montera toujours plus haut, tandis que celle du dessous creusera toujours plus loin. À terme, on sent bien que tout ça va se casser la gueule, mais on ne sera pas là pour le voir.


Les deux autres modalités de formation des montagnes impliquent plus directement le magma. Accumulé en un point, la roche en fusion pousse la roche supérieure et écarte les plaques qui l’entoure, sans pour autant créer d’éruption : à l’approche de la surface, le magma refroidit, durcit en formant un dôme. Dans le dernier cas, la roche reste en fusion et déborde, rien ne peut l’arrêter d’abord, sous forme de lave, elle jaillit, coule et emporte tout sur son passage : les sapins, les villages, le barrage de Roselend et Pompéi.


L’éruption volcanique n’a qu’un temps. La lave se solidifie à la fin. Les montagnes ont des formes coniques. Elles ont un air naïf de dessin d’enfant.


De la grande brûlure, il ne reste plus que la douceur des lignes.    

 

Aménité est un terme qui désigne d’abord un site ou un climat avant de s’appliquer à un tempérament.


Chaque jour de montagne m’éloigne de la vengeance, la désarme, le transforme en un de ces outils dont on a perdu le sens et l’usage et qu’on conserve uniquement pour leur valeur esthétique et leur ancienneté.

 

Au Japon, passé un certain nombre d’années, les objets se voient attribuer une âme. Même une paire de lunettes peut se voir dotée d’une âme. Alors pourquoi pas une vengeance sans objet ?


(…)

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