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LA SAISON (copie de travail)

  • Photo du rédacteur: Emmanuelle Cordoliani
    Emmanuelle Cordoliani
  • 23 août
  • 13 min de lecture

Dernière mise à jour : il y a 3 jours



L’été de mes dix-neuf ans, j’ai été agressée.

C’est difficile de renoncer à cette phrase. Son côté « le poids des mots » me dérange. La forme de confidence qu’elle présuppose me semble falsifiée, une promesse de sensationnel que je n'ai pas l'intention de tenir.

Quand je l’ai écrite, j’étais incapable de dire je, en ce qui concerne cet… épisode ? Je pouvais l’écrire, mais (une fois encore) : on peut toujours écrire, tracer les signes, aligner les lettres). C’était une simulation, le faire semblant que c’était arrivé à quelqu’un d’autre qu’à moi.

L’été de mes dix-neuf ans, j’ai été agressée.

 

C’est dommage : la forme passive rend très exactement la situation.

 

La répétition d’« été » (saison/passé) fait bien entendre ce qui s’est confondu alors et demeure tel depuis


Une autre phrase, meilleure, la double, la dépasse par la droite, lui fait de l’ombre, lui réplique en écho fourbe et parfait : Soudain l’été dernier

Je ne peux pas voir l’une sans penser à l’autre. Elle n’est pas de moi, mais elle est avec moi depuis longtemps. C’est le titre d’une pièce de Tennessee Williams. Je l’ai lu quand j’avais vingt ans. Quelques mois après, donc. Je l’ai jouée.

Catherine, une très jeune femme a perdu la boule depuis son retour d’un voyage en Europe avec son cousin Sébastien. Il est mort là-bas, dans des circonstances dont le dévoilement fait l’intrigue et le moteur de la pièce. Tout se passe chez un psychanalyste, le Docteur Sugar qui, sous l’égide de la mère du défunt, Violet Venable, essaie de ramener Catherine à… la raison ?

La seule chose que je me rappelle c’est d’être allongée dans une chaise longue.

Et d’un soleil si blanc qu’il plonge dans le noir.

Jouer Catherine se mélange au souvenir de jouer Sygne, dans Le Père humilié de Claudel. Catherine est aveuglée. Sygne est aveugle. Là aussi, quelqu’un est mort.

Vu mon niveau de formation à l’époque, il serait plus juste de dire que j’ai été jouée par la pièce.

On peut dire qu’après les faits (?), le Docteur Sugar est le seul psy auquel j’ai eu affaire.

Ma mère ne croyait pas au psy-quelque chose. Elle croyait à peine aux dentistes.


L’été de mes dix-neuf ans, j’ai été agressée met l’affaire (?) dans le lointain.

Soudain l’été dernier la tient dans l’éternel présent de l’inconscient.

L’absence de verbe conjugué rend mieux encore l’absence de sujet, la passivité dans laquelle le corps est plongé comme dans un liquide, de la chaux, où il se dissout.

Dans le journal, l’entrefilet sur la noyade d’un inconnu dans l’Isère.


Ce que cette brève soulève en moi d’espérance


L’été de mes dix-neuf ans, j’ai été agressée. C’est ce mot que j’utilise depuis pour dire succinctement qu’il est arrivé quelque chose.

 

Ce mot ne va pas. Il ne correspond pas à ce qui est arrivé. Il évoque davantage le sursaut de terreur qu’on éprouve quand l’aboiement d’un chien qu’on n’avait pas vu venir vous chope de derrière sa grille. Je ne peux pas dire viol à la place, parce qu’il n’y a pas eu de pénétration, c’est aussi technique que ça.

 

Je ne peux pas le dire, mais je peux l’écrire. Battre autour des buissons pour le faire sortir.

 

 

Le mot viol, c’est pour les filles qui restent sur le carreau parce qu’un type, qui n’est pas autre chose qu’une ombre, les a dépouillées de l’intérieur de leur corps.

 

Le i du mot viol insère un sexe d’homme au milieu d’un vol.

 

Un vol, oui, un vol a eu lieu. Un rapt, un enlèvement. Et la racine identique pour rapter et ravir, ravir, cela vous va à ravir et l’honneur lui été ravi, comment ne pas se prendre les pieds dedans ?

 

Ravir, du latin rapere « entraîner avec soi; enlever de force ». Entre to rape et to rapt, une lettre d’écart aussi.

 

Qu’elles soient consentantes ou non, on enlève les femmes, le mot reste inchangé. Elles font partie du butin. Avec les chandeliers d’or des temples et les chevaux. On les vole. On les viole.

 

Pour peupler Rome, Romulus fait enlever les Sabines. Une fête sert de prétexte à attirer ces voisins riches et récalcitrant de la région d’à côté.

 

Dans la version de Tite-Live aucun abus sexuel n'a eu lieu. Romulus a offert aux Sabines le libre choix de prendre un Romain pour époux, leur promet droits civiques et droits de propriété. Il parle à chacune d'entre elle personnellement. « Cette violence ne doit être imputée qu’à l’orgueil de leurs pères, et à leur refus de s’allier, par des mariages, à un peuple voisin ». Les Sabines ayant accepté cette proposition ont vécu honorablement dans les liens du mariage, ont partagé les biens et les droits civiques de leurs époux. Elles ont mis au monde des hommes libres…

 

Tite Live n’y était pas. Entre l’enlèvement des Sabines et son récit, plusieurs siècles se sont écoulés. Les Romains de la fin de la République et du début de l’Empire, ne peuvent tirer aucune gloire de la capture et du viol de femmes. Tite Live révise.


Cette révision, on peut l’appeler révisionnisme. On peut aussi l’appeler un souhait. La fabrication artisanale d’une norme pour l’avenir allant au rebours des faits initiaux. Nous, gens de la fin de la République, nous refusons que l’Empire se fonde sur la base du viol. Nous faisons la promotion d’un autre récit, qui fera foi. Mais il faudrait que nous ayons l’honnêteté de le dire. Nous choisissons cette version en la sachant inexacte. Elle dit précisément par qui nous aurions voulu être précédés, et ce faisant, elle désavoue la cruauté de nos pères. Cette cruauté voudrait nous priver d’honneur, mais nous les privons de leurs récits, nous les redressons comme avec un hauban, un arbre tordu et il en aura finalement été comme nous le souhaitons à présent. Ceci, dûment gravé dans le marbre en guise d’avertissement au lecteur.

 

Ma meilleure amie au collège s’appelait Sabine. Elle ressemblait à un petit garçon. Je l’ai d’abord prise pour un garçon et pendant quelques jours la confusion a joué. Je connaissais l’histoire des Sabines et, déjà, je ne croyais pas à la version policée de Tite Live. Je ne comprenais pas pourquoi on aurait donné ce prénom à une fille. Je ne savais pas comment elle ferait plus tard, femme devenue.


Toutes les versions sont vraies et inexactes. Que reste-t-il que le souvenir n’a pas cent fois remanié ? Que reste-t-il dans la mémoire ? La matière de la housse des sièges, cette phrase « On m’a fait du mal déjà », le beau tombé de la marinière avant qu’elle ne devienne pièce à conviction, la lumière orangée du parking la grotte des copains du lycée, tassés là pour la saison ? Et même cela, est-ce que je jurerais que c’est la vérité ? Est-ce que j’y mettrais ma main à couper ? Sûrement pas. Plus rien de cette histoire ne justifie la moindre douleur. Les montagnes sont là, mouvantes et immobiles, pourtant, à notre œil, portant simultanément deux récits opposés : celui d’hier et celui de demain. Puissé-je dire comme elles ! Puisse le nœud de cette contradiction s’effacer dans le geste vif qui tire chacun des bouts de la corde !


On vole les femmes. On leur plante un i dans le milieu du mot.

 

On les ôte. Parfois c’est l’hôte lui-même qui les ôte de là où il était pourtant l’invité. Toute l’hospitalité des pays de la Méditerranée repose sur ce pari : que le voyageur bien accueilli ne violera point, qu’il ne tuera point, qu’il ne brûlera pas la maison.

On les ôte. Parfois c’est l’hôte lui-même qui les ôte de là où il était pourtant l’invité. Toute l’hospitalité des pays de la Méditerranée repose sur ce pari : que le voyageur bien accueilli ne violera point, qu’il ne tuera point, qu’il ne brûlera pas la maison.

 

Parfois, il suffit qu’il fasse un compliment sur un objet pour qu’on lui offre. Parfois cet objet est une femme ou une fille. Il suffit que son œil se soit posé ici ou là avec une infime insistance. Son œil est surveillé depuis qu’il a franchi le seuil. On lui offre l’objet de prix sans même avoir entendu de menace dans sa voix. Par prévenance. Il n’est pas besoin d’entendre la menace pour en percevoir l’ombre. Personne ne vit sans ombre.

 

Prévenance : « manière obligeante d'aller au-devant de ce qui peut plaire à quelqu'un » (Mercure de France, 1752 : Vous ne trouvez que des prévenances qui ne vous laissent pas un moment le plaisir de désirer).

 C’est bien cela que recherche la prévenance : distraire le plaisir de désirer, empêcher le désir. Ignifuger l’imagination. Bloquer l’accès à la convoitise. Les offrandes amoncelées forment une barricade. L’offrande de prix, mieux encore, détourne l’attention d’autre chose, d’encore plus de valeur : la vie sauve.

 

Bourdieu dit que l’intuition féminine, le 6e sens, qu’on attribue généralement aux femmes, est véritablement le sens des esclaves. Pour survivre, mieux vaut savoir prévenir les désirs du maître.

 

Les tragédies et la vie sont pleines d’hommes qui se plaignent qu’on les force à voler ce qu’on aurait dû leur donner pour leur épargner la convoitise. C’est une pièce très ancienne. La convoitise est le péché par excellence. Les femmes sont convoitées. Les femmes sont le péché. Les femmes perdent encore le procès en convoitise. Le vol s’aggrave d’un i. C’est bien fait pour elles.

 

On enlève ! c’est le mot au passe-plat de la cuisine au service. Enlevez !

 

Cela s’explique si bien qu’il n’y a pas de colère en moi. Cela tombe sous le sens, l’enlèvement. L’enlèvement.

 

Alors pourquoi n’aurait-il pas attendu un ravissement ? Une chose qu’on a toujours avec soi, on l’oublie. Son i au milieu du vol, la lame aiguisée, le sexe sorti, qui sait ? Peut-être que ça s’oublie, quand c’est à soi ? Quand c'est soi ?

 

Maintenant on sait et on dit que les femmes qui ne crient pas pendant le viol ne sont pas pour autant lâches ou consentantes. Quelque chose disjoncte. Elles s’absentent momentanément de leur propre corps.

 

Un disjoncteur coupe automatiquement un circuit électrique lorsque l’intensité du courant atteint une limite prédéterminée.

 

Je me demande comment ça se prédétermine. Est-ce différent pour chaque être humain ou bien, au contraire, le trop nous constitue-t-il en communauté, en petit peuple de la sidération ?

 

Les disjoncteurs automatiques sont des coupe-circuits agissant sous l’action d’un électro-aimant.

 

Cet état de sidération, si longtemps moqué et décrié, est bel et bien un état passif qui nécessite cependant une action pour advenir. Il ne faut pas confondre ce qui met dans une situation limite et ce qui en sauve, même mal, mais immédiatement.

 

L’électro-aimant est nôtre et aimant suffisamment pour sacrifier tout ce qui n’est pas l’essentiel. Dans le noir complet, il s’enfuit de la maison par la porte de derrière avec un enfant sous le bras. Tant pis pour la maison, tant pis pour tout ce qui n’est pas l’enfant.

 

Capitaine d’un bateau qui ne supportera pas l’assaut qui vient, tu le sabordes. L’équipage se sauve dans des chaloupes masquées à la vue de l’agresseur par le grand corps du navire. Toi, tu demeures. Le navire coule.

 

Le navire existe encore, dans les profondeurs, presque identique à celui qu’il était sur la mer, à l’exception qu’il ne voguera plus. Il est percé au flanc. Les voiles sont empesées d’eau.


Ton corps s’est fait épave, carcasse, squelette, mais le trésor, le cœur, l’essentiel est parti dans un coffret avec l’équipage, les femmes et les enfants. Il faudra peut-être des années pour comprendre qui l’a conservé, mais il est en sûreté.

 

La maison est brûlée quand l’enfant revient, parfois des années plus tard. Elle n’est plus que l’ombre de ce qu’elle a été. Un squelette noir traversé de toutes parts.

 

Brûler de la cave au grenier sonne bien. La maison-caveau. Pourtant, la cave échappe au désastre. Dans sa précipitation, le plus souvent, le type qui est entré par infraction l’oublie. Tout ce qui n’est pas sous ses yeux, à portée d’oreille, il ne le voit pas. S’il voyait, il ne pourrait pas faire comme s’il ne savait pas que c’est un être humain qu’il dévaste.

 

Il voit que quelque chose lui échappe, mais il ne voit pas quoi. Ça le rend plus dangereux encore.

 

Les montagnes sont de géantes électro-aimants.


Les montagnes sont le sujet véritable.     

Et les êtres humains avec elles.


Les montagnes bougent tout le temps. Un corps sensible peut percevoir leurs courants telluriques. Une âme sœur, les faire siens.


Je ne parlerai de cela à personne. Même pas à ma plus ancienne amie.     

   

Les modalités de formation des montagnes sont au nombre de quatre.

Elles s’apparentent à une rencontre entre deux plaques.


On préférerait croire que les plaques tectoniques vivent leur petite vie, qu’elles se rencontrent parce qu’elles le veulent bien, qu’elles tendent l’une vers l’autre… Elles sont mues en réalité par ce qu’elles cachent sans le savoir, le magma, qui brûle pour elles. Elles peuvent ainsi glisser l’une vers l’autre.


Quatre possibilités alors. La première c’est que les deux plaques se rentrent dedans et se plissent comme un front de part et d’autre du point d’impact. En ce cas, leur affrontement durera des millénaires.


Dans le deuxième cas de figure, une des plaques l’emporte sur l’autre, qui la soulève. Il y a un équilibre précaire de mégatonnes qui évoque les numéros de gymnastes du Cirque de Pékin. Celle du dessus montera toujours plus haut, tandis que celle du dessous creusera toujours plus loin. À terme, on sent bien que tout ça va se casser la gueule, mais on ne sera pas là pour le voir.


Les deux autres modalités de formation des montagnes impliquent plus directement le magma. Accumulé en un point, la roche en fusion pousse la roche supérieure et écarte les plaques qui l’entoure, sans pour autant créer d’éruption : à l’approche de la surface, le magma refroidit, durcit en formant un dôme. Dans le dernier cas, la roche reste en fusion et déborde, rien ne peut l’arrêter d’abord, sous forme de lave, elle jaillit, coule et emporte tout sur son passage : les sapins, les villages, le barrage de Roselend et Pompéi.


L’éruption volcanique n’a qu’un temps. La lave se solidifie à la fin. Les montagnes ont des formes coniques. Elles ont un air naïf de dessin d’enfant.


De la grande brûlure, il ne reste plus que la douceur des lignes.    

 

Aménité est un terme qui désigne d’abord un site ou un climat avant de s’appliquer à un tempérament.


Chaque jour de montagne m’éloigne de la vengeance, la désarme, le transforme en un de ces outils dont on a perdu le sens et l’usage et qu’on conserve uniquement pour leur valeur esthétique et leur ancienneté.

 

Au Japon, passé un certain nombre d’années, les objets se voient attribuer une âme. Même une paire de lunettes peut se voir dotée d’une âme. Alors pourquoi pas une vengeance sans objet ?


Je n’écris plus depuis longtemps. Longtemps arrive vite quand on aime quelque chose ou quelqu’un qui ne vient plus. Mais je vais écrire à un ami, à un ami précis, lequel ? Je ne sais pas encore. Mais un ami, pas une amie, c’est sûr. Elles doivent passer dans l’été, comme au bon vieux temps où nous passions ensemble tout l’été. Je vais écrire à un ami qui ne fera pas le voyage. Peut-être à Alain, qui ne quitte plus le lit, peut-être à Alexis qui appréciera ou bien à Pierre : « Cher, voilà longtemps que je n’ai pas écrit. J’ai lu des poèmes de Denise Desautels ces derniers jours et j’ai eu envie d’écrire de la poésie ». Et ainsi j’aurai recommencé à écrire.

J’ai recopié le poème avant de lui envoyer. Depuis combien d’années je n’avais plus fait ça ? Recopier un texte par amour. Le temps de la lecture ne suffit plus. Le geste de la lecture ne suffit plus. Mon cœur s’embrase, il me fait presque mal. À qui dire cela ? Pas aux amies qui pourtant accueilleraient cet aveu chaleureusement, comme une fantaisie probable(…). Elles ont un corps semblable au mien, finalement toujours proche en dépit des différences. Je ne peux pas lui dire. On n’écrit pas impunément Mon cœur s’embrase, il me fait presque mal à un ami. Je recopie simplement le poème et lui envoie.

Elle retouche son monologue fil à fil – rien à dire, à être

robe ourlée de brûlures, de blancs

le jardin clos

pas l’incident ni les ravages


jusqu’au matin enfilade d’épithètes dures ça fait du bruit le chaos qu’on enferme

avec des enfants, des filles, des états entiers

vivre défaille


après c’est si précis


la fin du jardin atteint la joue, ses reins, sa rage

un deuil trouve là sa justesse

Pas douée pour rester en un seul morceau

derrière une fenêtre de nuit. Ça tient pourtant

réussi, le petit silence de mort          

qui encombre l’âme


C’est fou, la chose barbare, la bête

qui se profile ferme, courant, rampant

sa nuque vers quelque part, ses bras plombés.


 

Il ne faudrait pas faire de poésie, pas jouer sur les mots, mais écrire un procès-verbal. Mais écrire un procès-verbal, c’est coller aux… faits (?) et qui voudrait se les coller, ou s’y coller ? Il faudrait que ce soit bien clair : ce n’est plus un choix d’écrire ceci ou cela sur ça qui est arrivé sur moi. Les années ont passé, de nombreuses années sans que ça empêche la vie de n’avoir pas su dire assez vite, assez tôt. La vie a eu lieu et l’amour et le sexe et le travail et l’amitié et les voitures et la solitude la nuit dans les villes. Après un moment la vie a eu lieu sans peur ou sans plus de peur qu’on n’en suppose aux autres.


On peut se demander si rien de ce qui est là aujourd’hui, le pain, les montagnes, le retour, existeraient pour moi sans la phrase du médecin. La petite phrase du médecin. Pourquoi ne pas vous faire opérer ? L’opération n’est pas indispensable, mais vous allez vivre comme une voiture dont on n’a pas bien desserré le frein à main… Il a procédé à l’ablation, mais la petite phrase m’est restée dedans, comme un stéthoscope oublié. Et j’entendais si bien mon cœur qu’il n’y avait plus rien d’autre à entendre que la fragilité, l’usure, l’obstination. N’entendant plus, la parole s’est perdue. Tout se bloquait dans la salle des machines derrière le rideau de fumée du quotidien. On raconte qu’on mange plusieurs kilos d’insectes par an à notre insu. On raconte que les insectes nous survivront. L’insecte dans la machine a près de quarante ans. Combien de temps avait-il passé dans son œuf avant d’éclore ? Si nous avons su cohabiter toutes ces années en nous ignorant, pourquoi cette trêve a-t-elle pris fin ?


Est-il possible qu’il ait suffi de la petite phrase du frein à main ? On voit des personnes s’étant livrées à toutes sortes d’absurdités, réveillées d’un coup par le mot que l’hypnotiseur avait caché dans leur naïveté. C’est arrivé et plus rien n’arrivait plus. Combien de temps cela a-t-il duré ? J’aurais dit quelques semaines à peine entre la petite phrase et le rêve qui a montré l’insecte. Mais à la réflexion, comme la maladie une fois nommée éclaire des mois de symptômes qui paraissaient des effets de hasard, peut-être des années. Quarante, peut-être bien. Depuis la petite phrase, la parole dans mon corps s’ankylosait chaque jour davantage. Les articulations surtout empêchaient le mouvement naturel. Trouver le mot revenait à chercher de l’eau dans un puits à chaque fois plus profond. Le seau n’en finissait plus de tomber. Il mettait plusieurs dizaines de secondes pour toucher la surface noire. J’abandonnais souvent.


Je me demande ce qui autorise le rêve à parvenir jusqu’à nous au matin… On dit qu’il fait bien son travail, quand il ne laisse pas de souvenir. Au temps pour celui-là : un chalet à étages, les balcons croulent sous le poids des jardinières chargées de géraniums. Des géraniums violets, oui. Et tu as souligné : homme violait. J’ai vu l’insecte. Même sec, il faut l’ôter.


Je vois bien que je ne peux pas faire l’économie de ce cahier, d’un cahier de plus où noter mes secrets de trois sous. Un cahier pour brouillonner encore fois ce qui ne passera jamais au propre. Pourtant je sais que je vais enfin vers le silence. Le retour aux montagnes, la remontée des torrents… J’entends plus clair, j’aurai moins à dire. Ici, je cheminerai vers le moment de ne plus ouvrir la bouche ni l’esprit à la parole. En marchant, l’après-midi, sur les sentiers tordus qui montent dru même quand ils redescendent, les mots viennent encore comme à une petite enfant qui fait la joie de son entourage en désignant du doigt d’abord et en nommant ensuite. Cela aura son cours. Déjà, en quelques semaines, la démangeaison de prendre en photo chaque instant de la beauté s’est apaisée. J’espère que l’enfant s’endormira à la longue, et que je pourrai enfin me tenir face aux montagnes pour entendre. La poésie va vers le silence. Je me contrains à quelques mots seulement, comme des feuilles que je mâche et remâche en marchant.


À cache-montagnes

Enfant je jouais

Avec la brume et mes paupières


(…)

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