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  • Photo du rédacteurEmmanuelle Cordoliani

ÉCRIRE L'HIVER XXI




Pourtant, un matin de janvier, arrivée avec une heure d'avance sur le lieu de beaucoup de travail, je suis entrée au café pour commencer, enfin, Classé sans suite de Magris et tout à semblé redémarrer avec 7 ans de retard.


Pourquoi tout d’un coup ai-je éprouvé le besoin de compter ? De compter les journaux d’écriture en leurs  quatre saisons ? J’ai noté quelque part déjà toute ma réserve pour ce genre  d’exercice, assortie de la crainte de la colère de dieu…

10 / 06 [innombrable] En province, dans des terres oubliées, la tristesse est d’autant plus  perceptible qu’elle est dénombrable. Elle a des visages, des corps qui ont  pris cher, ou mangé bon, comme ces arbres torturés par un climat  trop rude, où un vent persistant les a modelés dans la fixité d’un spasme définitif. Dans les mégapoles, on croit qu’on ne peut plus compter, les yeux se  détournent vers un ciel pourtant trop rare. Les équipes qui font la maraude, de  nuit comme de jour, me donnent tort, chiffrant l’innombrable des grandes villes  et ramassant à terre un délit de Droit Commun, pour en faire un coquelicot à  leur boutonnière. L’interdit biblique du dénombrement « garantit » lui aussi le maintien du secret des maisons. David est puni  pour avoir dénombré Israël et Juda. J’aime les maisons du nord aux fenêtres sans  rideau. La tristesse y dit son nom de famille et son prénom. Elle n’est pas une  ombre. Elle est assise à la même table que la Vie, la Mort, la Patience, la  Simplicité et la Joie.
Journal d’un Mot, An I

Néanmoins m’y voilà : Écrire l’hiver (20 fois), le printemps (13), l’été  (23) et l’automne (25), ça fait 81 numéros, soit, m’avertit Wix, un peu plus de  huit heures de lecture.

C’est une somme non maîtrisable (au sens que je n’en peux dire le détail de  mémoire) et vouée à une expansion constante (l’exercice m’est bien trop utile  pour que j’y renonce). Cependant, son partage me renvoie régulièrement à la peur  de la redite. Je regarde dans le blanc des yeux aujourd’hui, avec ce numéro. Je  lui donne un peu de temps, méthode qui a fait ses preuves pour faire cesser  l’aveugle terreur.

D'abord, convenons-en, la somme non maîtrisable, c’est mon truc. Est-ce mon truc  uniquement pour me faire cette petite frayeur de la redite ? Je ne crois pas. La  somme non maîtrisée, c’est l’apanage des gros romans aimés dès longtemps  (Monte-Cristo en tête de file, les sagas de Robin Hobb, de Robert Merle), où  rapidement on ne sait plus comment on est arrivé là et où on peut nous le  rappeler en changeant le passé (la motivation première d’un personnage est une  fiction amenée après coup à trouver son sens, tout aussi fictionnel d’ailleurs).  Ces écrits que je ne peux pas mémoriser, qu’il serait vain d’apprendre par cœur,  forment aussi une vie parallèle à celle de la comédienne ou de la conteuse qui  au-delà du par cœur sait tirer le fil qui fait remonter le filet où est pris le  poisson d’or (c’est-à-dire la mémoire et l’invention de tous les récits du  monde). J’ai lu récemment (mais où ? Peut-être chez Chauvier) que la pauvreté  c’était l’absence de sortie de secours. Hyacinthe Gambard, qui assiste cette année  l’atelier-spectacle au CNSMDP, devant la présentation de la démarche globale et  du détail du projet a eu ce mot : « tentaculaire ». Et moi, qui aie pourtant une  relation complexe avec les pieuvres, les poulpes et les mollusques à ventouses,  j’ai été réjouie et flattée. Oui, j’aime ça les infinis tunnels de taupes qui  relient discrètement les gens, vivants et morts, les bâtiments, les  départements… quand bien même leurs ramifications me dépassent, ou pour cette  raison, justement. Par ailleurs, je pratique des métiers fondés sur l’oralité  (la mise en scène, l’enseignement) dont la redite est le fondement. Dans ces  cadres-là, elle ne m’inquiète pas. Non, je mens : elle m’inquiète moins. Ce qui  est certain c’est qu’elle ne m’inquiète pas pour les autres : je ne crains pas  de lasser mon public, il en a, au contraire, un légitime besoin. Il faut voir le  visage effaré des élèves lorsque j’avertis que je ne dis pas la messe pour les  sourds et que je vais communiquer certaines informations d’agenda une fois et  une seule… en une seconde, les voilà aux aguets, stylo en main, les mouches  suspendent leur vol. Donc, je me résous à conclure que par le fantasme d’une  écriture sans redite, c’est moi seule que je cherche à rassurer, et que je  terrifie. La peur du fou. Elle vient de loin, de l’apprentissage dès l’enfance  d’une super normalité pour passer sous les radars des pédopsychiatres et des  juges pour enfants (dont il est impossible de comprendre alors qu’ils ne sont  pas là pour juger les enfants). L’écriture ne peut pas être ces dessins trichés  qui, je le savais par avance, devaient comporter maisons à fenêtres, soleil au  bon endroit et bonshommes avec des mains à doigts. Et sourires, bien sûr.  L’écriture fugue, dépasse les bornes, reformule, croit avoir déjà été écrite,  mais on a perdu le papier, la mémoire, on recommence la même histoire et tout  est changé, les mots ne reviennent pas. Il serait tentant d’en faire une carte  comme celle du Pays de Tendre, avec les marais de la nostalgie, le pic de la  redite, la plaine de la page blanche…

Chaque jour, nombre d’expériences déterminantes sont rejetées au motif  qu’elles nous apparaissent comme des divagations. C’est oublier que le seul  degré de familiarité vis-à-vis d’un événement nous fait éprouver sa normalité.  Notre façons de décoder les situations ordinaires obéit à un principe de réalité  qui nous donne extravagant ce qui n’est pas visiblement expérimenté par nos  semblables, mais ce décret insidieux de la folie ne répond souvent qu’à un  réflexe de protection contre la révélation d’un sens plus enfoui, plus dangereux  peut-être (sans que nous concevions précisément la menace), un sens que nous  aurions pu saisir si nous n’avions pas appréhendé comme un risque majeur le fait  de ne plus faire la preuve de notre santé mentale (car, d’une façon  superficielle, cela seul importe), nous retirant par là toute preuve quant à la  richesse supposée de cette expérience.
Dans cette mesure, celui qui, comme moi, découvre violemment le monde des  enfants placés peut très bien reconnaître dans la voix de Joy des qualités que  les autres ne discerneront jamais, même si cette perception m’excentre des  attentes collectives (…) Je n’ai pas pour autant l’intention de renoncer à  l’attrait anormal de cette voix.
Éric Chauvier/Si l’Enfant ne réagit pas

Je vais me répéter, donc, parler à nouveau de l’émergence de la  dramaturgie, à la manière séculaire de l’Atlantide, pour les Ithaques, à l’heure  où je suis confrontée à une proposition de travail de dramaturge. Pour ce  spectacle, qu’on me propose, un maximum de contraintes techniques et un minimum de temps-argent. Il y a quinze ans, quand j’ai fait faire mon site de metteuse en scène, j’avais recensé plus de quatre-vingts spectacles. J’ai arrêté de  compter après ça, parce que l’important c’est que la méthode de mon travail,  indépendamment du cadre, était apparue : long temps de réflexion incompressible,  d’accumulation d’expériences (notamment des lectures) en apparence  périphériques, voire très éloignées du sujet et du résultat escompté (et par qui  d’ailleurs ?). Et puis un matin, quelque chose est là. Souvent au réveil. Une  phrase qui fait fil, ou une image qui fait tache. D’abord incompréhensible, moche, déplacée, irréalisable, banale… elle insiste. J’entame une conversation  du bout des lèvres, et pourtant je sais à présent qu’elle ne va pas me lâcher,  que c’est la bonne, mais c’est seulement en la discutant autour de moi, à  travers d’autres cadres, que je comprends ce qu’elle me veut, ce que nous  pouvons l’une pour l’autre. Le soulagement qui accompagne ce moment est de joie  pure. La vie est réduite à sa plus simple expression, la main est mise sur  l’essentiel, sur l’essence, le petit flacon de jouvence… Je ne veux plus  travailler au dehors de ce temps long et libre. Il est si difficile de ne pas contribuer au bruit.


Dans les comptabilités de ce mois, le déménagement du Carnet des jours suivant, (je ne sais toujours pas si je veux ou non mettre un -s- à suivant...) hébergé sur le blog du Tiers-livre, puisque débuté là-bas, vers celui de la compagnie. Depuis plus d’un an, tout passe par ce carnet : les notes, les  tentatives, les citations, les bribes, le matériel à Journal d’un mot, les  décorticages pédagogiques, les affabulations paraprofessionnelles de Smalldog, le tout petit quotidien de Bitume-plage… rien de  retoucher, tout à reprendre ou a laisser. La centralisation en un point de tout  ce qui s’écrit par ma main est également un grand soulagement. Dorénavant ce carnet est donc consultable en ligne par tranche de cent. Celui en cours enregistre ce jour la 404e entrée.


J’ai enfin terminé le Divan d'Agatha Christie de la  psychanalyste Sophie de Milloja-Mellor. Après mon emballement du début, il y a  plus d’un mois et demi, j’en ai étalé la lecture au point de dissoudre  totalement ma concentration. C’est donc complètement déconfite (car franchement  larguée ou me persuadant telle) que je suis arrivée à la conclusion. Et  finalement, j’ai renoué in extremis avec ce que j’avais entr’aperçu. Dans ces  dernières pages, le retour de Freud lecteur de romans policiers (lecteur  fanatique selon Paula Fichtl, sa gouvernante, qui se faisait copieusement  enguirlander quand elle faisait tomber les marque-pages des polars du docteur) :  (…) Retombait-il en enfance lorsqu’il se délassait ainsi de ses patients ou  de l’écriture de Moïse et le Monothéisme ? Certainement, car si Agatha Christie a  eu le succès universel qu’on lui connaît c’est bien que son œuvre este une  transposition en langage adulte d’un fond fantasmatique infantile à peine  travesti. Comme dans l’enfance, le concret et le fantastique se superposent et  se mélangent dans des textes qui joignent au talent descriptif l’invraisemblance  totale des intrigues.

Cette lecture vient rencontrer mes tâtonnements répétés et insistants de Alice chut ! premier volet du Triptyque Sauveterre qui m’occupe  particulièrement en ce moment à la faveur du cycle Enfance du Tiers Livre  et de ses ramifications. Et Sophie de Milloja-Mellor de rappeler : l’adulte  retrouve le procédé du jeu enfantin, il récupère ce que Freud nomme : « ce jeu de fantasmes qui nous a donné à nous-mêmes la mauvaise habitude de puiser de la  jouissance dans nos souffrances ».

Je n’ai rien de plus net à en dire pour l’instant. Mais cela renforce ce que je sens confusément en écrivant depuis la place du petit-fils d’Alice, non pas enfant, mais retrouvant le parler qu’il partageait avec sa grand-mère pour  en évoquer le souvenir : quelque chose d’une imminence du terrible. L’effet que  les secrets, mêmes les mieux intentionnés, produisent sur les enfants,  immanquablement pris dans leurs rais invisibles. Pour s’en faire une idée, un large morceau en suivant ce lien.


Spécial Fées Fâchées :

Elles n’ont pas présenté leurs vœux. La question de la différence entre les  vœux et les souhaits fait débat. Nous vous tiendrons au courant.

 

Écrire l'été
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