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Fréquenter Magris par le Danube

Dernière mise à jour : 13 août 2023



© Xavier Georgin

Fréquenter Magris par le Danube, comme avant lui Jaccottet dans laissant apparaître, c’est une grande tentation. Le compagnonnage particulier qu’offre l’exégèse. Pourquoi ne pas simplement lire ? Pourquoi annoter ? Jusque-là, je sais quoi dire : pour la mémoire et le bénéfice de l’apprentie. Pourquoi partager mes notes ? Je trouve une forme de réponse à la page 50 : « L’Enthousiasme est comparé à un petit ruisseau qui grossit, coule, serpente, prend de l’importance, de la puissance et finalement se précipite dans l’océan après avoir enrichi les terres heureuses qui en ont été arrosées. » Ces terres sont-elles miennes ? Vôtres ? En tout cas l’océan est commun.


0 — Prologue

Un livre qui commence par une carte, immédiatement merveilleux. Depuis Le Seigneur des anneaux, impossible de croire qu’on s’y tiendra aux faits, à la géographie, à un monde sans fées. Dans mon édition, déjà usée par d’autres lectures, la page se détache qui rend compte de la course du Danube de sa source à Csepel, (dont on n’a pas la moindre idée… Ville ? Mont ? Lieu-dit ? en tous cas le fleuve y passe et la feuille s’envole). Une fois à Budapest, la carte reste bien arrimée au livre, pour l’instant, et ce jusqu’à la Mer noire. Il y a longtemps, on m’avait demandé d’écrire sur elle, Tcherno More. Le Danube coule entre villes et villages, montagnes et plaines. Ainsi notre vie, qui passe et laisse de côté projets et amitiés, rancœurs et déceptions, rêves e accidents, tragédies, drames et brimborions qui pourtant occupent un temp parfois fort long la première place dans notre esprit, notre temps, notre cœur par la simple grâce d’être trouvé à la pliure ’'une page, où la cicatrisation est plus lente et la marque q’'elle laissera, certaine. Mais notre vie comme l fleuve tout le temps q’'elle passe jouxte son passé aussi bien que son présent Et prévoit, dans un demi-sommeil, ’'avenir.


1— Au milieu d’un déferlement de références et d’idées, un guide d’écriture(s) pour le voyage : « faire en route une moisson d’images à noter, ainsi que de vieilles préfaces, de programme de théâtre, de bavardages de relais, de poèmes et de chants épiques, de discours funèbres, d’élucubrations métaphysiques, de coupures de journaux, de règlements d’hôtel et de bulletin paroissiaux. » En quoi est-ce un guide d’écriture puisqu’il ne s’agit que de collecter à droite et à gauche tout ce qui nous attrape l’œil ? Eh bien parce que c’est notre œil qui est attrapé et nul autre et c’est déjà un ordonnancement du monde, la gouvernance d’une île. Ensuite parce qu’il fait bon se reposer sur d’autres pour ne pas s’effrayer de ce qui nous attend, déclaration performative puisque c’est exactement ce à quoi je me livre en annotant Danube de Magris. Enfin, parce que c’est dans les interstices que ça écrit.


2— Tout à coup, alors que j’avais pris mon courage à deux mains, les chapitres changent radicalement de format. L’arroseuse arrosée : j’aime à mettre en scène des spectacles dont la deuxième partie dure à peine le temps de l’entracte qui l’a précédée. Comment importer le savoir-faire de la scène dans la littérature ? Littéralement.


3— Danube, prix du Meilleur Livre étranger Sofitel 1990 dans la catégorie « essai ». N’empêche que l’Amédée des robinets, j’aimerais bien savoir s’il existe ailleurs que dans ces pages.


4— L’imprécision des métaphores me déroute (j’ai sauté une ligne ? Manqué un virage ?), me panique (je ne comprends plus rien, il me faut de nouvelles lunettes, c’est ça vieillir ?), me chiffonne (non, j’ai bien lu, c’est imprécis, comment peut-on être imprécis?) et m’apprend : j’en déduis le maladif… désir ? besoin ? d’exactitude qui me tient loin de toute évocation (ce à quoi Magris excelle). Et pourquoi ? Pour ne pas être prise en défaut, en défaut de paiement, comme une qui écrirait au-dessus de ses moyens. Y’a donc pas mal à (ap) prendre p. 33, dans l’emboîtement des images du vent et des rideaux. Toutes ces parties de cache-cache avec le sujet principal de ma pensée, de mon désir sont un fameux moyen de ne pas porter le poids de ma parole (c’est-à-dire de sa légèreté autant que de sa lourdeur), de ne pas trop dire je. De cela également, Magris cause, dans ces chapitres prémisses : L’emploi de la première personne du singulier est loin d’être évident, et le voyageur plus que tout autre est embarrassé, face à l’objectivité des choses d’avoir dans les jambes ce pronom personnel. (…) Stendhal disait, en parcourant la France, que tout compte fait c’est un moyen commode pour raconter.


5— Il faut imaginer un type à pedigree. Assez beau, en tous cas, un type qu’on remarque quand il rentre dans l’épicerie. Il a un accent exotique et un très bel imperméable, ce qu’on remarque immédiatement à Londres. Les chaussures sont très bien aussi, mais il n’achète pas la boutique, il paye sa note. Il ressort en costume et chapeau sous la pluie fine.


6 – Un Noteentiendo, un je-ne-te-comprends-pas, c’est la figure dessinée dans une des seize cases du tableau de Las Castas, sorte de jeu de l’oie de l’amour et des peuples au musée de la Ville, à Mexico. Magris décrit le jeu p. 45, qui est une généalogie, une « chaîne du mélange » et de métis en mulâtre, de Chino en Jivaro ce qui se voulait une classification proprette des castes sociales et raciales « finit involontairement par exalter le jeu capricieux et rebelle d’Éros », jusqu’à faire apparaître, dans l’avant-dernière case le Noteentiendo, « fruit des amours du Tente En El Aire et de la Mulâtresse ». Noteentiendo, y’a-t-il meilleur mot pour nommer l’enfant, et l’adulte qu’il devient et tout ce qui vit autour de nous et nous-mêmes dans la solitude de notre visage ?


7 — Un jeune ami part sur les traces de Goethe. Croisera-t-il l’Homonculus, dont la naissance est détaillée dans Le Second Faust ? Entièrement fabriqué en laboratoire, « il évoque le triomphe du non-naturel et la défaite, voire la disparition de notre antique Mère, contrefaite par la mode, par la production, par le factice. » Si Magris en arrive là, c’est que voilà sept chapitres qu’il détaille la question de la source du Danube. Comme elle nous taraude cette question de la source ! C’est si tenant l’idée d’un début qu’on pourrait toucher du doigt, raconter… Des enfants de CM2 auxquels je signalais un loup dans la formule « il était une fois », l’ont levé bien vite : imparfait et occasion unique ne peuvent pas cohabiter ainsi, la phrase est trop petite pour ces deux cow-boys. « Il fut une fois », voilà qui serait juste. Mais justement nous ouvrons les narrations avec une formule qui en signalent l’impossible découverte de leur(s) source(s). Et ainsi du Danube. Et Magris sauve l’affaire tragique de « l’inauthenticité du postmodernisme » tout autant stupide que fatal, en évoquant le sourire de Goethe, face au carnaval de l’artifice.

Bien m’en prendra de renoncer dire les origines des personnages, par exemple, de prétendre expliciter leurs actions autrement qu’en sept chapitres de tâtonnements, d’hypothèses, de spéculations, toutes belles à lire, ensorcelantes non en dépit, mais du fait même de leur impuissance à révéler la vérité.


8 — Magris s’étonne et s’inquiète de la préférence actuelle pour des événements du passé au détriment du présent. Chez Antonio Muñoz Molina (Tout ce que l’on croyait solide), on retrouve la même inquiétude : « Dans un pays presque toujours amnésique, les fragments du passé lointain revenaient sur nous comme des javelots. (…) Dans les journaux, les rubriques de nécrologies étaient pleines non pas de morts, mais de squelettes de personnes assassinées en 1936… ». Magris se montre plus philosophe, et bien qu’il évoque la « récente célébration de la République de Salo », le chapitre est davantage du côté de la perception du temps que de sa récupération politique. Mais Danube sort en 1990, Tout ce que l’on croyait solide, plus de vingt après. La tendance s’est accentuée :" La commémoration et non pas le présent ; le simulacre et non la réalité ; l’apparence et non le fond ; quelques jours d’événements spectaculaires et non l’opiniâtreté de l’amélioration du quotidien.


9 — Bissula, l’esclave germaine, qui suit à Rome Ausone, le précepteur du fils de l’empereur. Il l’affranchit bientôt et écrit pour elle, sur elle, une série de distiques, miroirs de son nom double. Pour dire l’histoire d’un couple, il faut se dégager d’une forme de morale convenue. L’histoire d’une couple est toujours double, ambiguë. Impossible de la raconter en prenant faîte et cause pour l’un ou pour l’autre, ou en la tirant par les cheveux du côté de la morale du temps (de l’instant) où nous vivons. Comme au théâtre, jouer un rôle c’est s’en faire inconditionnellement l’avocat, sans ça, pas de théâtre.


10 — Une ligne inopinée sur la sécheresse intérieure semble sortir d’un petit tuyau de fer.


11 — Un chapitre sur Heidegger, il faudrait en commenter chaque paragraphe. Lire ou commenter… ? Depuis le début de cette lecture, je pense souvent à Peindre ou faire l’amour, le film des frères Larrieu. Mais si, une chose peut-être, une porte d’entrée, celle de la maison d’enfance de Heidegger, au numéro 3 de la Kirchstrasse à Messkirch. Une adresse qui rime, prise entre deux églises. Par là qu’il entre dans son propos, le Magris malin.


12 — Pétain en grand oublié de la visite de Sigmaringen. Céline qui parle des « gangsters du Danube ». Céline superstar de ce chapitre et du suivant, mis en regard des « employés » : Pessoa, Kafka, Giotti, tels qu’il les vilipende. Je me demande si c’est le robinet d’eau tiède de Flaubert qui alimente le bidet lyrique, comme il appelle le bain de mièvrerie hypocrite qui le rend fou furieux.


13 — Le propos est sur l’ironie (« T’y crois, toi à Ulm » interpellait Céline en se carapatant dans l’Allemagne détruite), et m’en rappelle un autre, de Claude Régy, au début de L’Ordre des morts, mais je ne retrouve pas ce texte, j’en viens à me demander s’il existe ou s’il s’est déduit du manifeste du Théâtre de la Catastrophe de Barker : « Ce n’est pas insulter le public que de lui offrir l’ambiguïté ». En tous cas, la formule est une clé pour mon trousseau et je commencerai l’année en interrogeant mes élèves : et vous, vous y croyez à Ithaque ?


14 — Ce n’est pas le grand fantasme de totalité dans lequel s’inscrit le méthodique travail de monsieur Neweklowsky que je voudrais pointer. Le chapitre a pour titre le nombre de pages et le poids de l’ouvrage remarquable écrit par cet ingénieur en aéronautique sur les 659 km constituant depuis sa fenêtre le Danube supérieur. Je souhaite emporter avec moi la phrase magnifiquement ciselée par Magris, pour dire le désarroi de cet homme de science devant le lexique des bateliers entrepris puis abandonné cent cinquante ans auparavant par un dénommé J. A. Schultès, ce dernier s’étant rendu à l’évidence : « ces inconvenances, ces gestes peu orthodoxes, ces visages, ce jargon ont été emportés par les eaux du fleuve, les remous du temps et aucun dictionnaire ne peut plus les retenir ». Et Magris de conclure : « Neweklowsky a peut-être compris que l’écoulement du Danube entraîne au loin et engloutit aussi ses cinq kilos neuf cents de papier sur le Danube supérieur, mais il se reprend aussitôt, refoule dans les eaux inexplorées de son cœur ce frisson de nihilisme et déplore que Schultes n’ait pas mené à bonne fin son dictionnaire ». Cette phrase me rappelle celles tant aimées chez Nicolas Bouvier, dont la facture m’échappe, me dépasse, d’autant qu’elle ne semble jamais première dans son geste ou dans celui de Magris. Ce qui est premier, pour l’un et l’autre c’est le voyage, le mouvement et le paysage. À la fin du chapitre, Magris propose une clef, en donnant à entendre la supériorité de ce genre d’adoration, celle de la nature, sur celle des dieux : « Le Danube est là, tangible et véridique, et le fidèle qui lui voue son existence sent cette dernière s’écouler en harmonieuse et indissoluble union avec l’écoulement du fleuve ». Et je pense à cette trop jeune veuve qui m’avait confié un jour avoir trouvé la force d’aller de l’avant, non dans leurs enfants, mais dans la poésie, très aimée de son défunt époux.


15 — Carlo Michelstaedter s’est tiré une balle dans la tête peu après avoir remis son mémoire « La persuasion et la rhétorique ». Avant cela, il avait lu une énième lettre de sa mère, lui reprochant son ingratitude. Magris n’évoque pas d’aussi sordides détails, mais son rappel à la différence entre persuasion et rhétorique n’en demeure pas moins cruel. La persuasion, « c’est la possession toujours présente de sa vie et de sa personne, la capacité à vivre à fond sans l’obsession délirante de le brûler au plus tôt ; de le prendre et de l’utiliser en vue d’arriver le plus vite possible au futur et donc, de le détruire dans l’attente que la vie, toute la vie, passe rapidement ». Il oppose ainsi les deux temporalités du voyage : halte et fugue. Et au moment où l’on voit démasquer tous nos petits divertissements pascaliens, Magris fait passer une barque, pure image, chargée de 150 jeunes filles souabes et bavaroises offertes pour épouses aux sous-officiers restés comme colons allemands après la paix de 1719, par le Duc Alexandre de Wurtemberg. J’espère qu’écrivant ici, je (me) persuade, prolongeant l’instant de ce livre, l’annotant bien au fond du temps, comme on dit en musique.


16 — La matin, découverte d’un texte de Suzanne Doppelt autour de quelques phrases d’Antonioni, titré Sole Nero. L’après-midi, la tombe d’une femme blonde qui en 1947 a épousé un homme noir, enterré à ses côtés à présent. Le soir, lecture du chapitre « La négrillonne du Danube », qui permet à Magris cette phrase pour conclue la journée : « La nouvelle est modeste, mais l’intuition de cet acteur souabe qui par amour invente, pour la noire qu’il aime, ce rôle de la belle et sombre reine de Saba, met à nu la féroce inconsistance du racisme ».


17 — Des clefs d’or, une fois encore pour entrer plus avant dans le romantisme allemand. Ce titre de « l’idylle allemande », comment le comprendre ? L’idylle est un genre bref et pastoral. Puisque nous suivons le Danube, contentons-nous de cela. Lukacs (Georg Lukács ou György Lukács, né György Löwinger le 13 avril 1885 à Budapest et mort le 4 juin 1971 dans la même ville, est un philosophe marxiste occidental hétérodoxe, sociologue de la littérature hongroise, critique littéraire hongrois d’expression principalement allemande et un homme politique) postule qu’en limitant l’individu à une dimension étroite au sein d’une société divisée en compartiments étanches, elle tend davantage à faire de ce dernier un « bourgeois » qu’un « citoyen », le rendant ainsi à « ce pathétique et farouche isolement intérieur apolitique et désespérément allemand ». Figure emblématique de cette idylle dans la littérature allemande, le Sonderling, entre rigueur méthodique et nostalgie, profondément passionné, mais coincé dans l’habit trop étroit des conventions sociales, « il se résout souvent en douloureuse et grotesque extravagance ». Comment ne pas penser au Hoffmann des Contes ? Mais de ce long chapitre formidable, c’est Charles Nodier qui emporte le morceau, attribuant l’explosion du genre fantastique en Allemagne à la multitude de circonscriptions locales et des usages particuliers attenants : « c’est aux portes mêmes de la Cité que commence, avec la diversité des lois et des coutumes, le monde inquiétant, l’inconnu… »


18 — « Cadre provincial, sur horizon municipal », lieu de naissance par excellence de l’histoire allemande. De-ci, delà, un détour vers les empires universels et millénaires, rarement une bonne idée. Incapable à titre personnel de sortir de l’échelle de la salle du spectacle, ou du village pour penser le monde, je reste persuadée que le CNSMDP est d’abord un gros bourg de 2000 âmes (avec, il est vrai, un cimetière qui vaut le détour). Je regrette le temps où, comme à Ulm, porter dans ses bras un agneau, tenir un panier d’œufs, suffisait à obtenir l’entrant, même si c’est en se déguisant de la sorte que les Bavarois prirent la ville pour le compte de notre bon roi Louis le XIVe en 1701. On sait ce qu’on perd au changement d’échelle : essaye de trouver ton chemin en Corse avec une carte de France !


19 — C’est une jeune fille calme qu’on amène à l’échafaud. Son frère la suit de peu. La veille, elle a griffonné ces quelques mots, qui demeurent : « Un jour béni et ensoleillé et pourtant je dois partir. Qu’importe ma mort si par nos actions, des milliers de gens ont pu être réveillés ». La vie n’est pas la valeur suprême… de quel espace disposons-nous encore pour faire entendre cela ? Récemment, une élève qui présentait la scène finale de Didon et Enée et que j’interrogeais sur les intentions de la Reine à cette heure tragique m’a répondu avec beaucoup d’aplomb : « Elle ne veut pas mourir ». Mais si, justement, c’est ce qu’elle veut, ce qu’elle fait. Ce qu’elle refuse, c’est d’être oubliée. Sur une photo prise dans un parc, où on voit Sophie Scholl aux côtés de son frère Hans, dehors, discutant avec un étudiant, Christoph Probst, elle tient, sans y faire attention, une marguerite.


20 — « L’intériorité allemande ». Plusieurs chapitres situés à Ulm déploient ce thème. Et comment, le Troisième Reich a perverti cette notion fondamentale. Un crime parmi tant d’autres ? Dès 1931, Gertrude von Le Fort dans sa nouvelle « La Dernière à l’échafaud », tirée de la Relation du Martyre des Seize Carmélites de Compiègne à la Révolution française, usait de la métaphore du « gel au cœur de l’arbre ». Cette image figée insiste pendant la lecture de ce chapitre qui interroge, comme tous ceux que Magris consacre à Ulm, la difficulté d’armer et d’organiser la résistance en Allemagne.


21 — En 1914, la livre de pain est à 0,15 mark-or. En 1923, à 220 millions de marks. Ma mère m’expliquait ainsi et d’un même coup, l’inflation et la montée du nazisme quand j’étais enfant, à la différence qu’elle prenait le paquet de clopes comme base de calcul, et j’imaginais les fumeurs se déplaçant avec des brouettes de billets dans les rues de Berlin… Le pain, j’allais déjà le chercher seule à la boulangerie m’aurait probablement davantage alertée sur ce qui me semblait alors un tour de passe-passe, une opération magique, rencontrée bien souvent dans les contes. Magris fait l’article d’un livre de Brunngraber : Karl et le vingtième siècle, « un des rares romans ayant su présenter l’automatisme mécanique de l’histoire et de l’économie mondiales, qui enveloppent la vie personnelle en en faisant une simple donnée statistique… » L’argent n’a pas attendu le XXe siècle pour devenir le grand personnage derrière l’histoire et les histoires. Cela fait déjà un moment qu’il n’est plus seulement le « nerf de la guerre » — à moins justement, qu’il ne soit jamais autre chose et qu’aucune paix ne soit possible dans son voisinage… — . Mais s’il affecte encore une fausse retenue au XIXe, faisant glousser à travers des personnages de vieux dégoûtants soudainement prolixes pour leurs extravagantes maîtresses ou de jeunes têtes brûlant tout pour les mêmes, rêver quand il sert la vengeance de Dantès (mais le trésor est encore du côté de l’or), critiquer dans les attaques véhémentes de Zola, ou les pointes plus fines de Maupassant (l’un et l’autre offrant après le goût du fiel, un plan B, un fond d’humanité), au XXe siècle, il passe de sujet à roi et l’histoire, c’est lui.




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