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  • Photo du rédacteurEmmanuelle Cordoliani

DON GIOVANNI |CARNETS


© Julie Scobeltzine

[CHIFFRES]

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Là où Dom Juan calcule, Don Giovanni fait du chiffre.

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Bien sûr, dit comme ça, mille et trois femmes, cela fait de l’effet. L’effet chiffre. Le bruit de cette somme. « Mille-e-tre ». C’est Leporello qui tient le catalogue, c’est lui qui se souvient du visage et de la voix, du milieu et de la condition. Tandis qu’il énumère — et on sent bien que les noms sont tenus secret par respect de la vie privée —, on les voit apparaître derrière le chiffre grandiloquent.

Debout et serrées comme des sardines dans un appartement de 200 m2. Dans un TGV duplex, elles tiendraient à l’aise. Mais c’est plus parlant de les imaginer à l’heure de pointe dans le métro.

Je reste assise sur le quai de la station Mozart et je regarde passer deux rames bondées, l’une après l’autre, j’ai le compte.

« Mille-e-tre ». Ça donne l’impression d’un job à plein temps.

Mais si on calcule, à raison d’une par jour, ça fait moins de trois ans. Don Giovanni préconise le tir groupé dans ses instructions à son valet… alors, on peut dire qu’en deux ans, le compte est bon. Bien sûr, il est très jeune (le créateur du rôle avait 17 ans, répondant parfaitement à la description que Da Ponte donne du personnage : « un jeune cavalier, extrêmement licencieux »), le plus impressionnant c’est ce que ce chiffre deviendra, deviendrait dans dix ans, vingt… Mais peut-on vouer une vie d’adulte à cet amoncellement ? Question superflue, puisque le temps ne lui est pas donné (il en claque de sa course). Et mille et trois, ça ne fait même pas une statistique… finalement, Don Giovanni est une maladie orpheline.

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Un nombre est un concept de base des mathématiques, une des notions fondamentales de l'entendement. Par métonymie, « nombre » peut devenir symbole ou représentation graphique de ce concept.

Un chiffre, un signe graphique servant à marquer, à représenter une chose à l'intention d'un lecteur.

On représente le nombre avec les chiffres, et non l’inverse.

Ceci étant posé, j’ajoute que, pour moi, mille et un est un nombre, mille et trois, un chiffre.

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Paul Verlaine dans son « Mille et tre » n’a pas peur des noms, il fait son leporello lui-même, sans majuscule, puisque dès longtemps le valet de Don Giovanni s’est vu substantivé en son catalogue : « Le leporello, également appelé livre accordéon, ou encore livre frise, est un livre qui se déplie comme un accordéon grâce à une technique particulière de pliage et de collage de ses pages.

Les quatre codex mésoaméricains qui nous sont parvenus sont en forme de leporellos.

Le mot fait allusion à Leporello, valet de Don Juan, qui présente à Donna Elvira la longue liste des conquêtes de son maître, pliée en accordéon, dans le premier acte de l’opéra Don Giovanni de Mozart (sur l’air Madamina, il catalogo è questo). »

D’où sort-elle cette précision d’accessoire ? Sûrement pas de la partition, mais de quelque chose qui s’est transmis depuis la création de l’opéra à Prague, où les instrumentistes de l’opéra continuent d’appeler « Leporello » les collettes apposées pour éviter les tournes de pages. C’est ce que m’a rapporté un chef français, très surpris d’entendre ce mot circuler dans la fosse, alors qu’il répétait un tout autre programme…

Dans l’accordéon de Verlaine, il n’y a que des hommes et le vocabulaire ne prend plus les gants du sous-entendu, comme chez son prédécesseur. Il y appelle un chat, un chat, puisqu’il ne se contente pas d’écouter derrière la porte.

Alors, au lieu du terrible « Voi sapete qual che fa » (Vous, vous savez ce qu’il fait), Paul conclue : Et vous tous ! à la file ou confondus en bandeOu seuls, vision si nette des jours passés,Passions du présent, futur qui croît et bande,Chéris sans nombre qui n’êtes jamais assez !

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Mille et un tend vers l’infini, le chiffre palindrome boucle sur lui-même et le corps allongé comme un 8, Shariar écoute les contes de Shéhérazade.

Mille et trois, s’écrit sur un mur en attendant la quille, quatre barres rayées d’un cinquième, répétées deux cent fois, plus trois évadées qui échappent à la prison du rectangle. Appelons-les Anna, Elvire et Zerline.

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Mille et trois Espagnoles, six cent quarante Italiennes, seulement cent Française, en Allemagne deux cent trente et une conquêtes, et quatre-vingt-onze Turques.

Ce n’est pas dit comme ça. Mais ainsi : « En Italie six cent quarante, en Allemagne deux cent trente et une, cent en France, en Turquie quatre-vingt-onze, mais en Espagne elles sont déjà mille et trois ! », morceaux piochés çà et là, au gré des déplacements, et non ressortissantes de tel ou tel pays. Si ça se trouve les femmes séduites en France étaient des Italiennes, en Turquie, des Allemandes. Dans le catalogue de Leporello, le gentilé n’apparaît pas.

Notons pour mémoire que ce mot est « le nom donné aux habitants d’un lieu, d’un village, d’une ville, d’un département, d’une région, d’une province, d’un pays, d’un continent, par référence au lieu où ils habitent ou d’où ils sont originaires. »

On reconnaît sa racine, gentils, du latin gentiles (qui appartient à une nation), traduction habituelle de l’hébreu goyim, goy גוי signifiant « peuple, nation »

L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers de Diderot indique, en 1757 : « GENTILÉ, s. m. Le gentilé d’un seul homme peut être de trois manières et de trois sortes de dénominations : le gentilé, par exemple, du peintre Jean Rothénamer est Allemand, Bavarois et Munichien ; Allemand signifie qu’il est d’Allemagne ; Bavarois, qu’il est de Bavière et Munichien, qu’il est de Munich. »

La narration géographique de Leporello rend compte d’une course folle à travers l’Europe, « Notte e giorno », en écho à ses tout premiers mots. Il est valet, pas secrétaire. L’intendance est lourde à qui doit toujours être sur le départ sans idée nette de la prochaine étape, quand la seule certitude est qu’il n’y aura pas un instant de repos avant la mort (la sienne même, croit-il pendant tout l’opéra, qui sans cesse la lui promet, sous un habit ou sous un autre). Il court, il court le furet, il est passé par ici (et c’est en Italie, là où commence « l’Abuseur de Séville », ou en Turquie, où l’on peut rêver à dos d’éléphant de fuir quelque temps la volonté papale, comme Michel Ange), il repassera par-là (en Allemagne, qui est encore toute ramifiée d’Espagne, jusqu’à la France, frontalière), et tandis que Don Giovanni chante, danse et embrasse qui il veut, Leporello note à l’arraché, des locations, sinon des nationalités, des catégories sociales, sinon des professions, des couleurs de cheveux, sinon des âges, et surtout, surtout, seule constante dans cette cavalcade : les préférences du maître. Elles se résument à une seule, dans ce grand charivari de 2065 femmes, il n’y en a qu’une, qui ne se dit qu’une fois, en confidence dans le grave de la voix pressée : « Sa passion prédominante, c’est la jeune débutante ». On dirait qu’elle lui passe à peine les lèvres, pas sûr qu’il l’ait consigné dans son catalogue à la va-vite, mais le noir souvenir lui borde les yeux d’un trait d’encre.

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Dans cette intrigue, majoritairement nocturne, noire comme le roman du même nom qui viendra bien plus tard, on se demande déjà : « Pourquoi ce petit groupe de gens bien intentionnés, trop bien pour n’avoir pas l’air d’agneaux de fable, ne reste-t-il pas ensemble bien au chaud, dans la clarté de la lampe ? » C’est que Don Giovanni fait figure de grand diviseur, comme les héros glaçant des films d’horreur. Rien n’est plus explicite que l’incipit de son troisième air : « Metà di voi qua vadano ». Que la moitié d’entre vous aille par là et que les autres aillent de ce côté ! Déjà le danger est pour lui divisé de moitié, et on voit bien au fil des consignes qui spécialisent chaque groupe qu’à la fin « il n’en restera aucun ». C’est une division qui a toujours le même résultat : Don Giovanni face au chiffre un. Une unité dont il ne veut faire qu’une bouchée. Leporello se fait fort de contrecarrer ce plan symbolique, toujours derrière la porte, sous la table, dans un renfoncement, il fait à lui seul consister la retenue (dans tous les sens du terme), qui empêche que de ces proies isolées avec méthode, il ne reste rien. À la fin, cet homme de peu, moqué par son maître, roué de coups, promis par lui encore et encore à une mort prochaine, c’est lui qui reste — en un seul morceau de Leporello — et c’est lui qui deviendra le serviteur d’un maître meilleur. Un qui saurait multiplier les bienfaits, ou additionner autre chose que les sept péchés capitaux.


Extraits du Journal d'un mot an 4


Le catalogue de Don Giovanni : un nouveau camouflet au Vieux Monsieur. Non pas que Dieu s’embarrasse tant que ça des misères des femmes — il n’a jamais été bien sorcière de se faire fermer la porte de l’église au nez pour avoir quitté un mari violent, et trop nombreuses sont celles qui ont payé leur viol par un accouchement dans la honte, la solitude et le désespoir… — mais il n’aime pas que l’on compte ses créatures, qu’on les recense. En cela, il ne fait pas montre d’un esprit scientifique éclairé, mais finalement, on peut se demander s’il n’y avait pas un danger aussi grand à la catégorisation de ce genre de calcul qu’à contrefaire le mort, ou à blasphémer dans un cimetière la mémoire d’un homme qu’on a tué le matin même dans un duel scélérat. Les femmes du catalogue, comme celles que je contemplais inlassablement dans le gros bottin des 3 Suisses, pendant les longs hivers de l’enfance, ne sont plus qu’objet, Stücken, chiffre, coordonnées. Il faudrait dans un grand élan contrapuntique écrire l’histoire de chacune, mais pas en un chapitre, au moins en un volume, dans lequel leur sinistre rencontre avec Don Giovanni, toute fatale qu’elle fut, ne serait qu’une ligne.


Jouer aux dames avec des pièces d’échecs. On dirait une sentence du Yi-King. C’est plutôt mon constat catastrophé devant la disparition des classes sociales dans l’interprétation à l’opéra. Les pièces d’échecs ont chacune une figure et un déplacement qui leur est propre. Sous prétexte d’un ressenti universel, voilà que tout se vaut. Au mieux, on est blanc ou noir. On avance d’une case à la fois et les seuls pas de côté autorisés sont ceux faits pour manger son ou ses semblables. Il faut avoir un couteau entre les dents pour faire entendre que Suzanne et la Comtesse ne sont pas amies, que l’entente des nobles et des paysans dans Don Giovanni est exceptionnelle et mérite d’être représentée comme telle, avec son étonnement, avec son scandale, qu’en dépit du voile de Première Prieure, Madame Lidoine demeure une roturière aux yeux de toutes et que les conséquences de différence de classe constituent l’action même… Pourquoi est-ce si difficile  ? À quoi peut bien être bonne cette monochromie qui ne cesse de m’être proposée par les interprètes, par les mises en scène  ? D’où vient la revendication de cette égalité de façade  ? La minoration du discours de classes depuis… vingt ans  ? Trente ans  ? aurait-elle fait son chemin jusqu’au très conservateur opéra  ? Le mal vient de plus loin : la soubrette, cette domestique d’opérette en témoigne, dont il faut déceler les correspondances avec une quelconque réalité sociale à l’aide d’une loupe. « Jouer aux dames avec des pièces d’échecs » dit bien la négligence du contexte et des particularités, le mésusage de l’outil. Je ne suis pas mécontente, évidemment de ma métaphore, mais elle règle un peu vite le compte du magnifique jeu de dames, jeu de stratégie, jeu tragique s’il en est avec ses deux positions : dames ou pions… Ne devrais-je pas me rabattre plus sagement sur le proverbe japonais : pour qui n’a qu’un marteau, tout est clou  ?


Sur un banc chevauchant le canal, un ours en plastique bleu. Plus tôt dans l’après-midi, je l’ai pris pour une poubelle, mais dans la soirée, l’approchant par l’arrière sa grosse silhouette gagne en réalisme. Nous le dépassons. Je lui jette un coup d’œil par-dessus l’épaule, je ne me souvenais pas que sa tête ait été tournée de notre côté. Aussi extraordinaire que ça me paraisse, l’ours en plastique bleu me ramène directement à la statue du Commandeur. Leporello le voit bouger la tête, Don Giovanni refuse de l’admettre, mais devant le fait s’accomplissant, invite la statue à dîner, s’arrêtant finalement à refuser de perdre la face. Sturm und Drang, Don Giovanni flirte avec le XIXe puisque son héros éponyme vit dans un monde où tout s’explique alors que le monde justement est en train de devenir trop compliqué pour être expliqué. Un élève chanteur a récemment écrit un scénario brillant : suite à la disparition de Don Giovanni, Don Ottavio doit s’expliquer à la police. Il s’est lui-même livré à une enquête : qui a tué le Commandeur. Et elle tient la route. Mais quand il commence à parler de la statue qu’Elvire et Leporello ont vue, le commissaire lui agite sous le nez sa prochaine arrestation pour le meurtre et la dissimulation du corps de Don Giovanni. Une statue qui parle, non, mais sérieusement  ? Ainsi vont les choses côte à côte dans cette œuvre, dans une friction fictionnelle qui devrait faire l’effet d’un poil à gratter. L’ours bleu opine sûrement sur son banc.


Extraits du Journal d'un mot, ans 1-3



Écrire l'été
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