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  • Photo du rédacteurEmmanuelle Cordoliani

ÉCRIRE L'AUTOMNE XXIII


Pendant les séjours à la montagne, je vois la télévision. Marcel étant de moins en moins regardant sur les programmes, dans tous les sens du terme, il me laisse la main et c’est ainsi qu’après un téléfilm un peu consternant, j’ai pu voir Joyce Carol Oates la femme aux cent romans.

J’ai toujours admiré la dame. Sa façon de ne pas s’excuser d’écrire. De consacrer son existence à ça et à enseigner. Deux ou trois jours de cours et le reste du temps, écrire, des romans. Je ne sais pas comment j’ai lu le premier, j’avais dû l’acheter en 2000, à une époque où j’allais fréquemment à Londres, parce que le titre me revient en anglais : Rape, a Love Story. Je savais confusément que c’était la première pierre d’un travail qui m’occupe encore et qui apparaît sous forme embryonnaire ici. Je l’ai repris il y a deux ans, et augmenté comme je le raconte dans ÉCRIRE LE PRINTEMPS I lors du premier atelier au couvent la Tourette, avec l’aide précieuse d’Agnès Brugier, Brigitte Corbel et Françoise Durif. Depuis, j’ai perdu le fichier dans l’avarie du mac de janvier dernier, et il ne me reste plus que la version manuscrite, que j’évite avec un certain succès. Mais à ma surprise, quelque chose d’autre, né de cet épisode de mon passé, est apparu dans le Carnet, « pas littéralement, mais symboliquement ».

Elle comptait retourner travailler dans le village où elle avait eu son premier boulot. Une saison d’été, à peine majeure. Elle avait la détermination d’une vengeance. Sa décision de remonter là-haut nous plongeait dans une grande perplexité. Cela faisait bien longtemps que le gars avait été arrêté, emprisonné. Il était probablement mort. À la réflexion, avait-elle jamais montré d’autres formes de détermination ? Non. Les décisions se prenaient le soir pour le lendemain, chantiers ouverts, valises bouclées, villes quittées… sans trop d’éclat, mais de manière irréversible. Elle avait décroché un contrat auprès d’employeurs qui promettaient d’être tout aussi méprisables que ceux qui l’avaient embauchée, nourrie et logée, à l’époque. Je suis passé la voir au milieu de l’été. Elle m’a emmené déjeuner dans une petite crêperie aux pieds des pistes. Elle leur tournait le dos et m’invita à m’asseoir à ses côtés. La grande terrasse en bois semblait flotter au-dessus de l’herbe. Les montagnes semblaient autant de convives à notre table.

« Pas littéralement, mais symboliquement », c’est ce que Joyce Carol Oates dit au sujet de

La Fille du fossoyeur, que j’ai lu également et dont j’apprends dans le documentaire qu’il est un de ses plus personnels.

Le réalisateur Stig Björkman a négocié pendant seize ans avant qu’elle ne lui accorde l’autorisation de tourner. Elle a 85 ans, à présent. Ce qui me frappe le plus, c’est le rire. Son premier mariage apparaît très studieux. Son veuvage l’a été aussi, d’où est sorti le magistral A Widow’s Story : a Memoir (où, soit dit en passant, ce n’est Joyce Carol Oates, la narratrice, mais Mrs Smith: « La veuve habite une histoire dont elle n’est pas l’auteur ». Avec son second mari, elle a l’air de beaucoup rire. Elle raconte également que son premier époux ne lisait jamais ses livres. Le second, un lecteur acharné ne voit pas pourquoi il ne les lirait pas… Il y a dans le documentaire une scène merveilleuse où le couple est interrogé sur les conditions de la rencontre et du mariage, lors de laquelle elle essaye en vain de l’interrompre alors qu’il semble se livrer à un exercice de réécriture de l’histoire qui la fait beaucoup rire.

Aux montagnes, toujours, un bout de chemin avec Juliette Derimay. L’écriture et la marche vont de pairs, avec elle, avec moi. Sur les mêmes sentiers, je réapprends pour la… dixième fois, peut-être L’Ascension du Mont Ventoux de Pétrarque. Je pensais lui dire sur la route, mais elle a pris les devants et lu le texte avant de venir me retrouver de l’autre côté de la montagne. J’ai l’impression qu’enfin je vais parvenir à dire ce texte (le 14 novembre prochain à 19 h 30 au Conservatoire Maurice Ravel dans le 13e à Paris avec Elsa Moatti la violoniste des sommets), que je me suis ôtée de devant. Nous parlons pas mal de l’intégration de nos proches, connaissances dans nos écrits. J’ai vraiment l’impression de n’avoir aucun scrupule, une fois dégagés les noms propres. La preuve c’est que je retranscris notre échange ici…

E : Je me demandais comment tu faisais pour trouver la bonne distance avec ton personnage du bateau… Je ne me suis jamais appuyée vraiment sur une connaissance pour écrire

J : C’est difficile… Je reste toujours très loin et n’utilise que des petits morceaux.

Et ensuite j’envoie toujours le texte aux gens que j’ai « utilisé »

E : Tu étais émue en parlant d’elle. Je me demandais si tu n’y laissais pas des plumes.

J : Peut-être, c’est vrai qu’on se connaît depuis très longtemps et qu’on a pas mal de points communs, souvent la même façon de voir les choses aussi. Par d’autres aspects, on est pourtant très différentes. C’est aussi ça qui est intéressant

E : En tous cas, cette démarche m’intéresse beaucoup.

J : Moi aussi !

Toujours délicat de savoir où placer le curseur quand tu « te sers » de gens ou de choses que tu connais dans un texte

J : Tu dois sûrement te poser les même questions avec Marcel ?

E : Pas vraiment, tout ce que j’écris sur lui est du côté du conte, de l’anecdote, du bon mot.

J : Oui, mais ça donne une image de lui, qu’il n’aime peut-être pas ?

Ou au contraire trop flatteuse

E : Je crois qu’il l’aime bien… il a trouvé tout seul le mot JAVELLES qui lui ait consacré dans le JDM

Je ne fais pas le portrait de l’homme, seulement du grand-père

Et c’est un très bon grand-père

J : Oui, on ne prend à chaque fois qu’un petit morceau. Et de mon côté ; penser à eux quand on écrit évite en général d’avoir des réactions négatives après…

E : J’ai les coudées franches : on ne me lit pas dans ma famille.

Sinon je bouge un élément pour me rappeler que c’est d’abord mon terrain de jeu

J : Pareil. Quasiment personne ne lit chez moi. Mes parents un peu, mon beau-père pas souvent. Ensuite j’ai cette petite manie de ne jamais mettre le point final à un texte. Donc si besoin, je peux toujours changer. Je me demande aussi si ce n’est pas une question qui se pose dès qu’on écrit… possible de toujours tout inventer sans se servir de sa propre vie ni de celle des autres, proches ou personnes qu’on côtoie pour une raison quelconque ? Si certains y arrivent, ce n’est pas mon cas . Pas assez d’imagination. E: Personne n'y arrive. Il n'y a rien de plus personnel que l'imagination. Rien qui ne soit davantage notre vie propre.


L’évènement de taille pour les Fées fâchées, cette semaine, c’est le petit film de promotion pour le Journal d’un Mot Ans [I-III] réalisé par Catherine Serre et François Bon, où l’on peut voir 25 membres du Tiers Livre lire des mots de leur choix. L’affaire ne s’est pas ourdie à mon insu, le résultat me cueille tout de même. J’essaie de leur dire :

En lisant, vous écrivez la partie manquante du livre. Je le savais bien, sûr, lisant moi-même, je le savais de l’autre côté. Je vous écoute lire, je vous regarde, votre choix d’un mot en particulier était déjà une forme de cadeau, comme si j’avais fait des chocolats et vous en auriez choisi un en particulier, pour son goût, sa forme… ou son nom. Parfois, vous vouliez lire un mot dont je ne savais plus rien, pas spectaculaire pour deux sous. On achète dans un vide-grenier un truc qui ne paie pas de mine, un peu caché derrière le bric-à-brac et le brocanteur fait une « vente au chagrin », les yeux s’embuent, il avait fini par croire que personne ne le remarquerait, celui-là, et par croire qu’il était le seul à pouvoir l’aimer. Déjà, c’était beaucoup, de quoi tenir très longtemps avec mon sens de l’économie de petite ville de province où ce n’est pas tous les jours foire. Mais voilà qu’arrive ce petit film, avec son beau décor de Littré et vos images, vos voix, vos visages. Vous êtes beaux et belles, pleins d’apprêts, vous avez pris soin du Journal d’un mot dans les chambres, les bibliothèques, les bureaux, dans les rues du Saïgon, sur les chemins de Corse. Vos yeux et vos sourires, les inflexions des timbres répondent les mots qui manquaient. Vous êtes habiles avec mes chemins syntaxiques abrupts ou tarabiscotés, ils n’ont pas de secret qui ne soit vôtre. Quel remerciement à l’échelle de ce présent ? Aucun sous la main. Ou peut-être le souvenir d’une nuit passée dans la chambre de Proust au Grand Hôtel de Cabourg, qu’un ami avait réservée pour moi au mois d’août. Il pensait ainsi me remercier de venir lui tenir compagnie alors qu’il était vissé là pour trois semaines avec ses vieux parents… mais c’était la providence qui dans ce geste saluait mes années de lecture insatiable, mes lunettes à gros yeux sur le nez dès l’âge de cinq ans, ma grand'amour des livres et des signes de l’écriture. C’était comme de grimper sur le petit podium improvisé d’une école primaire du 19e arrondissement dans les années 50 où ma mère s’était vue délivrée un premier prix de lecture, inscrit à son nom dans un livre avec une couverture bleue solide… Aujourd’hui grâce à vous, c’est différent. Aujourd’hui c’est mon nom sur la couverture.




Écrire l'été
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