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  • Photo du rédacteurEmmanuelle Cordoliani

ÉCRIRE L'AUTOMNE XXII


J’ai commencé à suivre l’atelier en ligne du Tiers Livre en 2016. Comment ? C’est une longue histoire qui passe par des on-dits et des méprises, mais du jour où j’en ai trouvé la porte d’entrée, j’ai compris que j’étais arrivée quelque part et que j’allais y demeurer jusqu’à ce que s’épuise ce que je voyais apparaître. Il n’y avait alors pas de zoom hebdomadaire, pas même de vidéo pour présenter les propositions d’écritures, pas de mise en ligne directe sur le site. Je voyais à travers les textes et les commentaires qu’un petit groupe existait déjà de familiers, de familières. J’étais très impressionnée. J’écrivais peu, quelques lignes bien sages où rien ne dépassait, des lignes que j’avais soumises à toute la batterie de contrôles à ma disposition et qui, si je m’en souviens bien, étaient frappées au coin de la plus banale vanité de vouloir faire étalage de ma finesse et de mon esprit, ce qui leur donnait un aspect abscons et tarabiscoté. Mais à ma décharge, j’essayais et je persévérais en faisant de mon mieux pour garder pour moi mes états d’âme et mes questions existentielles. Je savais de mes autres pratiques qu’il faut d’abord de la matière et on était loin du conte, genre ami et déjà pratiqué avec succès, et loin du compte avec mes paragraphes n’excédant pas cinq phrases. Je garde peu de souvenirs de cette période, la vie secouait beaucoup alors. Deux choses peut-être : le désir d’écrire sur le quartier où je venais d’emménager, et qui réapparaît depuis de loin en loin à travers la chronique de son haut lieu, le Roi du Café et le talent de François Bon pour nous mettre au travail. A l’été 2018, l’atelier Écrire une ville avec des mots et ses 45 propositions a changé la donne. J’étais prête pour une aventure de cette envergure, c’est-à-dire que je me suis laissée faire sans trop comprendre ce qui m’arrivait, ce qui nous arrivait. De solides affinités, des compagnonnages au long cours sont nés de cet atelier hors normes. François, immobilisé à partir de la mi-juin (je ne sais plus trop ce qu’il s’était cassé, une jambe, une cheville...) enchaînait les propositions, à raison d’une tous les deux ou trois jours et le temps se trouvait pour répondre présente, debout. Des chantiers d’importances se sont ouverts alors qui m’occupent toujours, celui de Sauveterre, dont je découvris que c’était le nom de roman de la ville que j’avais choisi d’écrire (Jonzac) en exhumant Émile Gaboriau à l’occasion d’une proposition sur les cimetières, inspirée par Les Villes invisibles de Calvino. Un peu plus tard, je ferais un spectacle autour de ce livre. J’en parle parce qu’une des forces de François Bon c’est de faire passer la littérature du côté de l’éprouvé. Il donne à lire, à relire, à mieux lire, à entendre, lisant lui-même, s’enregistrant, passant sur scène… Toutes ses pratiques se lisent et se lient et nous avec, qui travaillons avec lui comme dans ce que je me plais à imaginer être un atelier de la Renaissance. Il commentait peu nos écrits, ou plutôt, énormément, mais pas comme certains l’auraient aimé (tape dans le dos pour donner de l’élan à la balançoire ou stylo rouge). Chaque nouvelle proposition venait amender les dévoiements de la précédente, préciser notre geste, l’enrichir. A toi seule Musique mon exigence et ma sévérité : je me suis toujours méfiée des enseignements réconfortants. La confiance qu’on me témoigne en me faisant travailler me suffit, voire me flatte. Et de cette confiance, François n’est pas avare. J’ai commencé à rencontrer des membres de l’atelier Ville. Françoise Durif, qui écrivait sur Chambéry, où j’ai étudié une année décisive après le bac et plus tard, Alain Chantereau dans la roue duquel j’avais pu mener à bien mes 45 propositions. Françoise m’a invitée à participer à son atelier au Couvent de la Tourette. Les confinements successifs ont bien retardé ce rendez-vous, mais nous avons fini par y arriver et quelques autres du Tiers Livre nous y ont rejointes cette année. L’échange épistolaire avec Alain m’avait ouvert la voie vers un texte « qui s’écrivait tout seul » : Si nous habitions la même ville. Il faut dire qu’à la suite de l’atelier de 2018, il advenait régulièrement qu’une proposition s’enfle en livre. Je sentais que le texte qui venait pouvait, aurait pu, être poussé jusqu’à faire un ouvrage à part entière. Pourquoi ne pas l’avoir fait ? Je voulais continuer à suivre l’atelier, je n’étais pas prête à l’isolement que cela aurait impliqué. Cependant, ces appels d’air sont tout à fait reconnaissables et je savais qu’ils reviendraient, bien qu’ils ne soient pas convocables en l’espèce. Je ne sais plus quand les zooms ont commencé où nous avons pu échanger sur nos pratiques. La dynamique collégiale insufflée par François s’est montrée plus clairement encore. J’ai trouvé le moyen d’avancer sur de gros chantiers sans renoncer à l’atelier, en acceptant d’aménager les propositions, de moins lire les autres et de faire preuve d’une assiduité plus flottante, une fois le cycle lancé. Si je reste, c’est d’abord parce que le travail de François Bon, constamment renouvelé dans sa forme, aux aguets de tout ce qui passe pour en faire littérature, est une source d’inspiration sans pareille. Sa générosité dans le partage de ses connaissances, de ses outils, me donne envie de me relever les manches, de mener mon propre atelier en ligne, de publier un livre avec mes élèves pendant le confinement, de faire un film d’animation minimaliste, de fonder ma petite maison d’édition, de théoriser mon geste sans craindre de me dessécher comme un ficus de salle d’attente.

Si je me lance dans cet hommage (en forme de rétrospective), c’est que jeudi dernier, après sept années de participation active aux ateliers du Tiers Livre, me voilà dans la même pièce que François Bon sans écran pour s’interposer. L’occasion fait la larronne : il vient pour une journée d’intervention à Valenciennes, je suis à Valenciennes. Je prends le tram, ce qui est rare, mais il pleut trop pour y aller en bicyclette. Je demande mon chemin tout du long, à des jeunes gens. (Ils ont toujours ce frémissement de surprise, combinaison redoutable du confinement et du GPS. Je découvre sur place que François vient pour travailler sur la musique en littérature… J’aurais voulu le faire exprès… eh bien je n’y étais jamais arrivée. En s’appuyant sur la Sentimenthèque de Chamoiseau, il fait écrire un groupe disparate de jeunes gens et puis les pousse, les secoue, les oriente et les conseille dans la mise en voix de leur prose. J’écris aussi : l’exercice qu’il propose, je n’ai pas fini de m’en saisir. De chaque compositeur, quels outils, quelles sensations, quelles leçons, quelles perspectives pour mon propre travail ?

De Monteverdi : L’oreille a traîné là où ça parlait, ça parle encore, aucune dentelle, seuls les tremblements, l’épuisement, les combats perdus, où est l’orchestre ? La voix, la voix seule reste et eux, face à leur parole, singulière, isolée, dérisoire, inutile.


De Rameau : La cage infiniment précieuse, pourtant si solide, les monstres y tiennent, s’y ébattent, s’y débattent et aussi sans les voix, l’implacable cadre des variations infinies.


De Jacquet de la Guerre : Toute d’eau, toute en nage, le tranchant redoutablement délicat dans les chairs des vieillards, les corps retournés dans le ressac des vagues.


De Sainte-Colombe : La vie passionnée de l’obscurité dans les chuchotements profonds des fantômes.

De Mozart : Grand désir du milieu, voie et voix, toujours débordé, manqué de peu, fragile, mortel et les adieux habillés en au revoir, le grand mensonge avoué du retour impossible, une fois et une fois seulement, chaque mot, chaque phrase.


De Haydn : Un journal ouvert par la fenêtre, des musiciens dévêtus dans un lavomatic répètent un quatuor, les tambours tournent, il faut s’interrompre encore et encore pour un constat à l’amiable, un panier renversé, un enfant enfui, un chat perdu…


De Rossini : Les danses populaires échappées à la mécanique des mouvements, des usines des temps modernes. Tous piqués d’araignée et les interminables conséquences de cette piqûre primordiale. La poésie de cette dinguerie, jamais son système.


De Strauss : La forme usée, abusée jusqu’à la corde qui abrite pourtant quelque chose qui ne vieillit pas, les passions des tragiques, les vengeances, les espoirs, les déchirements, la rage sous les tapis, derrière les tapisseries à fleurs. La précipitation comme chimique de la danse du diable, du salon vers la prison.

De Jaëll : Tout le corps dans chaque note et la tête, la tête c’est du corps, celui d’une sphinge.


De Verdi : En courant les duos d’amour, entre deux portes, en coup de vent jusqu’à la grande terrasse étoilée et isolée. Malgré toute la minablerie, le cercle violent qui tourne à plein régime se fait mettre un bâton dans sa roue, casse net ou devient au contraire discrètement sa ligne.


De Weil : La cruauté indispensable de la diseuse, du diseur. La distance nécessaire pour bien se regarder en face.


De Strauss : La magnificence qui n’en finit pas de se casser lamentablement la gueule.


De Cujo : L’industrie lourde des marteaux énormes, des machineries indestructibles, du vol rasant des drônes au milieu de quoi, minuscule, tu écris en silence.


Plus tard, avec Kasper T. Toeplitz son vieux compère, il donne une lecture en musique, justement, de son livre toujours en devenir : 365 façons de sauver la terre. Je redoute ce moment. Mes oreilles sont peu faites aux sons amplifiés. Parfois, dans sa lecture de certains extraits de textes en ligne, François utilise un rythme très saccadé qui me déconcentre et je redoute de devoir faire appel à une concentration extrême pour le suivre pendant l’heure de la représentation. Mais non, tout le contraire. Très simple, étrangement rodé, alors qu’ils n’ont pas donné tant que ça cette lecture… Mais voilà trente ans qu’ils jouent à ça ensemble et ils se fondent dans l’incroyable justesse de la proposition de l’autre, toujours nouvelle. Incidemment, voilà un moment que je lis ou vois des artistes de tous bords se pencher sur la question de l’écologie… Ici, enfin, une réponse à la mesure de nos possibilités, de ce que nous sommes. François me donne le texte « périmé » puisqu’il ne cesse de l’augmenter. Je n’ose pas lui demander un mot dedans. Je repars à travers le bois une couronne de feuilles sur la tête.


Écrire l'été
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