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  • Photo du rédacteurEmmanuelle Cordoliani

ÉCRIRE L'AUTOMNE IX


NEVERS—VICHY petit matin du 15 novembre

LUNDI Près du feu, longue conversation avec Pierre — doublement éclairagiste et éclaireur — autour du Sérail. Son devenir, ce livre, mais aussi et finalement surtout, ses fondations et l’importance pour moi de les emporter dans le livre. Nous avons joué le Sérail dans cinq lieux différents pendant une année. Les trois premières reprises étaient espacées d’un mois. La dernière, d’un an depuis la création. Hiver et printemps de Sérail. Pause d’été et d’automne. Retour de l’hiver. Le cycle, donc, incontournable puisqu’il circonscrit cette aventure. Et dedans, les épisodes, essentiellement déterminés par l’état que nous proposait Stéphane Mercoyrol, qui jouait Selim Bassa, à chaque retrouvaille. Nous nous sommes retrouvé.es à Avignon, un mois après la création à Clermont-Ferrand. Février froid. Il revenait d’un long voyage, (au Cap Vert ?…), bronzé et radieux avec des lunettes de soleil extravagantes tandis que toute l’équipe se tenait du côté du pâlichon et du surmené. J’ai commencé à raconter les retours de Selim au chœur, aux danseurs, aux solistes, au chef, à l’équipe technique : voilà, le Sérail a été fermé pendant un mois. Vous ne saviez pas où était Selim ni quand il reviendrait et comme un diable sortant de sa boîte, il réapparait et vous propose une soirée inédite, une variation sur ce que vous savez faire, avec une vedette américaine et une surprise finale. Il était sûrement cette fois-là parti chercher des artifices en Chine… (La présence d’un ballet pour cette reprise était exceptionnelle. Pour lui aussi il avait fallu faire de la place dans l’histoire que nous (nous) racontions. Membres du personnel du Sérail, déguisé. es en invité. es pour mieux assoir l’illusion… Une histoire pour chacun.e… Un mois plus tard, nous avions retrouvé Stéphane à Rouen, exsangue : il avait été malade, l’était encore un peu. Quelque chose de fragile apparaissait dans la grande silhouette de l’acteur qui ne se laissait pas toujours voir. C’est à ce moment que j’ai inventé l’épisode du sevrage et la choriste chargée d’interpréter la Soigneuse ne le quittait plus des yeux. Une atmosphère fiévreuse et inquiète prenait le plateau. L’étrangeté avait atteint son comble quand le flûtiste de l’orchestre avait essayé de parler le Farsi avec l’acteur, à la machine à café, prenant pour argent comptant la diction de son poème de Djalal al-dîn Rûmi (1210-1273) : Toi qui ne connais pas l’amour, Tu peux te le permettre : dors. Va, son amour et son chagrin Sont notre bien à tous, toi dors. Chagrin de l’amant : un soleil, Nous, particules, particules. Toi qui n’as pas vu dans ton cœur S’élever ce désir, toi dors. En cherchant à m’unir à lui, Je m’écoule comme de l’eau. Toi qui n’as pas cette tristesse Du « Mais où donc est-il ? » toi dors. Il passe, le chemin d’amour, Hors des soixante-douze voies. Puisque ton amour et ta foi Ne sont que ruse et feinte, dors. Son vin du matin, notre aurore, Son charme seul, notre dîner. Toi qui veux manger des délices Et te soucier du dîner, dors. Dans notre recherche alchimique, Comme le cuivre, nous flambons. Toi, le lit est ton compagnon Et ta seule alchimie, toi dors. Comme enivré, à droite, à gauche, Tu tombes, puis tu te relèves. Maintenant la nuit est passée, C’est le moment de prier, dors.

Le destin a clos mon sommeil, Alors va-t’en, toi le jeune homme, Car si le sommeil est passé, On peut le rattraper, toi dors. Tombés dans la main de l’amour, Mais que va-t-il faire de nous ? Toi, tenu dans ta propre main, Mets-toi sur ta main droite et dors. Moi je suis un mangeur de sang, Toi, mon cher, mangeur de délices. Puisqu’à la suite des délices Le sommeil est naturel, dors. Moi j’ai coupé toute espérance De mon crâne et de ma pensée. Toi qui conserves comme espoir Pensée humide et fraîche, dors. J’ai déchiré l’habit du mot, J’ai abandonné la parole, Mais toi qui n’as pas le corps nu, Tu as besoin d’un habit, dors. Suite à cette rencontre, le flûtiste accompagnait le poème depuis la fosse avec son Ney… et ainsi de suite, jusqu’à l’hiver de la dernière où je suis demeurée assise dans une des fins possibles tandis que le décor se démontait et que l’équipe se démantelait.

MARDI Je suis dans le dur de cet exercice du journal. Le temps tire cette semaine où deux spectacles se jouent La Bête et la Belle et, vendredi, le Quatuor pour la Fin du Temps de Messian. Il y a peu de retours, plus quasiment, l’atelier est occupé à autre chose, et je le comprends bien. Je suis moi-même occupée à autre chose. C’est le moment où ce journal rejoint l’intime, son pelage devient blanc sur la page. Dans cette traversée invisible, la lecture quotidienne des journaux d’Antoine Emaz Cambouis, Cuisines, merci à f pour cela. La régularité dans laquelle je m’inscris dès qu’elle fait défaut change les heures en lustres. Je dis à Pierre que j’ai l’impression de n’avoir pas écrit depuis des jours. Oui, trois, commente-t-il goguenard. Mais il sait trop bien sur quel fil je me tiens et dans quel vent. Je lui dis aussi que je suis dépassée par le Parlement des Reines, puisque ça fait des années que je monte des œuvres complètes, des opéras entiers, au lieu d’écrire sur mesure pour les élèves. C’est néanmoins, rappelle-t-il, ce que tu as fait pendant trois mois à l’hiver dernier avec Où es-tu Mélisande ? la web-série réalisée avec eux, bientôt sur vos écrans. Ce givre de l’angoisse qui mange les fenêtres et prive de ce qui est sous nos yeux. Je le remercie. Je n’arrête pas de le remercier, le précieux compagnon de l’écriture. La mise en scène d’un texte qu’on a écrit est une forme d’écriture, de réécriture. Accueillir aussi cela. Moins de temps pour le manuscrit, le journal… mais tout autant à l’écriture.

MERCREDI Je ne me souviens plus d’écrire La Bête et la Belle. Un matin, seule à la Fabrique pendant la résidence d’écriture, tandis que Romain Dumas et le Quatuor répétaient à la MCNA. Un autre au 108 café, rajouter un couplet à la Chanson de la Belle. Dans le métro, en train de noter la Clé du Contesur un bout de papier. En somme, j’ai trois souvenirs d’écrire ce conte-en-quatuor. Je voudrais y retourner, et la Chambre bleue (nom du quatuor) avec moi, dans ce lieu du   «ça s’écrit tout seul». Dans un pays focalisé sur la création, puisque le politique méprise la diffusion (le mot doit trop sentir son néo-libéralisme), on peut se demander à quoi bon écrire un autre spectacle ? Une politique culturelle adaptée aux enfants leur proposerait non de découvrir sans cesse de nouveaux spectacles amis de revoir chacun au moins une fois après quelques mois. D’en parler avec les artistes en amont et en aval. Au lieu de cela, on applique à tous les enfants ce qui était autrefois réservé aux petits malades, enfermés à l’intérieur d’eux-mêmes : une surstimulation. Rien n’est plus méprisé que ce qui fait vraiment grandir : le risque de l’ennui. Et j’aurai droit ce soir, comme à chaque fois à un couplet ou deux sur le « tout compris », sorte de pack familial-confort-plus à quoi on veut réduire l’échange irrémédiablement imparfait des êtres humains entre eux. Personne n’aura tout compris. Moi-même, je découvre le texte que j’ai écrit et quand la violoncelliste parle de l’âme de son violoncelle, une partie de la salle entend « lame », une autre « larmes », une autre encore « l’âme » immatérielle…

JEUDI Je m’étonne de la gravité de mes propos d’hier alors que nous avons fait de belles représentations. Peut-être l’absence d’euphorie, qui est depuis plusieurs années la règle, laisse-t-elle la place à une profondeur. J’ai quitté hier le quatuor des Dames de la Chambre bleue pour entrer aujourd’hui dans une petite salle du Conservatoire d’Aulnay-sous-Bois après un long périple de camion, de train, de RER et de bus, au bout duquel m’attendait un quatuor de femmes autres. Elles avaient commencé. Je suis entrée la plus silencieusement possible et dès leur mouvement achevé j’ai lu Parce que l’Oiseau de Fabienne Rapphoz, lovée dans leur concentration. Une cosmogonie attachée l’oreille gauche Elles ont changé Fushia tragique tes cernes m’inquiètent Par instant, brune, son vrai visage L’autre a forci en dedans comme un garçon des champs

VENDREDI Les points de contact avec le Cambouis d’Antoine Emaz sont nombreux. Envie de citer tout le livre en tout petits billets sur la page de Café Europa. Mais… à quoi bon ? Je cours après le temps, il n’est pas envisageable d’ajouter une dispersion supplémentaire. Catherine Plée, commentant l’édition de la semaine dernière de ce journal, se disant « plutôt ébahie par le nombre de choses entreprises évoquées ici ! » m’a pourtant permis de formuler quelque chose qui s’approche de la règle, de mon ordre de dispersion pour les entreprises, je me suis fait une raison : cette foison m’est nécessaire. Ses temporalités différentes sont mon jardin. Je travaille à en accepter les jachères, les stérilités, les floraisons d’une l’instant d’un redoux au beau milieu de l’hiver… Je me contente donc d’une, d’une seule citation :

Intimement, je crois à la nécessité et à la singularité de ce que j’écris en poésie. Par contre, je ne suis absolument pas persuadé de la valeur littéraire de ce que je fais. Mais cette question est secondaire puisque je ne peux pas faire autre chose.

ANTOINE EMAZ / CAMBOUIS

Mais au milieu de ces considérations aigües sur la poésie, le poème surgit :

Ciel gris plomb, uniformément. Étonnement devant cette lumière jaune dans la véranda, jusqu’à ce que je comprenne qu’elle vient de la façade de l’immeuble en face, elle-même frappée en oblique par une lumière qui doit venir d’un trou de ciel bleu, que je ne vois pas.

ANTOINE EMAZ / CAMBOUIS

Quelque chose de proche m’arrivait tandis que j’annotais encore et encore Jaccottet (Laissant apparaître : de la fréquentation de Jaccottet). Et hier justement, Catherine Imbert, la pianiste de la Fin du Temps me raconte comment, suite à mon passage dans sa salle de classe, elle a vu passer un oiseau vert, une tâche d’abord, un perroquet finalement. Je lui apprends qu’il s’agissait d’une perruche, semblable à celles apparues sur le grand arbre du jardin, un matin d’incertitude dans le Nord. Un poème avait surgi alors. Boiteux et frustrant à la suite d’une pareille rencontre… Consigné malgré tout dans le Journal d’un mot :

Ce matin, trop tôt éveillée, j’ai assisté à un spectacle féérique. Littéralement : beau et au-delà de l’entendement. Jetant un œil dans l’espoir de voir un merle familier pour me réconcilier avec l’aube, j’ai d’abord eu du mal à en croire mes yeux. Des oiseaux verts à longues queues rejoignaient le grand arbre vert des voisins. Une dizaine d’entre eux dans l’or du petit jour. J’ai cru à un trompe-l’œil, que dans un jeu de la lumière ils reflétaient la couleur crue de l’herbe. Je me suis assise, j’ai pensé au mot berlue. Mais non. Échappés d’une volière ? — j’ai pensé à Soie de Baricco —, le dessin de leur corps en vol était un symbole, une écriture ondulatoire. Je suis restée longtemps à les observer depuis la grande fenêtre carrée qui donne sur le jardin, nichée dans ce réduit que nous sommes en train d’aménager sans bien savoir à quoi il peut servir, mais dont l’emplacement fait d’emblée une chambre de Capitaine. Je ne rêvais pas — ce n’était pourtant pas si sûr : la pièce jouxte les toilettes et j’étais peut-être dans mon lit atermoyant dans la chaleur des draps le besoin de m’y rendre —, mais je trouvais là une consolation merveilleuse au manque de sommeil, à la nuit sabotée. Il devait être aux alentours de cinq heures. Je ne les avais jamais vus auparavant. Sans ce ratage nocturne et grognon, je ne les aurais jamais vus. À une autre époque, dans ce demi-sommeil on aurait dit des fées. Elles sont restées une demi-heure dans l’arbre. Un point de rendez-vous, j’imagine. Au complet, elles sont parties pour ne plus revenir — je dis elles parce que j’ai appris ensuite, mais plus tard, leur nom : perruches à collier. Mais avant de me renseigner, j’avais pris le temps d’écrire un poème. Un poème pour la mémoire.

L’arbre est si grand Tous les oiseaux ont l’air De colibris L’arbre est si vert Tous les oiseaux ont l’air De perroquets Verts à becs rouges Dans la lumière d’or De l’aube neuve Verts à longue queue Tous ces oiseaux ont l’air Pour mappemonde S’y trace à l’encre Vert-sombre, volatile, Signes, symboles De ralliement De vent fou, de départ Échappés de peu Quelle volière Quelle porte mal close Quel étourdi Les libéra Verts et rouges, au ciel Gris, étrangers ? Leur cri aigre-rouge Griffe l’air étouffant Et sommeil Des braves gens Dont nulle étourderie N’ouvrira la cage

JOURNAL D’UN MOT,13/05 [MERVEILLEUX]

SAMEDI Hier j’ai lu de la poésie. Un cap est passé. J’en avais lu mercredi dans la nuit du retour vers Nevers, Pierre, Bénédicte et moi, trois serrées dans le petit camion. Je sais mieux comment prendre les mots, et on m’a dit hier : on dirait que tu les as tous écrits. Dimanche également, poésie à une assemblée. Un ami dit : un poème pour moi c’est comme une partition. Je ne suis pas musicien, je ne sais pas lire, mais je peux écouter. Un projet de livre : Comment s’apprendre à lire de la poésie.



Écrire l'été
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