Les notes dessinées de Patrick Pleutin
Il y a quelques semaines, dans un cours consacré à « monter son projet », un éminent collègue rappelait aux élèves que la première chose à faire était d’en parler, non pas pour faire la promotion de ce projet balbutiant, mais pour savoir en quoi il consistait, pour lui apprendre à parler, justement. En ce qui me concerne, il prêchait une convaincue, d’ailleurs, je ne fais rien d’autre en tenant ce journal d’écriture. Évidemment, avec le temps, on en vient à choisir finement ses interlocuteurs, dont parfois la seule évocation suffit à se retrousser les manches, ce qui est bien commode quand il s’agit de personnes éloignées, occupées, inconnues ou disparues… J’ai déjà trop longuement évoqué ici la pénible écriture de la Cantate Tôt, dernier opus du projet de recherche sur les domestiques La Bonne cause. L’invitation d’Agnès Terrier à participer au prochain colloque Les Femmes à l’Opéra comique, le 8 décembre prochain, pour rendre compte de cette recherche et donner la Cantate n’est pas un moindre starter et cependant, nous ne serons pas en état de jouer ce qui n’est pas écrit. Si je n’avais pas l’illustrateur Patrick Pleutin pour interlocuteur, j’aurais raccroché les gants. Je dis pour interlocuteur, mais sparring partner, ou relanceur, serait plus juste. Nous avons rendez-vous, je le sais depuis des semaines et puis un jour se précise et sans qu’il n’y paraisse j’organise la semaine, les cours, les répétitions pour quelques heures de solitude où poser sur le papier ce qui advient, puisque ne pouvant pas me présenter à un moment aussi choisi les mains vides, je sais qu’elles seront pleines. Il y a une version de La Jeune Fille sans Mains où les mains lui repoussent d’un coup quand son enfant tombe dans un puits. Il y a une version de La Vie devant soi où les mains lui repoussent d’un coup quand son enfant tombe dans un puits. Nécessité fait loi, dira-t’on, mais à la vérité, il s’agit de bien s’aviser de (ce) qui nous est nécessaire. Ils sont quelques-uns dans mon entourage à apporter par leur seule présence annoncée la concentration qui me fait défaut. Je pense à l’équipe de Café Europa. Pierre Daubigny, Victor Duclos, Julie Scobeltzine, Emilie Roy. Au graphiste Peters Bernard. Leur présence ouvre un espace d’invention et de fantaisie. Avec Patrick Pleutin, mal abrités de l’averse sur la chaleureuse terrasse du restaurant libanais Tawlet, je lis ce qui est advenu le matin.
Le matin, c’est la nuit Quand tu pars, c’est la nuit, Tu fermes la porte derrière toi Sans bruit, derrière toi Derrière toi des corps endormis Pour quelques heures Pour toujours Le père et la mère La fille et la sœur L’épouse parfois Reste là-bas L’époux dans les draps Pour quelques heures Pour toujours Tu es parti Le matin c’est la nuit Tu traverses le quartier désert C’est le désert que tu traverses Et la mer Et les villes inconnues Tu passes par les rues sans passé L’hiver c’est toujours la première fois C’est l’hiver que tu es parti le plus loin de chez toi Tu prends le train, le bus Les autres là, comme toi Ton frère assis dans la glace du RER Ton frère de l’autre côté de la mer Tu es seul, vous êtes nombreux Le matin c’est la nuit La nuit c’est la fatigue La fatigue ne te quitte pas d’une semelle La fatigue on ne s'y habitue pas Le matin, c’est la nuit On le fait On ne s’y fait pas Au printemps, c’est la nuit Même le jour le plus long Le matin sonne la nuit Il secoue ton épaule Il faut y aller Il te prend dans ses bras Lève-toi, lève-toi Au revoir, adieu, à plus tard, à ce soir Chaque fois, tu repars. Tu prends un train, c’est un bus, c’est une barque sur la mer, un train sous la terre.
Le début du début de la Cantate. Patrick prend des notes dessinées, ce n’est pas qu’il ait cent idées à la seconde, c’est que tout fait lien pour lui, autour de lui et ensemble nous savons que la Poney express passe toujours, comme on dit dans les albums de Lucky Luke. Il fait partie de ces gens dont on pense trop rapidement que tout leur est facile, mais c’est inexact. Il a fait des choix, des choix drastiques, le travail, la beauté, les rencontres et il prend ses responsabilités. Alors, je lui dis, oui, pour mercredi, il y aura assez de matériau pour que les élèves en Illustration scientifique d’Estienne reprennent leurs boucles animées et en février 25, nous donnerons la Cantate, qui se sera nourrie de tout ce qu’il y a eu de bien dans cette aventure de la Bonne Cause et aussi du grand chagrin de la mort prématurée d’Abi.
Esquisse de boucle animée Abderrahman Abidallah dessinée par Joséphine Joffrin.
Le cycle en cours de l’atelier remet l’enfance au travail.
C’est Malice qui vient à l’école. C’est mieux quand c’est Malice. Le goûter dans un sac maison, bien à l’abri. Et l’aventure. On descend dans la bouche noire. Trou de lapin. Terrés dans le terrier. Des kilomètres et des kilomètres de tunnel. On se perd, mais on est pas perdu tant que Malice est là, même si elle ne sait plus où on est ni où on va, on part à l’aventure à part, alors c’est normal de ne pas savoir, pas du tout comme à l’école où là c’est mal. Là-dessous, on ne sait pas lire. Soit on est trop petit et les lettres vont à peine par deux, bras dessus, bras dessous, comme Malice et moi, soit on a laissé ses lunettes près du fauteuil à oreilles. Malice dit : les lunettes, ça ne sert qu’à lire le présent, mais c’est pour autre chose que le présent qu’on passe à nouveau par le trou du lapin. Pour le passé et pour l’avenir, comme dans les cartes. On change de train plusieurs fois, pour faire plusieurs petits voyages. Tant qu’on n’a pas mal aux pieds, on n’est pas perdu. Si on pleure, Malice prend dans les bras et demande aux gens pressés. Un dit qu’Axelle ment. Comment il la connaît ? C’est peut-être son papa qui a changé de tête. C’est possible qu’Axelle ait menti un jour, ça arrive : la vie est moche parfois, ou on s’ennuie, alors on met une petite rustine pour pas qu’elle se dégonfle complètement. Malice dit que ce n’est pas un mensonge, c’est l’île Machination qui travaille. Du coup, elle s’en fout, Malice quand l’autre lui dit : Axelle ment. Elle, elle répond : si vous le dites. Mais ensuite, ça lui revient comment rentrer à la maison des parents. Quand on arrive, ils ne sont pas très contents à cause de l’heure. Alors on ment sur l’aventure. Malice raconte des histoires de retenues, d’embouteillages, d’arrêt-pipi. Une fois elle leur à parlé de l’étape des gros bourdons en anorak de ski dans les massifs du square, mais elle n’a pas été très populaire. Les parents préfèrent les voitures qui trafiquent et tout s’arrête. Bon, là, c’est un autre problème parce que dans les souterrains, quelqu’un nous a vus et maintenant les parents sont au courant pour les virées en métro avec Malice sans ses lunettes et dans l’état où elle est, à quoi pensait-elle ? Comme si on pouvait le savoir à quoi pense Malice, à quoi pense les gens ! Elle me la bien dit : Petit gnou, ce qui se passe dans ta tête, personne ne peut le voir. Comme pour la bouche noire. Ils peuvent voir le trou, mais ils n’ont aucune idée de se qui se trame là-dessous. Tant qu'on n'a pas mal aux pieds / Alice chut
Dans le triptyque Sauveterre, la première partie est écrite de la bouche du petit-fils d’Alice A. qu’il appelle « Malice ». Plus j’avance dans cette écriture, plus il devient clair que cette langue d’enfant, que j’appelle le parler-clown, est endossée a posteriori par le personnage devenu adulte. Pour combler les failles, repriser les grands vides du récit familial et ses propres absences, le narrateur remet ses pas dans cette langue à souvenirs. Cependant, aider par une exclamation de Piero Cohen Hadria dans son journal quotidien, je m’interroge sur le parler-clown : est-ce une singerie ? Probablement, mais je me console en me disant qu’il ne singe pas enfants, ni l’enfance, que le parler-clown ne singe que moi, dans ses libres associations périlleuses (périlleuses parce que toujours le jeu de mots guette, ou plutôt le bon mot, celui qui clôt au lieu d’ouvrir un gouffre…) D’Ajar, je ne suis toujours pas remise de mon côté, il faut bien l’avouer, toujours les larmes à l’évocation du caniche Super dans La Vie devant soi. Enfin, pour en revenir à nos singes, dans le Tome 2 de Sauveterre (parce que toujours rien qui fasse œuvre, mais déjà trois parties, séparées, hein ?), le narrateur revendique l’écriture du Tome 1, dans la forme la plus proche qu’il a trouvée pour rendre compte de son enfance. Peut-être même a-t-il eu recours à l’hypnose pour s’en approcher, ou bien sa rencontre avec le poète Normand Lalonde au service oncologie de l’hôpital l'hôpital du Sacré-Coeur à Montréal a-t-elle suffi à le mettre sur sa propre piste ? Il est probable que cette explicitation ne soit bonne qu’à me faire écrire, et qu’elle s’avérera un meuble inutile une fois l’ensemble érigé.
Sur la suggestion d’Anne-Sophie Dumeige, je cherche d’autres étais dans le 17e numéro de la Revue Critique de Fixxion française contemporaine : Enfances
Constituant en réalité une antinomie — l’enfant signifie, étymologiquement, « celui qui ne parle pas » —, les enfants de langage sont des personnages d’enfants qui sont davantage comment ils disent que ce qu’ils disent. Par conséquent, leur existence ne peut être que littéraire, en ce sens qu’ils existent par et pour la littérature. Élaboré par Petr Vurm dans ses travaux sur l’enfance chez Réjean Ducharme, le concept d’« enfant littéraire » comporte deux facettes : l’une narrative, en ce sens que ce personnage d’enfant-adulte est, par ses actions et sa parole, en « lutte contre le monde des adultes » ; l’autre formelle, alors que l’« indétermination de l’âge linguistique » — lorsque « des enfants parlent comme des adultes et les adultes glissent souvent vers le discours des enfants » — constitue la pierre angulaire du concept.
(…)
Chez les enfants de langage, personnages et narrateurs qui sont davantage comment ils disent que ce qu’ils disent, l’énonciation idiolectale contribue forcément à générer et à maintenir une identité autre.
in La petite fille qui aimait trop le langage. Construire son identité par l’énonciation, ou les « enfants de langage » chez Gaétan Soucy / Émilie Drouin
des personnages d’enfants qui sont davantage comment ils disent que ce qu’ils disent, c’est moi qui souligne.
Une autre idée importante, c’est que l’écrit contient l’oralité, sans pour autant qu’elle soit accessible à quiconque le lirait. L’écrit contient le secret de l’oralité de qui écrit. Ces éléments pourront sembler confus, ils sont à la fois une généralité magistrale de ce qu’est l’écrit et plus avant la parole humaine, véhicule où personne ne voit la même chose que celui ou celle qui le conduit. ils sont aussi une forme de révélation pour ce qui fait mon obstination dans le parler-clown, avec son paradoxe d’érudition et de naïveté.
Un autre apport majeur et inattendu à cette question est venu de la lecture commencée (enfin) du livre de la psychanalyste Sophie de Mijolla-Mellor : Un Divan pour Agatha Christie.
On peut aussi penser que l’obligation de meubler son temps par la vie fantasmatique opère chez l’enfant une sorte de déqualification précoce d’une réalité à laquelle il ne lui sera jamais tout à fait possible de faire retour.
Elle ajoute en conclusion de son introduction :
La création de fantasmes est un très sûr remède contre l’ennui au même titre que l’identification hystérique pourra l’être plus tard pour Agatha Christie contre le vide de la dépression, mais, si active soit-elle, la vie intérieure témoigne toujours aussi de l’absence ou du manque d’une vie relationnelle à laquelle, sauf dans la période de son adolescence, elle fut contrainte, l’écrivain qu’elle devint ensuite, poursuivant l’isolement de la petite fille.
Comment ne pas penser à la formule de Stephen King : « Écrire la porte fermée » ?
Un Divan pour Agatha Christie vient s’adjoindre à la piste des lectures complémentaires et motivantes pour le Polar Gantois. L’essai console du très décevant Détective de Freud, qui semble répondre mot pour mot au cahier des charges requis pour voir son polar édité chez Babel noir (il est donc, sur ce point très réussi). Le personnage principal y est spectaculairement sensible aux dames et à la nourriture, ainsi que le détective anarchiste qui l’accompagne : ça fait des lignes et des clichés, mais pas beaucoup d’atmosphère, en tous cas pas plus que la série Vienna Blood, même époque, même sujet, dans la capitale autrichienne. Ce qu’il y a de bien avec ce genre d’objet c’est, d’une part, qu’on n’est pas tenu de le les lire jusqu’au bout, et d’autre part qu’ils sont très inspirants pour établir la liste de ce qu’on ne veut pas écrire. Par exemple, on voit bien ce que les descriptions des repas des protagonistes doivent aux #foodposts d’Instagram. Je n’ai pas l’intention d’ouvrir ce genre de compte en littérature. Dans un autre registre, la contextualisation historico-politique est suffisamment imprécise et renseignée pour ne présenter aucun intérêt tant les personnages qui la soutiennent sont caricaturaux. Mieux vaut s’en remettre aux conseils très sensés de Laurent Mauvignier sur le sujet.
Spécial Fées fâchées
Les parrains et marraines des mots pour l’an IV du Journal d’un mot se sont prononcés : Romain Dumas sans hésiter se saisit d’Oiseau, Cybèle Mercier montre un penchant pour Sent-bon, Yves Renaud propose Paradoxal, Yves Humann choisit Délicatesse, Léonard Ganvert Contrepoint (un milieu du gué : sa première proposition était Harmonie, mais je me suis dégonflée), Bruno et Marie Moatti opte pour Filigrane. Bénédicte Lesenne s’est vue attribuer Oralité d’office, puisqu’elle apparaît déjà sous ce mot dans les éditions précédentes. Je profite de ce paragraphe pour remercier parrains et marraines de leurs prestes réponses et de leur sérieux en la matière.
Nous ne pourrons pas dire, hélas, qu’il en va de même avec d’autres engagements des Fées fâchées et notamment celui concernant la matérialisation des Papillotes de Marcel (recueil de citations pleines de bon sens de mon grand-père, que nous avons sérieusement envisagé de glisser entre un chocolat et son papier brillant pour les fêtes, avant de renoncer devant les normes sanitaires draconiennes imposées aux modestes événementiels confiseurs).
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