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ÉCRIRE L’AUTOMNE XXXI

  • Photo du rédacteur: Emmanuelle Cordoliani
    Emmanuelle Cordoliani
  • il y a 5 jours
  • 5 min de lecture
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Parce que l’automne

Déjà fait, déjà lu est un des noms vulgaires du marronnier plusieurs fois centenaire autrement appelé « À quoi bon ? » Qui ne s’est jamais pris les pieds dans ses racines ? Qui n’a jamais été détourné d’un poignant désir de dire par l’entrave de son ombre ? Pourquoi chercher à écrire le jaune de l’automne après Jaccottet, par exemple ? À toutes ces questions, une seule réponse s’impose : parce que l’automne. Nous pouvons vivre l’illusion d’une existence linéaire, mais nous sommes à l’unisson du cycle. Un des privilèges de la condition humaine consiste en notre capacité à renoncer à nos besoins élémentaires en cas d’urgence ou de négligence, à leur refuser voix au chapitre, à leur contrevenir (en faisant la grève de la faim, par exemple). Reconnaître le cycle des saisons, accepter d’être joué par lui, rester aux aguets du miracle toujours nouveau du vent, de l’eau et des couleurs, occuper cette place encore chaude de la veille, allumer un petit feu de mots, probablement pas plus gros qu’une feuille de peuplier, mais brillant tout de même dans ce relais de regards… voilà notre chance d’approcher la permanence et la simplicité, comme dans un animal entrevu entre les arbres bientôt nus.


Je poursuis ici sur la question de l’ampliation qui a occupé le numéro précédent. Philippe Jaccottet en fait démonstration dans La Seconde Semaison. Il laisse voir l’entièreté du processus qui le joue, le perd, lui ment. Il approche le poème par cercles concentriques, comme le chasseur dont il fait mention dans les paragraphes de novembre 1994 (p222). Ce dernier déclare savoir où la proie se trouve, mais se contenter d’en « suivre le chemin ». Dans ce renoncement, il y a pour moi un écho à celui du personnage de La Saison, tout autant qu’une méthode, une technique vers quoi retourner. La relation de l’héroïne aux montagnes tend vers le silence, mais elle passe par la poésie, par des poèmes de plus en plus courts. Ces poèmes tiennent à la fois d’une longue pratique et d’une épiphanie. Tel ce haïku de Masaoka Shiki :

Me retournant pour voir L’homme que j’ai croisé… Le brouillard.

On dit qu’il en va de même quand l’analyse tend à sa fin : des séances toujours plus brèves, fulgurantes…

Or, après des années où les micropoèmes faisaient pense-bête, notes saisies pour une autre fois, pour un autre texte, long et en prose, il n’est plus possible d’en écrire un de prime abord qui soit autre chose que note ou pense-bête. Le pli est pris. La trace du mois de novembre 94 de Jaccottet invite à redonner au temps le temps de l’approche, quelle qu’en soit l’issue.

Cette manière de Jaccottet n’est pas propre à son journal, je l’ai déjà détaillée, admirée, essayée dans laissant apparaître : de la fréquentation de Jaccottet. Mais son modus operandi s’observe encore plus clairement dans les textes de La Semaison, ces restes, ces défets… Le poète ne se dépouille pas de la perspective d’être lu (qui le pourrait ?), mais il réussit à la tenir à bonne distance. Il se laisse les coudées franches.


Boulot bouleaux

Bientôt sortira l’An [V] du Journal d’un mot qui s’ouvre avec [simplicité] sur les bouleaux :


1. Il y a un bouleau en travers du chemin. Tu crois que c’est pour barrer l’accès ? On n’a qu’à le contourner. Quelques centaines de pas plus loin, le chemin plonge dans les roseaux. On ne va pas y aller. Ce n’est pas le bon chemin. On s’était déjà trompé une autre fois. Retournons sur nos pas. Il y a un bouleau en travers du chemin. 2. Longtemps, j’ai été intriguée par l’obsession anthropomorphique des Slaves pour les bouleaux. Les contes et les chansons sont innombrables où la souplesse de la taille des filles, leur carnation, leur façon de se mouvoir (!) sont associées à cet arbre (…)]

Maigre début, bien loin de la pugnacité dont Jaccottet fait montre :

Hauts peupliers pareils à des fuseaux d’où tombent des feuilles d’or, des monnaies ; fuseaux qui s’effilochent. Cela se fait sans bruit, sans aucun déchirement, plutôt comme un don, comme si le temps distribuait des monnaies d’or ; ou comme on détacherait de soi ses derniers poèmes, ses dernières pages, lumineuses — dans ces combes où, presque toujours, il y a de l’eau et de la boue.
Je pense à Góngora : « Vertes sœurs du jeune téméraire », à l’admirable sonnet qui évoque après Ovide, la métamorphose des Héliades, en peupliers.
L’écorce a gagné leur visage sur ces dernières paroles. De là coulent des larmes que distillent leurs jeunes rameaux, ces gouttes d’ambres durcies au soleil, que reçoit le fleuve limpide et qu’il envoie aux jeunes femmes du Latium pour qu’elles en fassent leur parure. (Ovide)

(Je note :    Jeunes femmes parées des larmes                

Pleurées par d’autres jeunes femmes)

Beau réseau de fables, de mensonges si l’on veut, qui enveloppe néanmoins une vérité sensible, des feuillages aux cours d’eau, des larmes à la parure. Philippe Jaccottet / La seconde Semaison

Une fois ces lignes recopiées à la main dans le carnet de travail de La Saison, commence, par imitation, ce qui devra être recommencé encore et encore avant de porter des feuilles.

Tandis que dans le ciel découpé par les rails nus du store replié sur la terrasse intérieure au fond de ce PMU propret où je vais écrire certains dimanches après le pain, dans ce carré long où ne dépassent que des cimes et du vent, un corps de trois peupliers vole la vedette au sapin planté d’un lointain Noël, au grand houx pourtant couvert de boules rouges — ses feuilles finalement trop luisantes forment autant de petits miroirs qui en gomment le beau vert profond et détournent l’attention vers l’inlassable respiration des peupliers, dont les feuilles gardent les couleurs de l’été, sa vitalité, dans l’or, même qui part du cœur de l’arbre en automne —. C’est bien ce mouvement, ce transport, qui fait oracle dans le morceau de ciel, signalant au regard de quoi demain sera fait. Joie d’une marche dans le vent. Impossibilité de prendre les vélos aujourd’hui.

Sur ce sujet qui me résiste, la patience de Juliette Derimay qui poste chaque jour une photo accompagnée d’une description courte, paie d’or :


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Sans elle, on regarde simplement une forêt en automne. Avec la lumière qui se pose là sur l’arbre aux flammèches jaunes et rouges, une torche vient s’allumer, attraper nos regards par les flammes qui embrasent, éblouissent, éclairent les arbres autour comme les parois d’une grotte de la préhistoire.



Au moment de conclure, le Hors-série n°5 : Paul Louis Rossi orchestré par Florence Trocmé pour Poesibao III offre ce poème :


Et de vos possessions…       Nommez les cinq sens les

quatre saisons      l'odorat       nommez les

Yeux          la lumière            l'oreille       nommez les

sons           la musique           la douceur de la

Peau       Oh ! fous nommez le corps entier       le bout des

doigts          avant qu'il ne devienne

Froid          nommez le goût la faim les couleurs et les

fruits          l'or de l'automne            nommez la

Beauté                contre le vent                qui la disperse

n'en laisse           rien   que les               branches

Nues                                                    nommez

les

saisons...

 

Paul Rossi / Choses naturelles


Une fois n'est pas coutume, conclusion audio en forme d'à suivre : Novembre 94 / La Seconde Semaison /P. Jaccottet


2 commentaires


Françoise Renaud
Françoise Renaud
il y a 5 jours

juste envie de te répondre par mon haïku du jour parce qu'on ne peut que le suivre, l'automne... il nous envoûte...

suivre la saison

comme le cours d’une rivière

écouter l’eau

merci pour tourner autour de Jaccottet et de nous ramener vers Juliette

(on te retrouvera dans mon journal de novembre, mise en ligne fin de mois...)

bien à toi...


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Juliette Derimay
Juliette Derimay
il y a 5 jours

C'est vrai, nous avons quelque chose à ne pas laisser passer, à ne pas oublier du côté des,saisons. Et me retrouver dans le même texte que Jaccottet, tu me fais trop d'honneurs !

Grand merci aussi pour les liens, indispensables digressions

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