ÉCRIRE L’AUTOMNE XXX
- Emmanuelle Cordoliani

- il y a 2 jours
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Ampliation, c’est le mot-cadeau de l’été.
Action d’augmenter ; résultat de cette action.
Cette définition seule le rendrait désirable, à l’instar de tous les mots qui désignent deux aspects d’une même chose (comme totem, par exemple, l’Être mythique et sa représentation en bois ou en animal). Ici, la chose et sa conséquence. Un autre atout ? Ce n’est pas seulement un mot de papier (de paperasse, de notaire), c’est également un mot du dedans du corps :
A.− MÉD., Augmentation de dimension dans tous les sens de la cavité thoracique pendant l’inspiration, de l’abdomen pendant la grossesse, ou par accumulation de liquide dans le péritoine, etc.
(Littré-Robin 1865).
Je persiste à penser que l’inspiration, qui figure en bonne place sur tous les clichés du talent, a surtout à voir avec la respiration. La muse Oxygène, ou s’il faut convoquer la Fée Tautologie au logis : inspirer inspire. Quelque chose du dehors entre au-dedans, nous ajoute, nous augmente. Par extension, on peut imaginer une écriture en verset, en unité de souffle… Sans autre ambition que l’instant.
Sénèque dans une lettre, fait une demande d’ampliation, au sens de « requête d’un supplément d’enquête, entraînant la suspension d’un jugement ». C’est l’outil qu’il fallait pour entrer dans la régularité de l’écriture de La Saison *, autour de quoi je tourne en touriste frileuse sur les rives d’un lac de montagne, depuis des mois. L’an passé, j’ai trouvé l’entrée :
Une femme opte pour un changement radical de carrière à l’approche de la cinquantaine. Elle rentre en apprentissage dans une station touristique où elle n’a pas remis les pieds depuis une trentaine d’années. Les éléments les plus prosaïques de son quotidien se combinent alors avec ceux du passé dans un jeu de compas. Les fantômes pèsent à peine plus qu’un souffle d’air et c’est une autre permanence dont elle fait l’expérience simple, face aux montagnes, le temps d’une saison.Carnet #620
C’est une direction et non un plan, mais cela suffit. Je cherchais comment expliquer cette idée qui est plutôt une sensation, quand je suis tombée sur ce passage d’Histoire d’un Roman, où Thomas Wolfe note :
Pour autant que je puisse le décrire avec quelque justesse, le progrès du travail effectué durant cet hiver en Angleterre ne suivait pas les lignes d’un plan organisé, mais la ligne que j’ai mentionnée — celle d’écrire certains passages dont je savais qu’ils se retrouveraient dans le livre.
Et ainsi, solidement adossée à Wolfe et Sénèque, je mène l’enquête depuis des semaines, puisqu’il s’agit exactement de cela : se retourner sur son passé, c’est forcément enquêter. La fiction n’échappe pas à cet état de fait. Plus lointain le passé, plus froides les pistes, plus questionnables les certitudes, plus rares les preuves… sans compter qu’une autre affaire ne sera jamais classée tant qu’on écrit : la mystérieuse affaire du « comment dire ? »
Je me sens bien en jambes et très outillée pour cette équipée. Le geste technique de l’ampliation permet un travail en « petites bouchées », compatible avec les exigences de mes emplois. Tout irait son train, n’était un vertige, une suroxygénation, qui me laissent azimutée. Lost in ampliation. La tête tourne, on s’égare, le jour et la nuit s’inversent… La tentation est grande d’arrêter net cette expérience cruellement insatisfaisante. Alors je sors ma haire et ma discipline, j’organise un billet quotidien de trois paragraphes. Et ainsi, je poursuis, obligée d’ajouter, si je veux que ce rythme en trio tienne. Évidemment, je ramifie, augmentant ici la piste à peine effleurée d’une référence (récemment, l’Enlèvement des Sabines s’est taillé la part du lion), ouvrant là une longue voie souterraine pour un simple adjectif, une voyelle (le i), une figure de style dont la tête ne me revient pas. Je n’en suis pas moins perdue, mais comme Bill Murray, je me laisse faire, finalement. Et je me rappelle un autre legs sénéquien :
Il est suave de regarder un bateau couler quand on se tient sur la rive.
J’écris, je ne peux pas me tenir ailleurs que sur la rive. Comme Bill Murray, j’apprends à apprécier la subtilité draconienne de cette suavité.

*La copie du travail en cours est disponible en cliquant sur le lien.




l'écriture elle même est un processus d'ampliation à partir d'une graine, d'un petit noyau observé (haïku) ou d'un germe de pensée qui déclenche et entraîne le déroulé d'un récit
et oui bien sûr, ce rapport avec la respiration qui nous tient et nous poursuit...
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