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  • Photo du rédacteurEmmanuelle Cordoliani

ÉCRIRE L'AUTOMNE VII


Toutes les fenêtres de ma maison /TRANSITS / Exposition d’Araks Sahakyan/ Ygrec-ENSAPC Aubervilliers

DIMANCHE

On ne transige pas sur la dose de poésie. Où trouver du temps ? J’ai pendant quelques années (deux, trois ans ?) pris le pli de fêter les anniversaires des gens avec qui j’étais amie sur FB. Je trouvais ça tellement vain cette liste de noms… Alors c’était l’occasion d’aller voir, de me rappeler ou de découvrir quel lien, même infime, existait là. Je postais une image, parfois un portrait ressemblant, parfois quelque chose qui me semblait adéquat, d’autres fois, quelque chose que je trouvais beau. Rarement drôle. La nostalgie des anniversaires bulgares et de leur leçon, sans doute.

Mon premier passage en Bulgarie a consisté en un séjour express comprenant visite d’une ville, d’un théâtre, de deux réserves de costumes, vols intérieurs, conférence de presse à l’ambassade et exfiltration en voiture diplomatique vers l’aéroport. Alors que je cherchais mon chemin dans un couloir de l’opéra de Varna, quelqu’un est arrivé au pas de charge, un large plateau de chocolats en main. Je ne connaissais cette personne ni d’Eve ni d’Adam et je ne pourrais assurer qu’il fut homme ou femme tant sa figure s’est effacée dans mon souvenir au profit de l’énorme boîte rouge et or. Bien que nouvelle dans le pays, j’avais tout de suite compris qu’en matière de chocolat, nous goûts différaient. D’autre part, je sortais de table. Bref, avec sourire poli, mais une posture de chatte anglaise, je dédaignais l’offre qui m’était faite. Afin d’éclaircir un malentendu, on m’expliqua que c’était l’anniversaire du porteur de la boîte. Je dis bien poliment « Happy birthday », vocable désormais international au moins dans mon esprit et retournais à mes petites affaires professionnelles… J’étais magistralement passée à côté d’un des rituels les plus admirables de ce pays. Heureusement, j’y retournais, à de nombreuses reprises, jusqu’à comprendre ce qui peut se passer quand on offre un chocolat à toutes les personnes que l’on croise le jour de son anniversaire. Dans les pays slaves, c’est le jour de sa fête qu’on reçoit des cadeaux, le jour du Saint, de la Sainte dont on porte le nom. Je le savais bien : j’avais joué Olga, dans les Trois Sœurs où soir après soir Kouliguine offrait à Irina un livre qu’il lui avait déjà offert l’année précédente, et je riais, je riais… Le jour de votre anniversaire, c’est à vous de faire des cadeaux. Par exemple, des chocolats. Si vous êtes au régime, diabétique, ou simplement doté d’un palais délicat accoutumé au chocolat à 90 % de cacao, allez en paix : personne ne vous demande de les avaler séance tenante. Le rituel est ailleurs. On vous offre un chocolat, vous l’acceptez et vous faites quelque chose en échange. D’ordinaire Merci suffit, mais là, c’est un anniversaire, la date qui dit qu’on a tenu le coup jusqu’ici, qu’on y est arrivé, comme à une étape sur le chemin de Compostelle. Vous faites des vœux. De vœux pour la longue vie et la santé. Même si vous ne connaissez pas la personne qui vous tend une boîte géante de chocolats, même si vous ne pouvez pas la voir en peinture, même si vous êtes pressé, soucieux, patraque. Le temps s’arrête. Deux êtres humains se font face et dans cette configuration, être sincère va de soi. Je te souhaite de vivre, et d’être en bonne santé. Vous pouvez bien sûr développer. Mais l’audace de ce face-à-face est déjà immense, une terre inconnue. Avec la pratique, on se sent un peu fée en formulant les vœux et ce moment devient intensément heureux. (in Journal d’un Mot : 31/12 [HOAX] )

Cette pratique a commencé à partir en quenouille à l’été. Ce journal d’écriture à un coût : plus de journal manuscrit, plus de souhaits d’anniversaire, sauf aux premiers cercles. Un autre changement, infime : je ne dis plus « je vais travailler » en montant dans mon bureau ni « j’ai du travail » quand je vais écrire, quand j’ai à écrire. Je dis ça : « je vais écrire ». L’impression d’avoir changé de taille de veste.


LUNDI

Je me souviens d’avoir entendu f dire : quand on en est à écrire dix pages par jour. C’est se mettre à travailler d’une certaine façon. Comme de partir tôt le matin pour marcher, ou faire du vélo. J’ai devant moins six jours pour faire quelque chose de cet acabit. Je ne vais pas compter les pages. Mais je vais ouvrir la boîte du temps pour le manuscrit. C’est déjà bien en train. J’ai une botte secrète : je ne me laisse pas abattre devant la mauvaise impression que me font mes textes. Avec ces écrits de résistance (en opposition à la course d’endurance du Journal d’un mot), je me méfie du délit de faciès, je n’accorde aucun crédit à mon impression à chaud : quand j’écris dans un projet assez clair pendant deux heures, deux heures trente (c’est ma moyenne pour le moment), je ne suis plus bonne à rien dès que je lève la tête. Je m’épargne les grands gestes de Drama Queen allant de la mauvaise humeur au feu de cheminée en passant par la corbeille à papiers. Je remets au lendemain. Après une nuit de sommeil, il est temps de relire, de retravailler de l’intérieur en taupe patiente. J’en suis à mon troisième jour du chantier des Transcriptions des Revox de Monsieur et j’aime ce rythme et ce qu’il contient, ce qu’il permettra sinon aujourd’hui ou demain, du moins dans les semaines ou le mois à venir. Zoom très enthousiasmant autour de la revue DIRE du Tiers Livre. La visite des métamorphoses et arborescence du site de féclaircit bien des zones d’ombres. À commencer par les diffèrent entre une revue en ligne et notre blog, pour moi qui peine de plus en plus à lire à l’écran (heureusement que tout ça se bascule sans faire un pli sur ma liseuse !). La revue papier, semestrielle, indépendante de la revue en ligne, mensuelle, dans sa temporalité et son contenu : ça ne simplifie pas la tâche, mais ça donne du sens à chacun des gestes. Les podcasts sont toujours d’actualité, mais il va falloir leur donner un peu de cohérence, maintenant les premières tentatives passées. On pourra trouver ce paragraphe très formel : il est là pour informer Camille, au fond du lit avec une angine. Simultanément à ce PV très sérieux, une conversation sur le SAC et l’OAS avec Bruno Lecat etUgo Pandolfi, ce dernier s’avérant un véritable passeur dans ces terres troubles où il dégaine le rapport d’enquêtes de la commission parlementaire sans broncher !


MARDI

Levée très tôt pour profiter d’un trajet vers Vélizy et me faire déposer Porte Dauphine. Une huche à pain à récupérer à 9 h, 1 h 30 pour écrire au café avant. J’hésite un peu. J’aurais pu hésiter des heures, mais plus maintenant. Je regarde où sont les chaises et les tables les mieux disposées pour écrire. L’étoile 1903. Personne dedans, lumières tamisées. Un grand homme noir me demande si je veux entrer, un psychopompes, je le suis, je m’installe. J’écris. Le manuscrit. Ce qui manque pour pouvoir lire tant de morceaux épars. J’écris avec joie. J’élargis le texte de la veille. J’en ajoute un nouveau. Je ferme le manuscrit à 230 pages. J’envoie. Les échéances me sont nécessaires. Même si je ne compte pas parler de mon travail ce soir, pour la raison que je ne cesse de le renseigner ici. Je lis au passage un article de Piero Cohen Hadria en souvenir (1971 — mardi 2 novembre 2021). Il a mis un oiseau en illustration. Ça me ramène à un texte de Stiegler, rencontré dans un article de musicologie, qui m’avait beaucoup impressionnée : Dans un intéressant article publié récemment par le journal Le Monde, Bernard Stiegler dénonçait la misère symbolique dans laquelle était en train de sombrer notre société, dont la grande masse, enfermée dans des « zones » (industrielles, commerciales, rurales…), a complètement « décroché esthétiquement […] exécrant le devenir de la société moderne et avant tout son esthétique ». Il y fustigeait notamment le conditionnement esthétique auquel, en lieu et place de l’expérience esthétique, étaient soumises les générations actuelles et appelait de ses vœux une nouvelle prise de conscience politique chez les artistes afin qu’ils prennent part à la création d’un nouveau « sentir ensemble ».

« Je soutiens qu’il faut poser la question esthétique à nouveaux frais, et dans sa relation à la question politique, pour inviter le monde artistique à reprendre une compréhension politique de son rôle. L’abandon de la question politique par le monde de l’art est une catastrophe. Je ne veux évidemment pas dire que les artistes doivent “s’engager”. Je veux dire que leur travail est originairement engagé dans la question de la sensibilité de l’autre. Or la question politique est essentiellement la question de la relation à l’autre dans un sentir ensemble […] ». BERNARD STIEGLER / DE LA MISÈRE SYMBOLIQUE

Ça vient ricocher sur un extrait de La Source de l’Amour propre, de Toni Morrison :

« j’ai résolu de ne pas me laisser distraire de mon travail de création au bénéfice d’un travail de défense et j’ai gardé le silence sur l’usage de mon œuvre comme guérisseur social » TONI MORRISON

MERCREDI

Drôle de matinée : Versailles. J’y ai mes habitudes dans un petit couscous qui fait bar, à l’emplacement de l’Hotel de L’Espérance. J’avance le manuscrit comme promis. La parole repasse à la Soigneuse. Il faut trouver cette simplicité après plusieurs jours dans les Revox de Monsieur (très lettrée, argot chic parisien, résistante, voyageuse…) et les commentaires de la fille de la Soigneuse qui transcrit les bandes. Pour l’instant, elle ressemble trop à sa propre fille dans sa façon de parler. Mais j’ai le projet d’une scène où elles seront toutes deux présentes qui me permettra de mieux délimiter leurs manières de dire.Il se passe quelque chose d’amusant : le manuscrit est présent dans sa totalité, ses ramifications, ses possibles… ce n’est ni lourd ni obsédant, c’est en cours. Mais par contre, je n’ai aucune idée de ce que j’ai ajouté la veille. Ce n’est pas grave : dès que je m’assieds devant, ça s’écrit. Françoise, très gentille, me dit « mais toi, tu sais où tu vas ». Rien n’est moins vrai. Je le lui dis : « Je sais que je vais et c’est suffisant. » Je me suis engagée à écrire au moins une heure par jour dans le manuscrit. Je le fais. Je ne me suis heureusement engagée à rien de ce que j’entends passer dans les attentes de certain.es participant.es de l’atelier : le génial, l’authentique, l’inspiré… sinon, c’est sur, je n’écrirai plus une ligne. Pour le Journal d’un mot, je me pousse comme une enfant. Les entrées viennent facilement dans leur brièveté. L’étymologie me les sert souvent sur un plateau. Un petit tour sur le CNRTL et c’est parti ! (preuve renouvelée qu’on écrit avec des mots et pas avec des idées.) Mais le geste quotidien peut vite devenir une case à cocher si l’on n’y prend pas garde. Il y a une vigilance nécessaire, une manière délicate de veiller sur son geste sans pour autant le surveiller. Je dois régulièrement m’accommoder d’entrées brèves : le temps de la journée, les tâches, les activités décident plus que moi du quotidien du JdM. Mais quand j’ai du temps, comme cette semaine, je dois me pousser un peu, ne pas me contenter de la brève entrée qui va bien. Il y a un risque dans chaque ligne ajoutée, ce risque nous fait. Je relis mon petit laïus et je vois bien qu’il faudrait ajouter un conte, développer une allusion, accentuer une ombre. Et j’entends alors une voix que je ne connais que par ouï-dire, une voix qu’on m’a racontée et qui dit « Allez, allez » douce, ferme, amusée par son exaspération à un chat qui lambine à quitter le cabinet.


JEUDI

Je suis retournée écrire au café. L’appartement était envahi par le travail du matin pour l’atelier des élèves au CNSMDP, le Parlement des Reines. Amas d’airs et d’ensembles avec détours en forme de circuit découverte pour d’autres années. Les petites Cardinal de Honegger notamment, occasion de relire un papier, Poor Little rats sur le passé peu glorieux du Ballet de l’Opéra de Paris au XIXe, oscillant entre cabaret et bordel sous l’égide d’un directeur, Louis Véron, ayant fait fortune dans les pastilles pour la toux (sic). Il y aurait quelque chose d’intéressant à faire là avec le département de la Danse, les classes de musicologies et les Disciplines vocales. L’élaboration du projet annuel fonctionne toujours ainsi : j’en conçois 3 ou 4 simultanément, au gré des recherches. Ils finiront bien par servir un jour, sous une forme ou une autre, ces projets pour une autre fois. Pour le Parlement des Reines, la seule certitude après 4 h de fouille tenant à la fois des fouilles de Champollion et de soldeurs de Barbès, un travail collégial sur la grande scène de Marie Tudor où la reine dénonce son amant, Fabiano Fabiani (ô génie des noms de Hugo, là où nous ramons comme les naufragés de la Méduse) devant toute la cour. Bref, ça faisait du monde à la maison, je suis sortie sous la pluie glacée avant de me rabattre chez le Roi du Café pour avancer le manuscrit. Qui avance de ses trois à cinq pages par jour dans le chapitre Cambrioler des villes.


VENDREDI

Longue conversation avec Camille, lui en auto avec son bébé et Laurent Mauvignier, moi en terrasse d’abord puis dans les rues d’Aubervilliers avec Toni Morrison. Cet échange est en soi une des réussites de f avec le Tiers Livre. Nous nous prenons en charge sans attendre de lui autre chose que ce qu’il donne, et à profusion encore. J’ai encore eu un moment d’exaspération mardi devant le refus de certain.es de considérer qu’écrire n’est pas seulement ce moment très intense du premier jet. Écrire c’est réécrire, retravailler, inventer comment retravailler, trouver comment relire, se relire, être relu (sans être relou). Il y a de la technique à acquérir et à inventer à tous les étages du geste. Dans le même ordre d’idée, je me bagarre contre l’expression « un métier passion » qui traîne dans toutes les bouches comme un chewing-gum que se refileraient à l’envi artistes et journalistes. Remettre en cause ce genre d’expressions est un moyen très sûr pour être sacrée reine des pissefroids, ce qui, on l’aura compris à force de me lire, m’importe. Je ne veux pas dire qu’écrire, jouer, chanter, danser… soit une croix en toute occasion, mais cette façon de ne compter pour rien le labeur, le répétitif, l’absurde et l’indigence qui sont également le lot d’une vie d’interprètes et de création parce qu’il existe des moments où on aime profondément faire ce qu’on fait, me semble un raccourci pitoyable. Pas très éloigné d’ailleurs de celui qui accompagne le récit enchanté de la parentalité depuis quelques années et qui culpabilise à bloc, mais en secret, des millions de parents quand ils souhaitent, un instant, abandonner leur enfant sur l’autoroute, le jeter par la fenêtre, n’en avoir jamais eu, le voir s’établir en Nouvelle-Zélande. Tant qu’on préfère la culpabilité à la responsabilité, rien ne se fait, tout se fantasme.


SAMEDI

Lu Maïmaï de Shimazaki, dernier volet de son cycle L’Ombre du Chardon. J’aurai beaucoup pris d’elle cet été, où j’ai lu deux cycles. Je n’ai pas grand mérite : les livres sont courts et ne demandent pas, comme ceux de Claude Simon, par exemple, de réapprendre à lire. Phrases courtes. Première personne du personnage principal. Action. Et une certaine façon de verbaliser sans ambages tout ce qui se ressent. Une grande pudeur doublée d’une grande franchise. La lire m’amène à un endroit de simplicité : tu veux raconter une histoire ? Raconte-là d’abord. Au lieu de chercher mille subterfuges pour qu’elle soit intéressante, avant même d’avoir écrit un mot. Depuis quelque temps, j’ai le désir sincère de me dé-crypter. La relecture du manuscrit m’en offre l’occasion renouvelée : il m’arrive de ne plus savoir ce que j’ai bien pu vouloir dire, tant j’ai alambiqué le style. Et ce pour une seule raison : me cacher derrière ma finesse. Je n’ai plus envie que les gens voient mon intelligence. Je n’en ai plus envie quand je joue, je n’en ai plus envie quand j’enseigne, et je n’en ai plus envie quand j’écris. Dire « je n’en ai plus envie » est une autre façon d’évoquer un haut-le-cœur. Je n’i pas fini de me prendre la main dans ce sac à malice, mais j’ai trop à faire pour faire mon intéressante en plus ou à la place.

Je touche à la fin de l’augmentation du chapitre Cambrioler des villes. Il y a dans le manuscrit de nombreuses réserves dans lesquelles il va falloir couper, d’autres à retravailler, dont la destination doit changer. Je dois m’attaquer aux parties manquantes du voyage d’Osmin, titre provisoire du livre puisque je comptais consacré l’été à ce seul passage. Il en a été tout autrement, j’ai développé un énorme début, marié ensemble des parties que je pensais initialement distantes dans le temps, remis au premier plan un personnage secondaire (la soigneuse) et donner un rôle très conséquent pour l’intelligibilité de l’ensemble à un figurant de la Caravane Kafila (Monsieur*). Si j’ai avancé sur le voyage d’Osmin, c’est uniquement dans une relecture complète de la nature de ce dernier, qui a perdu son statut humain, comme une évidence, dès que j’ai commencé à écrire sur l’eau. Jacques de Turenne s’interrogeait récemment : à chaque proposition de f il faudrait tout reprendre, tout revoir, tout réécrire. C’est un peu ce qui s’est passé, mais faire entrer dans la matière existante la possibilité de la magie d’Osmin n’a pas été le travail de reconstruction depuis les fondations qu’il semble évoquer, plutôt du boulot d’orfèvrerie, ou d’aiguillage. Et s’il y a eu reconstruction, c’était à la manière de la pérestroïka/перестройка. Par « re-construction », on entendait à l’Ouest quelque chose qui s’apparente à la réédification sur le même emplacement d’un bâtiment somme toute proche de l’original, mais amélioré, revu et corrigé. Les Russes n’entendent pas le mot de la même oreille et le préfixe « перес » aurait nous y mettre la puce qui ressemble drôlement au grec « peri », puisqu’il signifie « autour ». Le projet était donc de construire à côté, autour de. Ce qui veut dire à la fois que cette construction était dégagée des fondations anciennes, mais que dans le même temps elle ne cesserait de voisiner avec ce qui l’avait précédée.



Écrire l'été
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