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CARNET DES JOURS SUIVANTS 701 à 800

  • Photo du rédacteur: Emmanuelle Cordoliani
    Emmanuelle Cordoliani
  • 19 nov. 2024
  • 44 min de lecture

Dernière mise à jour : 30 avr.




© Frank Herfort 

Il a dû oublier cet épisode. C’est dimanche. Il l’a hébergée au sortir d’une grosse fête de la fac de médecine. Ses colocataires sont absents. Les vacances commencent. Ils ont dû rentrer chez eux. Il y a un flot de soleil dans la chambre où il l’a installée dans un petit lit propre. Il lui apporte quelque chose de chaud dans une tasse. Il s’est assis au bord du lit et il fait une déclaration timide. Il ne lui a pas échappé qu’elle lui a couru après pendant toute une année scolaire quand ils étaient encore au lycée… C’était dans une autre ville. Il venait avec ton petit frère aux rendez-vous qu’elle lui donnait au cinéma. Il l’asseyait entre elle et lui.  Elle portait une sale marque au front : celle de la fille qui a couché tôt et longtemps, avec un seul de la bande. Il ne s’est pas privé de donner des détails quand il l’a plaquée pour une plus sage. Et puis elle ne buvait pas d’alcool. Jamais. Ça en faisait un regard désagréable sur les autres en train de se noyer dedans vite et fort. Maintenant c’est autre chose. Tout ça, c’est loin, à trois quarts d’heure de bagnole et puis ils sont majeurs depuis presque deux ans. Sa demande arrive trop tard. Elle part le jour même pour ne pas revenir de sitôt. Mais ce matin-là, et elle mesure à présent le courage qu’il lui a fallu, il l’a délivrée de la malédiction du vilain petit canard. Après ça, elle a pu encaisser comme un grand beau cygne la présentation que mon meilleur ami faisait d’elle : le corps est bien, le visage étrange, mais on s’habitue. Entre eux, ça n’aurait pas marché cinq minutes au lycée et encore moins après, où elle avait pris l’habitude des hommes plus âgés et d’une certaine forme de scandale. Cette attention dont il l’a entourée : lui préparant un lit propre dans une chambre calme, attendant le matin, prenant le risque de lui parler au lieu de tenter quelque chose de maladroit… cette attention lui pinçait le cœur, et elle en profitait pourtant, elle l’appréciait et mis à part ses mots, elle se souvient de tout ce qui faisait ce matin-là, c’est-à-dire de la lumière. Elle a pris un train, un avion, il y a eu du chemin, de l’eau sous les ponts, des années, des enfants, des kilomètres et c’est vieux tout ça, mais tandis que le café fume dans la tasse ébréchée, elle le remercierait volontiers d’avoir levé le sort… s’il n’avait pas, très certainement, oublié cet épisode

L’une des trois faces d’Hécate.

Vous me rappelez la jeune fille que j’étais quand je lisais Le Boucher d’Alina Reyes. Mais je suis poissonnier. Oui, c’est un… rapprochement. Comme je croyais alors… À quoi ? C’est difficile à expliquer. Je croyais que c’était là, dans ce livre… Ce que c’était pour moi, je veux dire. Je ne comprends pas bien. C’est assez gênant d’en parler avec vous. C’est vous qui avez parlé de ce boucher. Oui, alors pour la faire brève, j’avais lu pas mal de littérature érotique. Toujours écrite par des hommes. J’y avais cru. J’avais cru que ce qu’ils racontaient… prenait en compte la jeune fille que j’étais. Je rame, là… Je ne peux pas vous aider. Je vais essayer d’être plus directe. J’ai lu ces romans. J’ai trouvé ça excitant… comme on peut trouver quelque chose bon en l’absence d’éléments de comparaison. Vous me suivez ?  Avec le recul (vous souriez, donc vous me suivez), avec le recul, j’ai compris que ce qui était excitant là-dedans, c’était l’excitation des hommes. Ce n’est pas rien. Je suis d’accord avec vous :  c’est même un bien plus vaste sujet qu’il n’y paraît, justement. Heu… ? Je poursuis : quand j’ai lu Le boucher d’Alina Reyes, un monde nouveau s’est ouvert à moi. C’est comme si jusque-là, sans le savoir, j’avais toujours porté des vêtements qui n’étaient pas à ma taille. Des vêtements d’hommes ? Mettons. Trop grands ? Eh bien, non… trop petits, mais j’étais jeune et moins curieuse que je me plaisais à le croire. J’ai cru alors porter des vêtements de femme. Et ce n’était pas le cas ? C’était un pseudo Alina… ? Non, mais je m’étais simplement mise à porter les vêtements du désir d’Alina Reyes. Et maintenant ? Maintenant, je sais que j’étais une jeune fille alors. Ah ! Et chaque fois que je vous vois soupeser les limandes, trancher les filets avec le beau couteau japonais, poser le gravelax sur le comptoir ou simplement croiser vos collègues aux mains prises, comme les vôtres, avec ce sens du courant et du banc, je mesure combien j’étais loin de mon conte.


Il y a eu une erreur de caisse en ma faveur. Vous en êtes sûre ? Oui. Et c’est grave ? Les bons comptes font les bons amis… Est-ce que nous sommes amis ? Non, en effet, mais nous pourrions le devenir. Pas sûr. Surtout, je ne voudrais pas ne plus vous voir à cause d’une toute petite erreur. Je ne vois pas pourquoi ça arriverait. Je ne l’ai pas signalée immédiatement. Non, mais vous êtes du genre tête en l’air. Vous l’aviez vue ? Vous aviez vu que je l’avais vue ? Peut-être… Et que je ne la signalais pas ? J’étais si calme, ce jour-là, c’était presque une journée de repos et tout d’un coup, en voyant le ticket de caisse, tout s’est embrouillé. Vous en faites une histoire ! Je me suis retournée pour prévenir, mais j’ai eu peur que ça retombe. Que ça prenne des proportions… Que vous soyez renvoyé. Pour une toute petite erreur de caisse ? Oui… c’est ridicule, n’est-ce pas. C’est… exagéré. Oui, toutes ces choses qui viennent se mettre à la place de la vérité. Heu… ? J’aime vous voir travailler. La précision de vos gestes, la façon dont vous saisissez les choses, la pesée immédiate de tout ce qui passe vos mains. Vous ne savez pas que vous le faites, mais vous savez le faire, c’est ce que je regarde. La grâce, je ne veux pas vous mettre mal à l’aise, mais c’est pourtant de cela exactement qu’il s’agit, la grâce avec laquelle vous vous déplacez derrière le comptoir en frôlant les autres sans jamais les heurter. Une grâce millimétrique. Ce ne sont pas des choses dont je comptais m’entretenir avec vous. Avec qui, alors ? Avec personne. Je les écris. Vous écrivez sur moi ? Mettons que je vous décris. Moi ? Mais je fais ça tout le temps. Ça ne prête pas à conséquences. Personne ne lit ce que vous écrivez ? Si, quand le livre sort. Je suis dedans ? Oui, mais alors tout est changé : entre les relecteurs, la maison d’édition, les avocats et la politique de communication… Mais il y a bien un endroit où ça reste moi ? … oui, dans mon carnet. Bon, ce n’est peut-être pas plus grave qu’une petite erreur de caisse en votre faveur.


J’ai cru l’avoir fâché en dérogeant à nos habitudes. J’arrivai tard. Ils étaient en train de fermer. Il ne souriait pas. La surprise de me voir là, finalement. Je présentai des excuses légères. Elles étaient superflues en apparence, mais je les savais nécessaires dans la règle tacite de nos rencontres. Il demanda ce que je désirai et disparut un assez long temps. C’était pourtant une commande modeste. Je réfrénai une taquinerie quand il revint avec. Toujours grave, il s’enquit si c’était là tout ce qu’il me fallait. Je répondis oui, et puis non et ajoutai un autre petit morceau à mon panier de célibataire. Il connaissait mes habitudes dans ces cas-là et peu de paroles s’échangèrent. Son sérieux me plongeait dans un état d’inquiétude et de culpabilité mêlées, mais il mettait également en valeur son visage et cette grâce de ses mouvements dont il ignorait tout. Il empaqueta mes achats et encaissa avec une hâte sans heurt, mais il ne me regarda plus après m’avoir passé le sac. Je ressortis passablement troublée et pendant toute la route du retour, je fus éberluée qu’une situation aussi anodine pût produire sur moi un effet aussi puissant. L’impression d’avoir assisté à une partie truquée ne me quittait pas, sans que je sache dire en quoi. En arrivant chez moi, je découvris dans le sac un cadeau minuscule.

La glisse précède la marche. Au début, il est facile de prolonger notre état de larve heureuse : toboggans et rampe d’escalier, petits bains à quatre flotteurs, parquet ciré chez l’affreuse ancêtre et table vernie des publicités pour les dépoussiérants en bombe, nous y convient. Ensuite, il faut trouver des prétextes de bipède : l’élégance, la griserie de la vitesse, la performance… le sujet du contact continu, de l’adhérence, du corps à corps avec la matière, et surtout du refus d’érection verticale, passe derrière le rideau.

Sa dernière pensée fut que la bicyclette était la plus grande joie de son existence. Et aussi deux blagues mélangées de chien cisaillé par un hélicoptère et de girafe percutée par l’auto qui avait grillé la priorité. Le chauffeur expliquerait ensuite que tel était l’usage à ce carrefour particulier et des semaines d’experts en assurance finiraient par lui donner tort, mais à quoi bon : flip-flap, on l’aurait enterrée avec son code de la route comme un blason sur le cœur. Mais la bicyclette, c’était réducteur et elle nuança en disant à mi-voix : la glisse. Parler seule, ou chanter en pédalant ne datait pas d’hier et sur les skis, avec ces surgissements d’idées et de chansons, de poèmes en bribes et de réponses percutantes à des conversations qu’elle n’avait pas eues encore. Les oreillettes avaient perverti à ses yeux cet art du soliloque en mouvement, puisque tout le monde parlait à présent en marchant, en se déplaçant, mais avec quelqu’un d’autre. Elle se souvenait très nettement de la première fois qu’elle avait vu une femme dans le bus prise dans une conversation délirante. Elle s’était inquiétée pour sa santé mentale, et le risque qu’elle faisait courir aux autres passagers et à son horaire d’arrivée à la gare du Nord d’où elle devait impérativement prendre le train pour… pour quelque part qui n’avait aujourd’hui plus la moindre importance, mais la folle du bus, elle était restée dans sa mémoire et c’est seulement quand elle l’avait frôlée pour descendre qu’elle avait vu les écouteurs. Il y avait là quelque chose d’une mauvaise blague (Flip-Flap la girafe, en revanche en était plutôt une bonne), de l’aperçu fortuit d’une coulisse. Elle avait alors trouvé étrange de préférer la version de la folie à celle de la conversation à distance et en public. Mais au moment de sa dernière pensée, elle savait qu’elle avait eu raison de se méfier. Cet évènement en apparence mineur lui avait signalé le début de la fin.

Du doux paradis des lavandes

Les jardinières de la ville Ont défait la couche embaumée


Avec un soin désolant

Elles plantent les plates-bandes

De petites fleurs qui jamais

N'offriront de secret abri

Aux égarés, aux amoureux


C’est ainsi qu’en un seul matin Disparaissent toutes les nuits

Où les étoiles sentaient bon


On s’est tellement entiché de l’idée qu’Offenbach est un pasticheur, que dans sa citation belcantiste à la fin de l’acte I de la Belle Hélène (C’est l’homme à la pomme, ô ciel faisant une allusion directe au Guillaume Tell de Rossini) on oublie qu’il y a une situation hors norme (la honte immense d’Hélène, dénudée par la révélation de l’identité de Parîs à qui elle avait fait de chaudes avances). Cette situation mérite un vocabulaire musical hors norme, créant une temporalité hors norme. Ce moment confirme la reine de Sparte dans son envergure de personnage tragique. Surprise nue aux bains, elle ne serait pas plus exposée.

Hélène a été vue par Parîs à son insu. Cette situation rappelle celle de la Princesse de Clèves, surprise en cheveux et à peine couverte par le Duc de Nemours caché dans ses jardins, alors qu’elle s’applique à d’explicites rituels. Rappelons que cette autre princesse s’affaire à nouer des rubans autour d’une canne des Indes (sorte de bâton de Maréchal) ayant appartenu au Duc, sans qu’on sache très bien comment cet objet est entré dans sa possession. Le Duc en avait fait cadeau à sa propre sœur… Madame de Clèves se l’est-elle fait offrir ? L’a-t-elle subtilisée ? Ce ne pourrait être alors que dans un geste inconscient, tant elle est engoncée dans la plus stricte éducation… Toujours est-il que les rubans qu’elle s’applique à nouer autour sont à ses couleurs (le jaune) et à celles du Duc (le noir) et qu’une fois l’objet paré, elle se saisit d’un flambeau pour aller contempler le tableau du Siège de Metz où Monsieur de Nemours tient la place centrale. Là encore, il faut se représenter la peinture de l’époque pour comprendre que le Duc sur son cheval ne doit pas être plus grand que le petit doigt. Et plus petite l’image, plus grand le fantasme. Finalement, lui-même est si ému de la voir ainsi abandonnée qu’il fait preuve de maladresse, embarrasse son écharpe dans la fenêtre derrière laquelle il observait la dame et fait du bruit. Elle se retourne, il se cache, elle sort précipitamment. Impossible de savoir si elle l’a vu. Cependant, devenue veuve, elle refusera toujours de l’épouser. Quand Hélène comprend que le Prince troyen l’a vue, qu’il a vu la couleur de son désir, sa parole franche, elle est submergée par la honte. Sa résistance à venir pourrait avoir cette source ou au moins, s’en nourrir.

La première rencontre entre Hélène et Parîs est faussée : à la manière fréquente des Princes, il lui cache son identité. Il s’annonce berger, ce qu’il est. Il omet de préciser qu’il est également le fils du roi Priam et le juge des trois déesses à la pomme de discorde. Néanmoins, il est, à l’instar d’Ulysse pendant la prise de Troie, ou à l’abord de l’île de Nausicaa, nimbé par une déesse et par Vénus en l’occurrence. Quel qu’il soit, Hélène est condamnée à le trouver beau. Mais comme il n’est qu’un berger, c’est-à-dire moins que rien, elle se sent tout à fait autorisée à lui faire des avances sans passer par quatre chemins : « Tu es crânement beau » et « Ferme la bouche » n’étant que deux extraits d’un florilège à faire rougir. Avant cela, elle s’est cependant assurée que le bonhomme n’est pas un dieu déguisé en mortel, autre usage fréquent. Elle est sur le sujet moins regardante que Pénélope, mais que peut-elle faire sinon le croire sur parole, dans un monde où la parole engage ? Bref, elle se met le berger au menu, ne pouvant le consommer tout de suite puisqu’une cérémonie est sur le point de commencer, conviant quatre rois. On imagine sans peine la honte épouvantable qui va s’emparer d’elle en apprenant que c’est bien un prince qu’elle a chauffé à bloc dans la scène précédente.

Une ancienne de l’école en visite au spectacle annuel me dit : c’est sûrement le spectacle dont tu es le plus fière. Il est si beau, si joyeux et si uni, ce dernier spectacle, je comprends qu’elle le croit. C’est faux pourtant. Les créations sont des enfants. Certains enfants viennent si facilement, avec une santé de fer, une humeur égale, une vitalité sans creux… Ils sont faciles à vivre, ils se laissent aimer sans qu’il soit besoin de se méfier pas à pas de trop les étreindre, de se perdre avec eux dans les forêts ombreuses des sentiers de leur enfance avide. La Belle Hélène a été ainsi. Simple, revigorante, confirmant à chaque fois la direction du travail dès longtemps entrepris. Les spectacles dont je suis le plus fière, ce sont les autres. Ceux que j’ai tentés en ne sachant pas comment faire, en m’embarquant dans une entreprise aventureuse dont je savais que l’insatisfaction et le trouble seraient les compagnons de route. Ainsi, de cette étrange websérie autour de la fille de Mélisande (Où es-tu Mélisande) que j’ai inventée laborieusement pour répondre au désarroi des élèves après des mois de confinement, d’annulations, de salles vides et de captations à l’aveuglette. Le résultat est un pas supplémentaire dans l’art de perdre. À sa livraison, je sais qu’il a déçu nombre de ses participants. J’en suis fière comme d’un enfant qui ne serait pas né viable et qui malgré tout, tient sur ses deux jambes, avance à son rythme, souffle ses bougies année après année dans les mémoires de ceux et de celles qui l’ont fait et vu. Ainsi également, du très difficile atelier de l’an passé sur le retour d’Ulysse à Ithaque, qui m’a laissé sur le carreau, tant son thème et sa construction avaient ponctionné leur livre de chair. Cette visiteuse était de la promotion de Où es-tu Mélisande ? J’espère qu’elle comprendra bientôt que ma fierté réside dans les visites renouvelées que nous font les anciens et les anciennes de l’école, pour prendre leur mesure.

Des fresques représentant la guerre de Troie viennent d’être découvertes à Pompéi. La Grèce qui nous occupe surgit à tout instant dans ce que nous prenons pour la vie actuelle, quotidienne. Et les dieux avec elle.

C’était l’année où les jeunes filles allaient mal. Chaque jour, écho immédiat des meilleurs moments de leur enfance pas si lointaine, elles recevaient un paquet ou plusieurs. Pour les ouvrir, elles pouvaient avoir des gestes sauvages ou l’efficacité glacée d’une lame, mais, quelle que soit la manière, elle était toujours rapide. S’en suivait, comme de droit, une déception ou une petite satisfaction, bientôt balayées par le prochain arrivage, le lendemain ou l’après-midi même. Comment leur jeter la pierre ? Nous n’avions jamais ouvert autant de paquets jusqu’à ce cantonnement de plusieurs mois à nos domiciles, où au fil des semaines, les emballages sont apparus comme les meilleurs des barricades contre l’hostilité. La guillotine des boîtes à lettres semblait alors la panacée des filtres, un janissaire presque qui nous garantissait contre les virus tandis que le monde s’infiltrait par cet interstice avant d’être accueilli dans les foyers avec une bénignité magique. Chacun en prit pour son grade et les jeunes filles en allèrent de mal en pis, allouant une foi vibrante à la pureté d’une vie sans contact qu’elles maintinrent de toutes leurs forces par la suite. Elles instituèrent en rituel ces modalités commerciales, oublieuse de ce que les prêtresses ne sont jamais que l’outil des divinités qui les dépassent par nature, quand bien même elles peuvent se repaître de l’illusion du contraire. De sorte qu’il n’y avait plus qu’une seule occurrence au calendrier, celle de leur anniversaire, 365 jours par an.

Il y a des satisfactions qu’il faudrait avoir le cran d’appeler des satisfictions.

Sur les cheveux fort clairsemés

Deux pétales de cerisier

Se sont invités

Tels deux anges contemplant

La décrépitude

Sans s’appesantir

C'est le chant liquide

Du rouge-gorge qui arrose

Le jardin pendant notre absence

Pour le visage

La déduction

Mieux que la glace

Ou les photos

M’aide à conclure

que lui aussi

A dû vieillir.

Je vois mes mains vieillir

Au bout des bras des autres

Chez Betty, c’est allé le mieux qu’on pouvait, compte tenu que tu étais mort. Tu ne serais jamais entré dans ce café de ton vivant, mais tu m’y aurais rejointe si je t’y avais donné rendez-vous. Elle devait fermer pas longtemps après. En passant devant, ce matin, je vois que c’est toujours ouvert. Tu rirais de ma colère.

Chez Betty, ça n’allait pas du tout, il y avait trop d’alcool pour tant de soleil et d’abord dans la patronne. Nous ne serions jamais entrés dans ce café de ton vivant, en tous cas, pas de ton propre chef et c’est sans doute pour ça qu’en repassant devant, je me sens un peu gênée, comme si, des années après une odeur tenace de gueule de bois brûlé m’était restée. Je n’avais rien bu pourtant, ou presque, le toast, à toi, j’y avais trempé les lèvres, mais il y avait cette drôle de représentation à assurer, cet évènementiel de deux cents personnes, qui allaient et venaient dans le bar et ses alentours, les quelques tables de la terrasse, les trottoirs adjacents, la rue semi-piétonne. Tu étais au cœur des conversations, qu’on parlât de toi ou non (et cet imparfait du subjonctif est encore là pour ton plaisir). Nous faisions de notre mieux pour donner ce que tu avais préféré dans la vie, avec l’amitié, les petits chiens, le bondage et cette ville que tu ne quittes plus : la belle fête du théâtre. Je n’ai rien bu pour être sûre de tout voir, de t’embrasser une fois encore en accueillant ceux et celles qui t’aimaient, de leur donner un verre propre et quelque chose à manger, de ne pas tacher la robe claire que j’avais préparée sous l’austère tenue noire dévolue au crématorium, pour m’en défaire chez Betty. Il fallait des changements de costumes, des chants et des poèmes et surtout ce soleil qui nous tabassait en règle, et je me disais que tes cendres ne refroidiraient jamais dans ces conditions. Aux abords de cette fête, te parents écrasés de lumières sur leur banc, comme deux vieillards indistincts dans l’Italie du Sud, ébaubis que tu eusses tant d’amis dont ils n’avaient jamais entendu parler, mesurant amèrement le poids du secret de vos échanges, écarquillaient les yeux, en recevant poliment le flot des condoléances, les grands verres d’eau, les petits ballons de rouge, les parts de pissaladières et de tarte aux fraises. Je servais, je ne sentais pas mon malheur, je crois encore que la longue vie que nous avions partagée de près, de loin, de près plus de trente années, m’en préservait. Je sais aussi que ton absence et sa désolation me guettent partout dans cette ville et dans cette vie. Elles n’attaqueront probablement jamais, j’essaie de faire de leur traque une compagnie (et la polysémie de cette phrase, tu l’aurais soulignée).

La petite fille

Plisse les yeux dans le soleil

Pas très convaincue

Dans le soleil neuf

Le vert de l’herbe a l’air en toc

Ou de relever d’une éclipse

Si longue qu’elle a échappée

À nos regards pâles

Dans la valise pour la maison de retraite, coincée entre les chaussettes en boules et les gros gilets jacquard, une bouteille de désodorisant. Il faudra peut-être partir en urgence, alors il importe d’avoir bien préparé ses affaires. On trouve une bouteille en tout point semblable dans la cuisine et une autre encore, dans le tiroir de la table de chevet. Pomme-cannelle. Il voyageait beaucoup pour son travail. Elle avait son métier à domicile. Elle faisait très bien la tarte aux pommes. C’était l’odeur du retour. Quand les voyages se sont arrêtés, les tartes ont continué. Leur parfum emplissait tout l’espace, comme si la maison dans son entier était le four où elle les cuisait. Ainsi, était-il saisi dès le seuil par l’impression de rentrer après une longue absence, quand il avait seulement passé l’après-midi dans un jardin qu’ils possédaient aux abords de la ville.

T’y as peur de ne pas y aller À ton paradis qui existe pas ?

L’homme avec un fort accent espagnol a demandé une tradition. La boulangère lui tend une baguette. On s’entend.

Dans l’écriture « à la duchesse », les pleins sont inversés avec les déliés et réciproquement. On voit mieux ce que ça peut donner si on le phrase exhaustivement : dans l’écriture « à la duchesse », les pleins sont inversés avec les déliés et les déliés avec les pleins. Je ne lui pensais pas une telle souplesse, à la Duchesse.

Les pires, c’est les voleurs de couettes.

On les recouvre de goudron, quand on les y prend.

Et de plumes ?

Tu penses ! ça leur ferait bien trop plaisir.

De ce que j’ai dit

Tandis que nous marchions sans but

Le plus important

(L’auras-tu compris ?)

Tient dans la jeunesse de l’arbre

Grandi sur les racines mortes

De l’arbre avant lui,


Dans cette jeunesse, le vert

Que nous croyons un instant voir

D’un même regard

Depuis le haut mur,

De ce vert, la disparition

Quand nous rencontrons le corbeau

Une fois en bas


Il raconte à pas mesurés

Deux histoires l'une de l'autre

En tout point distinctes

(La mienne à venir

La tienne, une esquisse)

N’étaient le noir de son plumage

Et l’instant de sa narration

Roland, dans la cave, fait silencieusement l’élégie de la vieille chaudière, tandis que les chauffagistes la débranchent. Pour la sortir de là par l’escalier étroit, il faudrait entièrement la démonter. Ce n’est pas leur travail. Ils lui ont signifié poliment, cependant. Ils sont les mieux à même de comprendre la difficulté de ce moment, pense-t-il. Plus tard Nadine lui dira qu’ils étaient simplement polis, et probablement un peu inquiets devant la sombre mine qu’il affiche depuis qu’ils sont arrivés avec la chaudière flambant neuve. Il notera le jeu de mot avec un petit sourire, mais en vérité, il n’a pas le cœur à plaisanter. D’ailleurs, il n’en parlera probablement pas à Nadine : ce qui se passe dans la cave lui échappe. C’est une femme de grenier, elle l’a toujours été. S’il gêne les installateurs, c’est que l’espace est réduit et bas de plafond. Les deux chaudières se font face. La dernière fois qu’il a vu sa grand-mère à l’hôpital, elle regardait 30 millions d’amis, et une famille exemplaire présentait un jeune chien aux oreilles pendantes à une vieille labrador afin de déterminer si l’adoption était souhaitable. Vers la fin, elle ne regardait plus que des documentaires animaliers. Elle y cherchait confusément quelque chose, il le sentait, quelque chose de fondamental. Il aurait aimé pouvoir lui apporter, la rassurer, mais comment offrir une chose dont on n’a pas d’idée précise. Il venait avec de petites tartelettes aux framboises qu’elle adorait. Elle mangeait les fruits et la crème et lui, la pâte. Par instant, elle était à nouveau sa grand-mère, mais le plus souvent, elle était trop occupée à batailler avec la douleur. La comparaison s’arrête là : les deux chaudières n’ont rien de commun, seule l’ancienne est dotée d’une âme, la nouvelle n’est qu’un tas de métal technologique. Au retour du Japon, Nadine lui avait rapporté qu’on attribuait là-bas une âme aux objets les plus usuels après un certain temps d’usage… C’est un peu comme le mariage, plaisantaient-ils en rapportant cette anecdote à deux voix, comme ils aimaient à le faire quand ils voyaient du monde.

Chaque fois qu’elle commençait à raconter une histoire, je sentais le sommeil me gagner. Chaque fois qu’elle la terminait (de cette manière sèche, abrupte, sans ralenti ni sentiment qui était la sienne), non seulement je n’avais pas dormi, mais j’étais incapable de fermer l’œil avant le milieu de la nuit.

Vous avez le chic pour réduire les choses au degré d’intérêt zéro, m’asséna Wamps. Je sais d’emblée que cette déclaration lapidaire sera suivie d’une histoire. Cette méthode exaspère, mais étonnamment, on finit par lui trouver un charme, voire une forme d’efficacité pédagogique sitôt qu’on admet que c’est d’abord pour elle qu’elle se met à raconter. Comme si l’étroitesse d’esprit l’obligeait à ouvrir une fenêtre sur un autre monde, pour pouvoir respirer. Pour ma part, j’ai vu clair dans cette pratique en l’entendant dire à de Menault (Méthodologie de la préciosité) qu’un préjugé était un petit chez soi confortable, d’où personne n’avait l’intention de sortir, mais où il était fort désagréable de venir en visite. Sans plier sous le coup, je la laisse donc poursuivre : Savez-vous que Roger (Théologie rythmique) est un des meilleurs danseurs de Paso Doble de la région ? Wamps me coupe l’herbe sous le pied avant que j’aie eu le temps de le prétendre. Il y a beau temps que j’ai cessé de demander en quoi telle ou telle chose farfelue qu’elle extirpe de son crâne en tignasse ou de sa longue expérience devrait m’intéresser : c’est un erreur de débutant, qu’elle souligne en reniflant avec dédain. Que vous le sachiez ou non n’a pas d’importance, qu’il le soit ou non, non plus. Ce qui compte, c’est comment il l’est devenu.


Entre penser et rêver se tient songer. Il s’en souvenait d’un poème appris en classe. Un souvenir très clair. Les fenêtres donnaient sur une cour étroite. Son père avait aménagé des étagères en dessous pour ranger les livres « à hauteur des yeux des enfants », avait précisé l’institutrice en passant commande. Elle n’était pas venue à l’atelier, c’est lui, un matin qui s’était arrêté pendant la récréation pour parler avec elle. Ils avaient l’air de drôlement bien se connaître tandis qu’ils fumaient ensemble près de la barrière, toujours ouverte. Il lui disait « tu » et elle aussi. Pourtant, elle ne venait jamais à la maison pour des barbecues, comme les amies des parents, avec leurs robes en couleurs. Ils riaient doucement sans trop se regarder. Son père surtout avait les yeux rivés sur ses chaussures. Elle, en l’air, comme si elle cherchait à reconnaître des animaux dans les nuages. Quelque temps plus tard (une semaine, deux, un mois ? Comment le dire ?), il était revenu pour l’installation pendant la matinée sport, où les classes de CE1-CE2 jouaient au ballon prisonnier dans la cour. De retour dans leur salle, après le déjeuner, elle leur avait fait ranger les livres par ordre alphabétique. « Vous pourrez les avoir à l’œil et à portée de la main en même temps à présent », avait-elle déclaré avec la voix bizarre qu’elle utilisait pour leur lire des contes. À la fin de l’année, elle avait vraiment un gros ventre et Martin se demandait ce qui en sortirait. Il savait déjà pourtant que les enfants sortaient des gros ventres des femmes, mais il ne pouvait s’empêcher d’imaginer un dragon de nuage à l’intérieur de celui de sa maîtresse. Une fois que son regard s’était attaché trop longtemps sur la rondeur de sa robe, elle lui avait dit « Te voilà bien songeur, Martin ». Il ne savait pas ce que ça voulait dire et, à cette époque, il n’avait pas peur de demander. Elle lui avait expliqué : « entre penser et rêver se tient songer », et la formule était venue grossir le stock des « Mais où est donc Ornicar » et « l’adverbe toujours ment ».

Elle a vieilli longuement, doucement, espaçant comme par délicatesse les signes de fatigue, d’usure pour les préparer. Voilà deux ans que Roland retarde ce moment. Il a mené une enquête méticuleuse sur la meilleure alternative. Il ne le dirait pas à Nadine, mais il est convaincu qu’elle a tenu le coup plus longtemps afin de lui laisser trouver la bonne solution. D’ailleurs, Nadine est assez occupée avec sa vieille tante qui n’est plus tout à fait là, même si l’EPHAD où elle finira sa vie est situé au bout de leur rue. C’est une rue très longue et on ne le voit pas de chez eux. Tous les trois jours, Nadine la visite. Roland l’accompagne à la porte et la regarde disparaître après le carrefour. Il soupire et puis, sitôt la porte fermée, il retourne à ses recherches. Un après-midi de printemps, Nadine est revenue plus légère qu’à l’ordinaire de la visite. Elle ne s’est pas préparé de cacao. Elle a pris un verre d’eau et s’est assise dans le jardin. Il y a là deux fauteuils côte à côte où ils ont l’habitude de s’installer pour se parler en regardant les nuages. C’est un dispositif récent et qui a joué un rôle décisif dans ce qu’il faut bien appeler « l’apprivoisement de la retraite ». Ils ont passé l’âge des discussions les yeux dans les yeux. Roland, par déformation professionnelle, préfère regarder Nadine en pied, évoluant dans une pièce, dans un paysage… Nadine, elle, aime à observer Roland à leur insu, dans un instant volé qui la surprend elle-même. Voilà par exemple une des choses qu’elle a pu lui dire en regardant le ciel dans un des fauteuils inclinables du jardin. « Pour changer de point de vue, il faut changer de point de vue », c’est la devise que Roland aurait pu graver en lettres d’or au-dessus de la salle d’arts plastiques où il enseignait. Nadine pose sa main sur la sienne : « Elle ne l’a pas demandé ». Nadine peut être si merveilleusement placide parfois que Roland a l’impression d’être assis contre un arbre. « Elle a trouvé le moyen de se souvenir qu’il était mort ». Il a envie de lui dire : jusqu’à la prochaine fois… Mais alors, le moment de paix s’envolera comme le moineau déçu qui leur tournait autour en espérant une miette. Elle a dû l’entendre pourtant et elle ajoute : « Elle dit qu’il est parti pour un long voyage, dans un pays où il est très occupé. Elle sourit quand elle en parle. Elle s’est installée dans cette idée comme dans un bon fauteuil… ». Il embrasse sa main. Il peut lui parler de la chaudière à présent. Elle a été brave, mais il faut la changer avant l’hiver. Il a bien étudié la question. Si elle veut, il va lui montrer le nouveau modèle. Et avec une certaine surprise, Nadine entend qu’il veut lui montrer le nouveau modèle, il y a dans sa voix une émotion lointaine, mais puissante, comme l’averse qui troue le ciel au même instant à quelques kilomètres de leur jardin.

Il a essayé de lire des livres. En accompagnant une sortie de classe de la petite à la médiathèque, il a pris une carte. Dans le même élan, il emprunté un polar et un roman classique dont le titre lui disait vaguement quelque chose. Un film, ou un des ouvrages qu’on avait essayé de lui faire lire à l’époque où il fumait ses premières cigarettes dans les toilettes du collège. C’est peine perdue. Mais depuis qu’il a installé un vieux fauteuil sur sa terrasse, où il s’installe pour ne pas fumer, il lui arrive de penser à des livres.

Je ne sais pas si vous avez déjà vu des lilas ?

Ce ne sont pas de fleurettes mignonnes,

Ne vous y trompez pas !

Ce sont des arbres résistant aux grands froids

Pour se couvrir, au moindre printemps 

De fleurs, blanches, rouges ou violettes

Dont le puissant parfum peut casser une tête

Aussi sûrement qu’une branche de son bois

La Fée des Lilas est un peu tout cela.

Bref, un sale caractère de fée.

Elle a, par-dessus tout, horreur qu’on la dérange

Et voyant arriver sa princesse de filleule

Au milieu de la nuit, pleurant dans une barque

Elle lui dit tout à trac :           

— Ne venez pas pleurer ici,

C’est mauvais pour les plantes et pour les animaux.

Ne me racontez pas 

Le roi ! Le roi ! Je sais bien ce qu’il vous a fait

Sinon à quoi bon être fée !

Mais vous connaissez la règle aussi bien que moi : on ne marie pas les filles avec leur papa, ni les fils avec leur mère, ni les enfants avec leurs parents et réciproquement. Ne savez-vous pas dire non ? C’est un bien petit mot qui simplifie les choses. Non, non,non… NON.           

À force d’attendre chaque année pour les fêtes, le retour d’un père toujours promis, toujours absent, il finit par le confondre avec le père Noël. Pendant quelques années, il trouva ainsi le moyen de penser qu’il le manquait. Les cadeaux sous l’arbre témoignaient de son bref et discret passage. Alors, il aima ce père de cache-cache, joueur, généreux et malin, en dépit de son grand âge et de sa barbe blanche. Il tint bon quand les autres enfants lui révélèrent la supercherie du bonhomme Noël, puisqu’on lui présenta en ces termes : il n’existe pas, c’est les parents. Cependant, à la longue, toute son existence lui apparut comme dotée d’un tiroir à double fond, irrémédiablement vide.

Sous le couvercle De brume froide, le soleil D’hier, oui, d’hier Brille de l’éclat des légendes Antédiluviennes Auxquelles nous ne croyons plus

Le Ô dit « invocatoire » réclame un effort musculaire pour rendre son beau son de O fermé et long, ainsi que le veut le ^ qui le couvre. Le Oh de surprise est beaucoup moins exigeant. On aurait voulu le faire exprès… L’invocation est musculaire, agie, elle est l’acte par excellence, quand le saisissement est, lui, subi. Comme de juste, invoquer une déité (mortelle ou non) suppose un engagement autre que de sursauter, hésiter ou même s’extasier devant un paysage sublime ou un cadeau raté. Le bruit du mot est l’appareillage de sa prononciation rende compte de sa nature, dès la première syllabe.

Au comptoir, hilare :

Toi t’es gentil, c’est bien dommage

Que t’es un Turc ! a dit Ali

Quand il sort ne pas fumer sur sa terrasse, Martin a l’habitude de s’asseoir sur un tabouret bancal. Du temps où il fumait, le cendrier était posé dessus et lui restait debout. Pas question de s’éterniser. Rétrospectivement, il réalise qu’il n’a jamais fumé tranquillement une seule cigarette, y compris quand il avait le loisir de le faire, ou qu’il aurait eu tout à gagner de prolonger un peu un moment de solitude. Quand la petite hurlait à percer les tympans, il retournait vite à l’intérieur retrouver sa femme désespérée de voir l’enfant refuser sein et tétine. Il se sentait pris au piège, alors même qu’aucune des deux ne lui demandait rien. Confusément, il sentait que l’une et l’autre attendaient de sa part quelque chose, une parole, un geste, qui aurait mis fin aux cris, à l’épuisement, à son humeur mauvaise. C’est pour ça qu’il aime travailler à la boutique. On lui demande des choses précises. Elles sont parfois compliquées à trouver ou à réaliser, mais il n’a pas à deviner. Il y a des clients indécis, certains sont difficiles à satisfaire, d’autres encore, jamais contents, mais il sait d’expérience que ce sont leurs problèmes qui compliquent le simple échange de l’offre et de la demande. Avec les filles, comme il appelle le groupe exclusif formé par sa femme et leur enfant, c’est autre chose : il est incompétent. Depuis que la petite a grandi, qu’elle court partout et dit « non » chaque fois qu’on lui parle, c’est plus simple. Le sentiment de les trahir en restant une minute de trop sur la terrasse pour fumer a disparu. D’abord parce qu’il ne fume plus, mais également parce que la gamine vient jouer dans ses jambes, quand il est dehors.

Cela n’explique pas pourquoi il s’est retrouvé à évoquer ses habitudes avec la cliente du livre. Bien qu’il se souvienne parfaitement de l’enchaînement de phrases, il aurait du mal à dire comment les idées, elles, sont venues. Le fait est que la cliente du livre achète la cervelle d’agneau en portion individuelle. Ces semaines-là, il sait qu’elle est seule chez elle, avec son livre. Ce qui est drôle, c’est que je pourrais en manger quand mon mari est à la maison : il n’aime pas ça, mais il n’en dégoûte pas les autres, comme dit l’adage. Qu’est-ce qui vous arrête ? a demandé Martin. En y repensant sur le trajet du retour, il se gronde une fois de plus d’avoir été trop intrusif, alors que cela allait tout seul pendant leur échange. Elle n’a d’ailleurs pas hésité à lui répondre : Je crois que j’aime faire des choses en cachette. Comme il n’était pas certain de bien comprendre, mais qu’il ne veut pas passer pour un idiot, il a affirmé avec un bel aplomb : Vous mangez de la cervelle en cachette. Et là, après un court instant de perplexité, elle a murmuré : Entre autres… Entre autres, et puis, comme si elle venait de le découvrir, elle a ajouté : Vous voyez, je crois que ce n’est pas le « quoi » qui importe, mais le « comment ». Il a dû avoir l’air déstabilisé, en dépit de ses jambes écartées derrière le comptoir, les pieds bien campés dans le sol, sa manière de se tenir quand il sert cette cliente-là. Elle lui a souri et sur le ton de la confidence, elle a précisé : le « quoi » c’est la cervelle, mais ça peut être ce livre que je lis ou un coup de téléphone que je passe à une vieille amie pour lui raconter des banalités. Dans tous les cas, le « comment », c’est « en cachette ». Alors, pour bien montrer qu’il avait compris, il lui a parlé des cigarettes qui lui faisaient battre le cœur jusque dans les oreilles, à l’époque où il fumait encore. Debout sur sa terrasse, il regarde la nuit du voisinage, ceux d’en face qui sortent leur poubelle avant d’aller dormir, le promeneur de chien en pyjama sous son pardessus, les étoiles bien nettes au-dessus des toits. Il prend encore une grande respiration avant de rentrer chez lui : voilà, les cigarettes c’étaient un « quoi », mais battre le cœur, c’est le « comment ».

Dans les années 90, paraissait la collection « Morales » de la revue Autrement. J’en collectionne les volumes aux titres édifiants : La pudeur (La réserve et le trouble). Le respect (De l’estime à la déférence : une question de limite). La charité (L’amour au risque de la perversion). La consolation (Mots pour maux). L’honneur (Image de soi ou don de soi ?)… Elle justifiait ainsi de son existence : « Ces ouvrages répondent à cette question centrale : dans la vie privée, comme dans la vie de la cité, en quoi ces valeurs nous concernent-elles ? ». Je ne suis jamais parvenue à m’élever à une telle hauteur de vue. Ma seule fréquentation du concept reste performative. Sur le buffet de la maison de famille, j’ai laissé le numéro titré « Le pardon ». Le seul habitant permanent se soucie peu de voir traîner les livres, la poussière se dépose sur la couverture. À chaque retour, j’en relis le même premier chapitre, puisqu’à chaque départ, je l’oublie.

Le sel sur la table n’appartient à personne en particulier. Il est là pour tout le monde. Une chose qui ne coûte rien, on hésite quand même à la donner : c’est qu’on oublie si facilement que ce qui ne coûte rien n’est pas forcément sans valeur. La facilité, la simplicité, un mot… Le pardon est là, à disposition, alors qu’on n’a pas subi d’offense.  Le pardon ne vient pas forcément en réponse à l’offense, parfois il lave une honte dont nous n’avons pas d’idée.

Le pardon n’est parfois que le sel qu’on tend à qui le demande à table, par la seule raison qu’il est à portée de notre main et, pour l’autre, inaccessible.

J’approchais avec mon jeton orange. Deux types mal en point s’accoudaient aux caddies. Avec eux, une femme plutôt belle encore me dit : « Pardonnez-nous ». Comme une imbécile, je lui ai répondu « Je vous en prie », d’un ton amical. Quand j’aurais dû répondre à la demande qui vibrait dans sa voix, et donner ce pardon, qu’elle me voyait.

Je lis le journal de Philippe Jaccottet, la Première et Seconde Semaisons, « au mois le mois ». En février, je lis ce qu’il a noté ce mois-là, au fil des années. Pareillement en mars, en avril. Ce journal couvre quarante années que je traverse comme verticalement. Une façon de retrouver le temps, de m’en rappeler les à-plats, les circonvolutions, les superpositions translucides qui seules donnent à voir dans l’a posteriori ce qui échappait à la réalité de l’instant, à la manière des cartes de Rackham le Rouge. Aux pages de février, le rouge-gorge insiste, davantage par la voix que par la vue, mais est-il nécessaire de voir un oiseau dont le portrait apparaît avec le nom ? Ce matin, ô merveille, un de ces petits camarades chante dans le jardin. Où est le temps ?

Pourquoi me parlez-vous en vers alexandrins ?

À mon insu, je cherche à vous plaire

À votre insu ?

 Devoir plaire aux mortels, ce serait hérétique

Et de loin fort contraire à la divine éthique

C’est nous les subjugueurs ! Apparaître suffit

À vos ravissements, d’ordinaire…

Vous cherchez à me plaire ?

Vous êtes bien vivante

Je suis bien soulagée de vous l’entendre dire

Ce charme est sans pareil dans mon sombre royaume

Celui qui n’étreint que des ombres

Il n’a que l’ombre de l’amour

Je connais cette phrase…

Elle est d’une belle ombre

Qui depuis quelque temps séjourne auprès de moi

Je croyais qu’ombre devenu

On oubliait tout de sa vie…

N’allez pas croire que ce poète

ait pu garder ses vers en tête

Depuis que de son corps

Ils sont rassasiés

Il ne lui reste que des phonèmes

Mais leur musique vaut mieux encore

Que les meilleurs discours 

Celui qui n’étreint que des ombres

Il n’a que l’ombre de l’amour


Elle n’est pas tombée, n’est-ce pas ?

J’étais sorti prendre l’air, je l’ai vue Elle promettait l’âtre et sentait le printemps Ma jeunesse d’avant le ventre de mon père Ce temps que vous, mortels, appelez le bon temps Enfin s’il faut tout dire, une confusion… Je l’ai prise pour ma sœur Hestia

Comment résister ?   

            Vous me dites cela sans honte ?

Je suis un dieu dans un vieux conte

À la honte, je ne suis pas assujetti

Je règne aux Enfers

C’est à l’ombre que je suis puissamment uni

Et puis nous sommes peu nombreux

De qui voudriez-vous que je tombe amoureux ?

L’amour vous est donc connu, lui ?

L’amour est l’essence même des dieux

Même des dieux les plus terribles ?

Il n’est pas de dieu qui ne soit terrible

De l’obscurité, n’êtes-vous jamais lassé ?

Au cœur même du noir, on trouve la lumière Enfin souvenez-vous qu’au ventre de mon père

Je fus avalé, il y faisait chaud

Tout recommençait

J’aurais pu rester…

Y rester ?

Prospérer en cette antre, y vivre bienheureux

Quelle idée !

Les chemins qu’à notre jeunesse Nous avons empruntés ensemble Pour ne plus les prendre


Seule Je les ai rendus Seule


C’est qu’un loup y est Je le sens quand mes yeux se portent Vers la rue où tu as vécu

À quoi bon m’en aller casser Mon nez sur cette porte ancienne Puisque de toi rien n’y demeure ?


Et ce loup est là L’intuition d’une catastrophe D’une insondable calamité


L’œil rouge clignote Du passage à niveaux fermé Le temps a passé

 

À ce croisement Seule Tout se rejoue


J’oublie tout en me souvenant Que je suis le loup Le garde-barrière


La sauvée des eaux La jeune amoureuse Et la vieille amie


Que l’irrémédiable Est derrière moi Seule.

Notre humanité au berceau fut dotée Du talent d’aggraver Jusqu’aux situations déjà désespérées. Il n’y a vraiment que les fées Pour réparer au fil doré Les effets dont nos actions sont la cause Nos maladresses d’éléphant Dans les buissons de roses Mais les fées hélas À la longue de nous se lassent Et métamorphose le prince le plus beau En crapaud.

Il a posé VEUFS sur une case rouge. Mot compte triple. Il a gagné la partie. Pendant le déjeuner, il a abordé le sujet des dernières semaines de sa femme, sa vie à un fil, de son départ sans retour à l’EPHAD du village, à l’hôpital de la ville, de ses appels téléphoniques à chaque heure. Il avait bien fallu cinq ans de silence à ce sujet pour qu’il puisse en parler selon ses termes, avec sa voix de tous les autres jours.

Cette journée ne connaîtra pas de petites victoires, s’est-elle dit après avoir tiré la chasse d’eau avec succès du premier coup. Par la suite, elle parvint à sortir le sac trop plein de la poubelle sans le déchirer, à détartrer l’antique cafetière à l’aide d’un produit sorti des limbes d’un fond de placard, à nettoyer l’immonde zappette qui gardait trace de tous les repas télé de la cuisine, à remettre sur pied un guéridon bancal depuis des lustres en deux coups de colle à bois et à inventer un repas mangeable avec le reste de soupe chinoise figé dans le frigo. Forte de ces réussites successives, elle s’est assise à la table de la salle à manger pour rédiger son testament sur la nappe propre.

Ces nuits de cache-cache ne lui valent rien. En enjambant sa moto, il se sent tout drôle. Faible. Martin n’est pas du genre à faire dans la sensiblerie. C’est ce que sa sœur dit toujours. Il accélère d’un coup et double la file des voitures sans visibilité. Il a eu une période porno. Ça lui fait drôle de s’entendre le dire, même dans sa tête. On dirait un mot de gamin. Porno. Nono. Dodo. Il rentrait du travail et il regardait des vidéos sur son téléphone et puis sur son ordinateur, quand il en a eu un. Il pensait que c’était une addiction. Il fumait aussi. Il faisait la fête. Il se souvient d’un lendemain de bringue, à la chasse où il était malade comme un chien et le chien l’avait regardé vomir en dodelinant de la tête. Il avait cru l’entendre dire : non, non, non, c’est n’importe quoi ! Il sait que le chien n’a pas parlé, mais l’effet a été le même : il a calmé le jeu sur l’alcool. Pour la cigarette, c’est parce qu’il se faisait peur en toussant. Il finissait par tousser comme son oncle qui avait mal fini. Il ne pouvait plus approcher la main du paquet sans avoir une quinte. Il y a eu par là-dessus un mauvais hiver à bronchite et au printemps, il en avait terminé. Quand son odorat est revenu, il s’est aperçu que sa maison, qu’il avait héritée de son oncle, sentait la clope et le chien. Il a gardé le chien, c’est une brave bête, mais il a changé les rideaux, vidé ses placards et repeint à neuf. Il a aussi conservé les pauses cigarette. Il s’assoit dehors, sur le porche, il tripote un truc dans sa poche sans le savoir, il regarde la rue et le ciel. Ce sont des moments étranges, mais pas désagréables. Au travail, il sort également, il s’adosse au mur du laboratoire, comme quand il fumait. Il regarde le parking. Il se demande comment il a pu avoir la grossièreté de dire : Vous lisez un livre ! à quelqu’un qui lit des livres. Quant au porno… ça lui est tombé des mains. Il n’aurait pas eu l’idée d’employer une expression pareille, mais quand la femme au livre lui a répondu : Bah, je ne le finirai pas, il me tombe des mains, Martin a failli répondre : exactement comme pour moi avec le porno.

Cela fait quelques jours qu’au réveil, Martin sent qu’une partie de sa nuit a été occupée par des rêves érotiques. Au matin, il n’a aucun souvenir, mais quelque chose, comme l’odeur du feu éteint de leur campement, flotte autour de lui et le trouble de telle sorte qu’il pourrait mettre sa main à couper : il y a eu des rêves, de ces rêves-là. Dans la journée, d’autres impressions reviennent, toujours floues et pourtant empreintes de certitude à la manière de la trace des animaux qu’il est si habile à repérer dans les parties de chasse. C’est un mot, une intonation, parfois un contact qui les dépose devant lui, sur le plan de travail et leur étrangeté lui serre la gorge : sur le billot il entrevoit soudain de la chair vivante. Il se frotte les yeux. La patronne finit par lui demander s’il ne devrait pas aller voir un ophtalmologiste. La cliente au livre s’en mêle et dit : le docteur qu’on va voir pour voir. Et lui croit nécessaire de préciser qu’il est encore jeune. Il dit toujours des âneries quand la cliente au livre est là. La dernière en date a été justement de noter qu’elle lisait un livre. Vous lisez un livre ? Personne ne dit ça, et Martin même s’il ne lit que des revues, des bandes dessinées et le journal local le sait très bien. Vous lisez quoi ? Voilà ce qu’il aurait fallu dire pour ne pas passer pour un crétin. D’autant qu’on voit bien que la cliente au livre n’en est pas à son premier. Bien avant qu’elle ne se montre à la boutique avec son volume sous le bras, Martin savait que celle-là lisait des livres. Il ne saurait pas l’expliquer, mais ça s’entend quand elle dit : « Comment vous portez-vous ? », mais aussi des mots simples comme bonjour. Sa bouche fait quelque chose de net, de précis et le mot sort tout clair, nettoyé et pourtant plus lourd que ceux des autres. Elle n’a pas pris la mouche. Elle a répondu à sa bêtise, sans faire mine de rien. Elle répond toujours. Ils discutent un moment et à la fin de la journée à parler avec les clients de la pluie et du beau temps, et des maladies qui traînent et de la politique des pays étrangers qui augmente le prix du rumsteak, c’est le bruit d’un mot qu’elle a dit qui lui reste. Orage, par exemple. « Vous avez vu l’orage, cette nuit ? » Martin dort les volets clos, mais il l’a entendu tonner. Après le travail, alors qu’il boucle la mentonnière de son casque, cette histoire lui revient. Pris dans la discussion, il n’a pas entendu qu’il parlait de sa chambre, de son lit, de sa nuit, de son obscurité, mais voilà qu’il se demande s’il n’a pas créé un malaise dans le magasin…

On ne peut pas se le cacher : sur la longueur Martine-Carole décarochait sérieusement. Sa tendance à la paranoïa ne datait pas d’hier, mais longtemps, elle s’était tenue dans un format acceptable, justifié presque, et l’on plaignait Martine-Carole d’être à ce point maltraitée, mal comprise, dans son travail, sa famille et ses amours. Mais avec la retraite, les contours de cette malheureuse tendance s’étaient affirmés, et rien ne retenait plus Martine-Carole de lancer d’acerbes accusations sur son entourage. Cependant, ces dernières étaient si farfelues que nul ne pouvait y prêter foi, ni s’en trouver blessé. La dernière en date consistait en un tourment incessant dans lequel Martine-Carole semblait emmitouflée pour tout l’hiver, au sujet du contenu du coffre-fort de son père, le respectable Eddy-Élie. Elle disait à qui voulait l’entendre que sa malveillante cousine au premier degré, Catherine-Cassandre, l’avait pillé. Cette nouvelle parvenue par ricochets successifs aux oreilles d’Eddy-Élie l’attrista passablement. C’est-à-dire qu’il poussa un profond soupir qui fendit deux ou trois rochers qui se trouvaient là. Il fut incapable de dire clairement ce qui le peinait le plus : de ne jamais avoir eu de coffre-fort ou qu’on put croire qu’il était du genre à se faire escroquer…

Quand Doro dit : J’ai grandi ici avec des parents gentils. Me lever tôt ne me coûte pas, le métier est simple, il me va… Son visage d’enfant Efface un instant Son visage d’homme.


Quand Latifa a dit : En France, pour vivre comme une Française. J’ai entendu le pari dans « Paris »


De Latifa, d’abord, les yeux ourlés Grands et noirs, ils chuchotent Un sourire fier. Elle peut parler Des larmes anciennes Des larmes à l’arrivée Elle fait présent du passé Un sourire fier.

Quand j’ai vu Housseyni, je me suis dit :

Est-ce qu’il parle tout seul ? Est-ce qu’il a une oreillette ?

Je ne crois pas qu’il ait une oreillette

Je ne crois pas qu’il parle tout seul

À l’opéra, parfois, les bonnes parlent au public

Mais ici, à qui parle Housseyni ? 

À l'adolescence 

Je ne voyais souvent des montagnes

Que leur qualité d’empêcheuses

De tourner en rond


Alors que je tournais en rond

Aveugle au possible

Qu'ouvre le mot empêchement 

Quand au printemps la roche éclate


Fendue comme la paupière

D'un adversaire colossal

Qu'un mince filet d'eau défait 

En quittant la place


Dont on l'avait cru prisonnier

Voilà assez longtemps que je ne l’ai plus vue Elle ne peut manquer, on l’aura retenue

Je me demande si l’hiver a trop duré…

Il se peut cependant qu’elle ait tourné la page À moins qu’elle n’ait pris un tout autre visage À trop garder les noms, j’ai oublié les jours Mais vous voilà, en somme, et vous lui ressemblez

            Je lui ressemble en quoi ? Vous êtes une femme Comme elle vous venez de l’en haut, du dehors            

Et cela vous suffit ?

N’est-ce pas suffisant ?           

Elle est tombée aussi ?

Ne tombons-nous pas tous 

Par manque d’attention ou bien par gravité ?

De ce qui advient Mon œil à présent Ne peut perdre rien L'apparition seule m'importe


L'aguet ne connaît Avant ni après La brume les cache Le vent les emporte

Au‐delà des fleuves

Le royaume des morts, l'Hadès Le royaume du dieu Hadès Son nom, la dernière adresse

La chute ne se fait pas attendre Après une brusque secousse Je tombe tout droit Les pieds devant

Instinctivement Mes bras se replient Comme pour m'éteindre Dans un sarcophage


Mes mains se protègent De l'abrasion Des bords invisibles De ce puits sans fond

L’entrée des Enfers Je voyais ça plane Un lac sous la roche Invisible à l’œil Vivant au soleil Mais flagrants aux ombres


Une trappe finalement Dans un passage parisien ? Je n’avais demandé qu’à me laver les mains

Elle a dit « en bas » Avec un geste vers le bas Bref et sans appel J’ai cru qu’une trappe S’ouvrait sous mes pieds

Une idée derrière la tête Emprunte un passage  N’importe lequel Panoramas, Verdeau, Choiseul

Leur patient passeur attitré Pose sa main de courants d’air À la place de ton idée

Dans le mot HIVER L’H et le V soufflent Sur les doigts gelés Quant au E, il naît De la buée blanchie du I Dans l’R de la fin

Temps de retrouvailles Avec un livre délaissé

L'eau des pages où je me plonge À nouveau n'a pas refroidi

L'amitié seule A de ces patiences

Depuis que David Lynch est trépassé, il clignote Dans chaque néon En particulier Au fond du troisième sous-sol De notre parking

Retour au pays aimé De loin en secret. La peur De ne pas te reconnaître S’efface devant notre étrange Parenté. Je viens en sœur Et la grande eau qui te traverse Me porte au-delà de moi, m’aime.

La rencontre toujours neuve

Du fleuve avec l’océan

Les dieux rodent dans l’air libres

Le beau carnet vierge À pages d’ivoire Qu’on osait à peine toucher Dans lequel on n’écrivait pas On en caressait le papier Rêvant au mot pour l’effleurer En vain, longuement. Sa couverture s’est froissée Enfin les poèmes Encore hésitants s’y inscrivent Passagers timides d’un voyage Mal organisé Leurs lignes droites, claires, franches Bientôt se penchent et s’embrouillent Leurs caractères se disputent Se heurtent ou s’espacent Leurs mots abandonnent des tâches D’encre comme les détritus D’un déjeuner sur l’herbe maigre Des aventuriers se détachent Du groupe et visitent à leur gré Des villes sans intérêt Des versants obscurs Prennent la tangente Ne reviendront plus.Leur échappée sauve Le carnet de sa flétrissure Et de sa tristesse De lettre sans destinataire.

Du grand froid j’attends Une épiphanie La montagne en moi Se fend d’un sourire

J’ai fait une annonce

Ce matin, nous allons lire tout un livre.

Je voulais que les élèves se voient

Lire tout un livre

Un poème après l’autre en un matin

L’oreille collée au sol pour entendre

Une voix vieille de mille sept cents ans

Une voix chinoise

Une voix poète

Et par-dessus une autre américaine

Des années soixante

Qui la traduisait

Et encore une autre

En version française

Mêlant notre pensée aux siècles

Traversés, comme eux

On l’a lu et relu, donc lu

Comme on lit pour soi et pour d’autres

Couché sur la terre

Les yeux dans le ciel

Changeant, immuable.

On ne possède pas un arbre Il se tient à côté de nous Il faut remercier pour les fruits Tous les jours du printemps, de l’été Et ne jamais oublier qu’en hiver Il est à son profond travail

J’ai lu à voix haute Le conte qu’il avait écrit Alors, à sa grande surprise Il l’a entendu Alors, à ma grande surprise Je n’étais plus seule

Au comptoir un homme Dit « Comme dans un champs de roses » … J'ignore lequel J'ignore pourquoi Mais soudain le café embaume

Différencions La calomnie à langue de vipère Du délire sans queue ni tête Qui mord pourtant qui le profère

Les marionnettes Plus minces encor que leurs ombres Portent des siècles de légendes Sur l'écran qui tremble Entre le Dalang Et les spectateurs. Leurs longs bras rigides Connaissent les coups et les contre Les étreintes étroites, lâches Les danses follement hardiesse. On entrevoit plus d'épaisseur Dans leurs silhouettes de crêpes trouées Que dans l'ensemble disparate De nos vies

Aux squelettes glacés des arbres Les lourdes grappes de pigeons Faisaient des branches des fissures Sur les immeubles du matin Et sur le matin lui-même La journée tremblait d’avance Comme un reflet dans une flaque Au soir, de cette occupation Plus trace, sauf un homme seul Engoncé dans les plumes grises D’un vieil édredon repoussant

Une main me borde Une voix s’inquiète C’est l’enfant qui est malade Dans le grand vieux corps

Après une nuit de toux et de glaires L'enfant arbore un grand sourire clair Il sait à présent que les dinosaures Existent à la surface de la terre Ils n'ont pas disparu. Ils sont cachés Dans le fond de sa poitrine qu'ils encombrent Et dont ils sortent à grand bruit, tout petits.

Pour consolation Du bruit des graviers de l'été Sous les roues de ma bicyclette : Deux cuillères de sucre roux Dans un yaourt blanc.

Le sol froid et dur Un point de butée À la fièvre avec qui tout tangue 

 

Il a crié au téléphone « Tu m’as forcé à la prendre ! » Moi, j’ai fait ce vœu : Puisse sa petite enfant blonde Penser qu’il parlait De la table de multiplication.

Posant ma joue sur l'édredon De ta maladie Je me rappelle tout à coup Ces heures de veille à l'enfance Couchée pattes-en-rond Pour guetter l'adulte alité (Cette étrangeté !)  De près, sans broncher Avec la science simple Des animaux familiers

L’insatiable curiosité De la tourterelle turque Pour l’intimité de la chambre Que puis-je en dire ?

Noire dans le fin croissant d’or On a voulu voir La face cachée de la lune

Une fois les feux de Bengale éteints Les illuminations remisées Le jour, Bon dernier, Rallonge…

Nés de la forêt de givre Les divins moutons Neufs comme l’an Paissent en pays de paix

Et maintenant voici comment Le roi quitta ce prédicament  Pour un autre, encore plus grand.

Un jour qu’il va déambulant  Dans la grande galerie   Où il tient réunis Tous les portraits de la défunte reine,  Il tombe nez à nez Avec un inédit. La reine y figure Dans sa prime jeunesse  Coiffée de ses deux tresses Au milieu d’un jardin  Elle joue avec un petit chien Dameret  Et une balle d’or (Qui peut dire d’où elle sort ?)

Surpris, charmé, hypnotisé Le roi s’approche du tableau Qu’il voudrait embrasser Jusqu’à se casser le nez  Sur la vitre ! Ceci n'est pas un tableau  Mais la vie :Le jardin merveilleux, son jardin  Une beauté fraîche et vive s’y trouve Qui sans doute possible éprouve Celle de l’ancienne reine. 

Le peuple, un temps amusé

Par ce noble défilé

S’ennuie maintenant et gronde.

Pour distraire ce petit monde

On essaie les roturières, les top models, les stars de la pop, les militantes écologistes, les présentatrices du journal de 20 h, les héritières tape à l’œil, les influenceuses, les gymnastes des pays de l’Est, les éphémères de la télé-réalité, les marathoniennes, les militantes antispécistes spécialisées en chatons, les rescapées de catastrophes naturelles, les tricoteuses du Guinness Book des Records, les membres féminins de l’association des amis de l’Âne en général, n’importe laquelle des starlettes d’un jour arrivées premières à un concours de circonstances un tant soit peu médiatisé.

Rien n’y fait, cependant

Pour les ministres, l’échec est cuisant

Le peuple s’en est retourné

À son triste train-train tout en traînant les pieds

C’est l’impasse et le temps passant n’arrange rien

On peut dire que nous sommes

Au point mort

Le roi ayant enfermé

Le royaume dans le cercueil

De la reine inégalée.

Le coup est rude pour le roi : Il n’avait pas vu le temps passer Il n’avait pas vu davantage Les dommages de son veuvage Pour le pays et le voisinage Sa renommée son entourage Bref, il consent au remariage Les ministres sitôt s’empressent À lui dégotter des princesses

Aucune ne convient C’est que le roi se souvient De la promesse à la reine Mais, Les princesses sur le marché ne sont ni Plus sages ni plus belles qu’elle.


Le stock des Majestés étant épuisé, Les ministres et les conseillers Se tournent vers les duchesses, les comtesses, Les marquises, les baronnesses… Sans plus de success.

 

« C’est par la fortitude Qu’un ministre avisé Ramène la quiétude Au royaume délaissé »


Notre ministre en chef Sensible au désarroi Du royaume aux abois Va toquer derechef à la porte du roi


— Qui vient troubler mon silence — C’est moi qui demande audience… — Je n’en accorde plus — C’est qu’il y a urgence — Je n’y suis pour personne — Sire c’est que l’heure sonne Des pires calamités La guerre est à nos portes Les espions colportent Le conte de notre déclin

L’alliance est urgente Avec notre voisin Un mariage… — Je suis marié déjà — Hélas, vous êtes veuf… — Cet état est tout neuf — Voilà neuf ans de ça


Le deuil du roi dure sept années.


Le roi s’est enfermé dans ses appartements.

Il ne voit plus que l’âne, de temps en temps.

Son chagrin hurle à faire trembler les portes

Puis sa douleur se tait, si bien qu’on la croit morte

Mais elle reprend de plus belle le soir


Tout le royaume est habillé de noir

Les enfants se sont vu dénier le droit de rire

Les blagues de circuler, les bals de retentir

Le peuple initialement

Compréhensif et patient,

Le peuple commence à trouver que cela dure…

Le peuple voudrait bien pouvoir se marier,

Et faire des enfants

Chanter à pleine voix

Boire un verre le soir en terrasse,

Vivre en un mot, autrement qu’on trépasse…

 

Alors les ministres et les conseillers,

Vers qui les plaintes affluent

Se décident à déranger

Leur souverain éperdu.

Le roi ne les reçoit pas

Ni cinq sur cinq

Ni même un seul

Il est à sa peine

Il n’a plus d’oreille

Sauf pour feu la reine…


Il y a deux ou trois cafés où j’installe un bureau de fortune pour la matinée, voire la journée. Je ne bouge pas de la petite table et les tasses se succèdent au rythme des rendez-vous, à moins que ce ne soit l’inverse. Je suis un peu comme Monsieur Choufleuri, le héros Offenbacchien qui se choisit un jour pour « rester chez lui » à la mode de la haute société du XIXe. La table du café, c’est la table des dessins et des devoirs de l’enfance, une histoire familiale. Pour peu que l’établissement ne soit pas trop snob, j’y suis chez moi, chez moi véritablement et non « comme chez moi ». Je parle avec les habitués, les garçons, les patronnes. Je jette un œil dans le Parisien, qui n’est jamais qu’une presse régionale comme une autre. Entre deux visites, mon esprit retrouve le flux très ancien des pensées qui coule avec le même fracas paisible que ce torrent de montagne auprès duquel je crois avoir grandi, ami immuable, témoin infaillible. Élus selon des critères en apparence bien définis (à l’angle de deux rues, avec un comptoir fréquenté, idéalement sans musique…), mais dont une part demeure obscure, ces établissements de confiance se comptent donc sur les doigts d’une main. Je m’y rends les yeux fermés, et, tôt le matin, c’est à peine une métaphore. L’autre jour, j’avais donné rendez-vous en deuxième heure à un grand élève pour faire un point sur son mémoire. Le jeune homme étant fort ponctuel, je m’étonne de ne pas l’avoir vu passer la porte à 11 h tapantes, en relevant le nez de mon livre une dizaine de minutes plus tard. Il m’a laissé des messages : il ne trouve pas. Le café portant le nom de la place où il se trouve et de la station de métro qui la dessert, je ne comprends pas ce qui l’en empêche. Après avoir redit cette adresse pléonasmique, je me lance dans une localisation par repères : en face de la pharmacie, à l’angle de l’avenue… Il arrive bien vite et m’explique que son GPS l’a envoyé à l’Hôtel Ibis du même nom. Je blague un peu autour des dispositions de tutrice-prédatrice qui me porteraient à fixer des rendez-vous dans ce genre d’établissements. Je note in petto que je relirais bien l’Hôtel du Libre-échange et nous nous mettons en travail. Il y a quelques semaines, je lui ai signalé que nous devions reformuler notre relation, ce qui est fréquent dans ce type d’accompagnement au long cours. Je constate avec une certaine satisfaction que nous y sommes parvenus de concert, quittant le modèle d’un éperonnage systématique, au profit d’une régularité de travail qu’il supporte seul désormais. C’est en sortant du café que je m’aperçois à son auvent qu’il a changé de nom. Raison pour laquelle mon élève avait peiné à le trouver : le lieu s’appelle désormais « Chez Maman » …

Une boucle d’oreille de perle oblongue surmontée d’un nœud de ruban noir. La ride du lion sur ce front jeune et pure traduit l’application, davantage que l’effort, pour tenir, par les cheveux, la tête dont elle tranche la gorge.

Une fleur blanche dans une tignasse noire. Un visage trop grandi. Le nez bosselé du dedans, le front marqué d’un épais pli, mais la peau juvénile encore. L’épaule nue lui fait presque un crâne contre la joue, tant le bras est arqué. Les mains elles-mêmes, surprises, au point que les doigts semblent en désordre, soulignant la malformation de l’ensemble devinée au premier regard. Le jeune homme porte une chemise blanche, mais un drapé noir en dissimule les trois-quarts. Sur ce pan obscure les nervures des feuilles seules attrapent un peu de lumière, mais alors, on croirait des racines maigres. Dans un vase de verre trempe un bouquet de noir et de blanc, et sur la tige qui trempe dans l’eau, une feuille oubliée rappelle un oiseau mort. Restent deux cerises rouges, d’un été qu’on croyait révolu.

Un jeune homme imberbe. Très brun de cheveux et de sourcils. Les mèches en abondance sur le front, l’oreille et la nuque. Les yeux aussi, noirs, presque ourlés par l’ombre d’un cerne sans fatigue. Ils tombent un peu, sous d’épaisses paupières roses, comme au sortir du sommeil, on reste longtemps piégé dans le souvenir d’un rêve. Rondeur des lèvres, du nez et de la face. Sans la puissance des muscles entourant la clavicule et l’épaule dénudées, on pourrait croire un petit garçon. Le torse lisse est caché par l’imposante corbeille de fruits qu’il tient d’un seul bras. Les plis de l’ample chemise dérobent le volume véritable des biceps, mais le poignet est assez large, ainsi que la main… Quant aux fruits, ils sont de l’été tardif et de l’automne naissant. Cette cueillette unique qui se perd d’un jour, l’autre.

Rossini se joue en équipe, chacun à son poste et avec une seule balle. C’est peut-être à force de le répéter à longueur de cours, qu’est venue l’idée d’en faire tirer une en l’air avant la strette finale.

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