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  • Photo du rédacteurEmmanuelle Cordoliani

ÉCRIRE LE PRINTEMPS XV

Dernière mise à jour : 4 avr.



Je longe un étrange champ orange, croise des enfants bottés qui savent apprécier les fossés d’eau boueuse, creusés dans le chemin par des quads démoniaques, compare les verts qui se  coudoient sans ménagement d’une touffe d’herbe à un buisson plein de raffut  d’oiseaux, compte au loin trois carrés de colza qui donnent à penser que pour  cette courtine, il fallait passer les restes d’une pelote de laine jaune citron, remarque les tessons de briques et de carrelage qui nivellent les inégalités criantes du sentier raide… et tout le temps je me demande ce qu’écrirait Françoise Renaud. Ces lignes viennent en quelque sorte par invocation. Elles sont trop apprêtées pour être honnêtes. Je renouvelle le souhait de consacrer un atelier  de L’Inventarium à la description de la nature, si seulement je savais par où commencer…


D'Alice

Je suis retournée dans la maison, la si belle maison du Perche, où j’ai commencé à écrire Alice chut ! voilà bien trop longtemps. Le titre en était alors Alice A.,  référence directe (enfin, telle me semblait) à la maladie d’Alzheimer que sa  famille un peu pressée diagnostique à Alice. Cette dernière, il faut bien  l’admettre, à une tendance de plus en plus marquée à les confondre avec des  personnages du roman éponyme de Lewis Carrol et tombe régulièrement dans divers trous de mémoire, bouche de métro, rêveries sans fond… Cependant, sa relation avec son petit-fils (entre 4 et 6 ans) inscrit ses troubles dans un équilibre ludique et poétique, bien que non dénué d’angoisses, par ailleurs. Ce résumé laborieux pourra difficilement passer pour un book proposal, comme dit François Bon, un résumé des opérations destiné aux maisons d’édition… Mais une quatrième de couverture pourrait ressembler à :

Alice a Alzheimer dit la famille.
Alice a le syndrome de Todd dit la Chenille.
Malice est le pays d’émerveille, j’ai dit.

Dans la belle maison, j’ai emporté mon cahier du commencement, un bel objet offert par Jérôme Billy, du genre de ceux où, autrefois, je n’osais pas écrire. Mais pour Alice A. (dont le titre est devenu : Alice chut ! jusqu'à preuve du contraire), j’ai su immédiatement qu’il fallait marquer le coup et profiter des pages colorées pour mélanger les découpages, les dessins, les textes… Ce bricolage est une étape du travail. Il n’a pas vocation au partage. Il m’a offert l’espace de jouer à écrire, pour me tenir au plus près du narrateur principal, l’enfant, donc. Pendant ces Pâques, j’espérais compléter une grille de poèmes en trois vers qui, chacun sur un sujet fixe (les vêtements, les courses, le plan de la maison, la chute), devraient donner la mesure de l’« éloignement » d’Alice. Je me suis exécutée docilement et me voilà avec une réserve de poèmes sous le bras. J’en suis profondément mécontente, mais je sais très bien passer ce genre de désagréments. Plus avant, je suis troublée par mon insistance à superposer à mes écrits linéaires des formes de scansions (ce que sont amenés à devenir ces poèmes, une fois répartis entre les chapitres). J’ai joué le même coup sur le Sérail, avec une « réserve d’eau » (des textes sur l’eau dont certains ont été enregistrés ici par Stéphane Mercoyrol). Est-ce la marque du conte, de la comptine (espèce de marque de la bête ?)… ou d’une sorte d’obsession pour le contrepoint, c’est-à-dire une terreur de l’univoque. J’utilise cette technique du stasimon (il doit y avoir un mot plus approprié, mais je l'ai perdu comme un enfant au supermarché et j'attends vainement une annonce qui m'indiquerait où le retrouver), dans les spectacles que j’écris pour les élèves du CNSMDP. Je cherche sûrement quelque chose de rythmique dans la forme puisque je suis à peu près certaine d’en être incapable au cœur de l’écriture même. Cette affirmation également n’est qu’une vague perception de mon geste, elle a l’air juste parce qu’elle est critique et grincheuse, mais au fond, je n’en sais rien. J’ai fait comme j’avais dit. J’ai complété le manuscrit dans la belle maison. Maintenant, je m’en vais faire une sortie papier, et avec des ciseaux et des feutres, passer à l’étape suivante. Finir. Éditer. Pas aux Fées fâchées, Alice chut ! ne rentre pas dans le cahier des charges. Faire éditer ? Qui pourrait bien s’intéresser à une bizarrerie pareille ? Éditer, ranger entre deux livres. Et puis rouvrir le deuxième volet du triptyque, autre maison de vacances.


... le maître apparaît

J’apporte en cours de dramaturgie deux extraits d’un petit livre, De la Parole au Chant, ouvrage collectif coordonné par George Banu, au temps où j’étais élève au CNSAD. Ma main l’a pris sur l’étagère la plus haute de la bibliothèque, ce matin, pour ma surprise. Un autre programme était prévu déjà, un travail du je avec les accents étrangers dans leurs langues mêmes… Mais la main fourre d’autorité le livre dans mon sac. Arrivée au CRD bien en avance, tel est mon plaisir, je l’ouvre et tombe sur un bref entretien avec Stuart Seide. Plus tard, quand les élèves le lisent, je mesure à quel point je l’ai connu par cœur — le professeur et son texte —. La salle de cours est une chambre d’échos. Il n’y en a jamais qu’une seule, celle où l’on apprend, que ce soit de ou à l’autre et chaque personne qui s’y trouve occupe simultanément les deux positions en continu, parfois sans même s’en apercevoir. Mon admiration et ma reconnaissance sont telles pour ce professeur dont j’ai convoité l’enseignement avant même de rentrer dans l’école, du fond de ma province, pour quelques mots qu’il avait écrits dans la brochure pour le présenter. Je désirais ardemment son savoir, son intelligence de et avec Shakespeare — cette façon de parler couramment les idées d’un poète — son approche très ouvertement technique du jeu, sa triple casquette d’enseignant, metteur en scène, acteur, sa relation si simple à l’organisation du temps, sa capacité à ne pas confondre le bois de chauffage et l’amourette (« Jusqu’à mai, on travaille, après on organise les Journées de juin, c’est autre chose ») et sa droiture à demeurer un interlocuteur intransigeant sur l’essentiel : ce qui fait théâtre, son humilité à admettre ses limites dans certains répertoires, par goût ou méconnaissance ou incompréhension (« Je viens de trop loin pour comprendre l’intrigue du Mariage de Figaro, ça part dans tous les sens ») et à accepter de les mettre malgré cela au travail.

À lire ces mots, mes mots, je m’étonne un peu de ne pas avoir cherché à le fréquenter, toutes ces années, mais un peu seulement. Je l’emporte partout avec moi, comme ce petit livre bleu dont j’essaie de prélever quelques pages dans un corps à corps renouvelé sur une base hebdomadaire avec la photocopieuse — sorte de Combat de Tancrède au CRD — et qui fait de moi, encore une fois, sa championne, celle qui porte ses couleurs et qui remonte à cheval chaque fois qu’elle tombe.


Affaires courantes

  • Finalisation du Journal d’un Mot an [IV]

  • 470 propositions dans le CARNET DES JOURS SUIVANTS

  • Remise aux calendes de la résidence d’écriture Gaboriau à Sauveterre. Je me réjouissais de retrouver Will et Camille à Jonzac, d’embarquer Xavier sur leur terre, mais l’intendance qui devrait précéder ne suit pas. L’idée est belle d’y aller lire La Corde au cou et d’écrire à côté le deuxième volet du Triptyque. Mais il faut pour ce genre d’affaires un peu plus qu’une idée et le mois de mai semble de plus en plus impropre à porter ce genre de projet d’envergure. Je pense avec une grande (n)ostalgie à mon mois d’avril à Sofia, il y a déjà dix ans. Ne sait quand reviendra pareille occasion. Ce sont toujours sur ses fondations que je construis la maison d’écriture et une autre, drôlement plus matérielle, a bien besoin d’une nouvelle solive. Renoncer coûte moins qu’avant. Le soulagement qui accompagne l’annulation d’un événement, je ne l’écarte plus d’un revers de main, je l’accueille, il est la meilleure pierre angulaire qui soit pour l’avenir.

Écrire l'été
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