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  • Photo du rédacteurEmmanuelle Cordoliani

ÉCRIRE L’ÉTÉ XI




Les propositions des #40jours, j’ai bien l’intention des les prendre à rebrousse. Certaines sont sautées : j’y ai déjà assez joué ailleurs. L’enfance, l’écriture de l’enfance, c’est presque tout le point de Alice chut ! Mais en lisant les scènes d’Enfance berlinoise de Walter Benjamin, je pense à un texte envoyé récemment par mon ami Pierre :

Sur le cosy de la maison à la campagne s’étalaient des romans d’Henri Vincenot, Pierre Jakez Hélias, Hervé Bazin et San Antonio. Ce n’est jamais complètement un hasard, ces ouvrages qu’on livre aux assauts de l’humidité, du froid, de l’oubli et qui paraissent servir surtout à réchauffer l’enfant qui sous les draps moites se réchauffe d’une brique enveloppée dans des torchons. Le mot billebaude est resté là-bas, pure incantation d’enfance champenoise. Ce n’est qu’aujourd’hui que j’en ai cherché le sens. Des quatre auteurs je n’ai fréquenté que San Antonio. La vie aurait été sûrement différente si j’avais persisté avec les autres. Mais leurs mots ne servaient qu’à mesurer avant de dormir l’abîme qui me séparait encore du monde des adultes que ça intéressait. Alors je pouvais m’endormir entre le cosy et la brique.

Devant l’écriture de l’un et de l’autre, que j’estime tant, je reste un moment les bras ballants. Que faire ? Que faire après ça ? Avec ça ? Que faire à présent ?

Je pense autrement aux Fées fâchées. Tout ça est très lent à se mettre en place : encore un chantier d’interstices. Dans le meilleur des cas, je vais sortir les trois premières années du Journal d’un mot un an plus tard que ce que j’avais envisagé initialement. Ce n’est pas vraiment un écrit qui se date, mais je m’en éloigne... Le texte de Pierre que le Cosy et une récente discussion avec Alexandre sur le devenir de ses articles du Subtil de l’épée, me donnent à penser que cette toute petite maison d’édition servira aussi à d’autres. C’est un réconfort. Je ne souhaite pas vivre seule dans mes pages.

Un des romans de Gaboriau porte le titre La dégringolade. Est-ce que je l’ai jamais su ? Est-ce que je l’avais oublié? Franche dégringolade est le titre que j’ai donné récemment à un texte sur la Chenille. Texte qui trace son arrivée à Sauveterre, trou du cul officiel de son monde. La (re) lecture et l’annotation des romans de Gaboriau sont un des chantiers incontournables pour broder Sauveterre et le Squat Sang noir, deux volets sur trois de la trilogie escomptée.

Je renoue avec la pratique quotidienne du Journal d’un mot, interrompue comme tout le reste par les #40JOURS. Je suis très touchée de voir tant de personnes au rendez-vous du premier billet. Je sais écrire sans les encouragements, je sais écrire seule. Ce n’est pas parce qu’on n’a pas peur de la solitude qu’on en connaît la quiétude profonde qu’on n’apprécie pas les visites amicales. Certains des commentaires me font l’effet de la dernière visite de Romain Dumas, le compositeur, pour notre résidence annuelle de travail. L’effet d’une visite de plusieurs jours. Nous envisageons un récitant chic pour la création et l’enregistrement de l’Arbre qui devint. J’évoque un nom désiré, une Rolls, vraiment, mais en vérité, je m’inquiète de ce qui sera fait de mon travail. J’ai peur que la proposition paraisse dérisoire à qui ne me connaît pas. Tentative de versification sur une période de quatre siècles... Presque simultanément, l’occasion de dire un de mes poèmes dans le cadre du concert l’ABC de Bach, de sentir la salle à ce moment-là, me remet au travail, en chemin. C’est faux. La peur n’arrête jamais mon travail. Elle l’encombre seulement.

À la Colline aux livres, j’ai fait un casse de début de mois, comme à l’époque où je dilapidais en cinq jours ma pauvre bourse d’étudiante en bouquins et en places de théâtre pour me nourrir ensuite de Cornflakes au lait (j’avais la croyance que j’éviterais ainsi toute carence...) et me rendre à pied à la fac de Chambéry au beau milieu de l’hiver neigeux. Tout séduit dans cette adorable petite maison de pierres, où le libraire est également chanteur et prof de musiques actuelles... Une grande table vouée à l’écopoétique, un étage pour exposer les poèmes de Benoît Caudoux (dont je lis Géographie avec une joie très pure, de celle des enchantements, comme d’autres fois avec Bailly, dans ce même genre de l’essai poétique), des livres anciens, des jeux... Je découvre (il n’est jamais trop tard) l’œuvre d’éditeur de Roger Morel et notamment les Célébrations. Il fait œuvre d’encyclopédiste, commandant à des auteurs de petits livres denses sur des sujets comme :

Célébration de l’art militaire, par Maurice Lelong et 99 bons auteurs bénévoles Célébration du rouge-gorge, par Loys Masson Célébration de la Sardine, par Guy Ganachaud... Je repars avec Bien Dire et Bien Rêver, comptant bien faire de l’un et de l’autre, mon beurre, d’autrice du Journal d’un mot, de microéditrice.

Écrire avec de la jugeote, plutôt qu’avec de la bougeotte. Voilà comment je vois l’année prochaine. Quand le temps béni de l’été, des vacances aux mille pages s’arrêtera. J’ai changé. Ce mois d’août m’est donné pour prendre la mesure de ces changements, apprendre à marcher dans l’état où je me trouve à présent — comme on doit apprendre à vivre avec 10 kg en moins. L’analogie n’est pas vaine : je vais plus légère en écriture. D’abord parce que le travail technique de dactylo où j’ai persévéré me met à présent presque en mesure d’écrire à la vitesse où j’énonce. Mais aussi parce qu’il m’a permis de renouveler ma relation au clavier. Avant ce temps de formation (qui s’étale sur presque un an et demi), la saisie était un pâle avatar de la calligraphie. Du papier et du stylo, tout me manquait (le contact, le son, la mesure du temps, l’épaisseur) et l’élaboration différait vraiment d’un support à l’autre. Il en va autrement à présent. Taper avec dix doigts a remis la sensualité au cœur du geste d’écrire. Le son également, plus régulier, raconte quelque chose de proche de ce jeu. Qui consiste à ne pas lever la main du papier. C’est le retour d’une intimité qui n’était réellement possible qu’en passant d’abord par le carnet. Un autre changement majeur, c’est la prise de conscience de plus en plus claire de la différence qui existe entre ce que j’aime lire, ce que j’ai besoin de lire, ce que je veux lire et ce que j’aime (ai besoin, veux) écrire. Mes goûts littéraires, vastes, ma curiosité, grande, m’ont entraînée dans de nombreuses chasses au Snark et alimenté à chaque page que j’écrivais le sentiment de trahir, de manquer, de ne pas, de passer à côté... Je confonds moins. Certains textes, brillants, certains sujets, passionnants, j’en suis la lectrice. Mais j’écris dans la pièce d’à côté, en quelque sorte. Je sens mieux ce que je ne ferai pas. Sur les conseils éclairés de Romain, l’exceptionnel (à tous points de vue) libraire de La Colline aux livres à Flavigny-sur-Ozerain, j’ai lu La Rivière draguée. Ce texte, plein de qualités, je remarque qu’il est dépourvu d’une chose qui m’importe quand j’écris, qui m’importe à présent plus que tout : la fatigue de l’écriture — au sens où on dit tous les jours tant que dure l’été : fatigue la salade —. Plus simplement, je pourrais dire que mon travail en mise en scène, son éthique, sa méthodologie, son art, commence enfin à dialoguer avec mon travail d’écriture. Ça fait beaucoup de changements qui s’allient en un grand changement. Je sais que la confiance renouvelée de certain.es ami.es du Tiers-Livre est pour beaucoup dans cet essor (c’est vraiment comme ça que je le ressens).

Écrire l'été
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