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  • Photo du rédacteurEmmanuelle Cordoliani

ÉCRIRE L'HIVER XXIV



Imaginez qu'Ovide réclame un copyright sur l'amour Homère sur la guerre, Dante sur l'enfer Euripide sur la vengeance, Rabelais sur la goinfrerie Jean sur l'apocalypse, et tant d'autres encore.

Comme vous le voyez, il n'y a pas un seul sujet intéressant

qui ne soit déjà pris. Alors, on danse ?


Dany Laferrière / L'art de la chronique (extrait)


Où confusément, la nécessité d’un journal privé réapparaît. Ou plutôt, son utilité, mais cette fois-ci non plus comme un outil pour écrire (pour écrire chaque jour, précisément, dès que la plume se pose sur le papier, pour disséquer ce qui semble d’abord intangible, opaque, hermétique, ces choses que l’on ressent et qui sautent à la figure, pour les ressentir plus finement, pour les percevoir au lieu de les ressentir, pour trouver y compris dans la contemplation quelque chose qui demeure actif, pour rendre aux émotions leur nature de terrain meuble…), ça, je l’ai fait pendant plusieurs années avec une régularité pendulaire et ce travail se poursuit depuis au grand jour, par le biais des entrées du Journal d’un Mot, du Carnet, des chroniques ou de la fiction… Non, aujourd’hui, le journal privé servirait à la mémoire, au rappel, il serait utile à vivre. Il m’aiderait à me souvenir qu’on ne peut pas faire l’économie de l’éprouvé, pas sempiternellement, ou alors on accepte de passer dans un intellectualisme qui se prétend sans corps et demeure, de facto, sans effet autre que de lointaines somatisations. Quand on joue sur le théâtre, l’exercice doit être pratiqué pour être effectif, audible, visible, fertile. Son énoncé ne suffit pas. Par exemple, l’exercice de la phrase minimale : pour se mettre en bouche une très longue phrase où abondent les métaphores, les inversions, les relatives… on la réduit à son strict minimum.

Puis, on la dit ainsi, toute nue presque : Je voudrais ramper vers ta personne. Quand elle est bien stable, on remet l’inversion : Je voudrais vers ta personne ramper. Alors, on ajoute un élément (bien sûr, le choix de cet élément ne sera pas anodin dans le phrasé final. Avec le temps, ce choix se fera judicieux, même si, avec davantage d’expérience encore, on lui préférera la surprise, qu’on sera en mesure d’accueillir, de l’importance d’un élément qu’on aurait cru d’abord superflu, ou, au moins, secondaire).

Ainsi je voudrais, une nuit,

Quand l’heure des voluptés sonne,

Vers les trésors de ta personne,

Comme un lâche, ramper sans bruit

On dit la phrase à nouveau avec cet élément supplémentaire : Je voudrais vers ta personne, ramper sans bruit. Et ainsi de suite. Jusqu’à ce que tout le texte soit reconstitué, comme le puzzle qu’est toute phrase et en prenant bien garde à ce que rien de mécanique n’advienne dans ce processus. Il faut entendre, à chaque fois, la nouvelle phrase assemblée, avant de lui adjoindre un autre segment. Je voudrais vers ta personne, comme un lâche, ramper sans bruit.

Le plus beau, c’est que ça vaut aussi avec les phrases brèves. Ainsi, le coup de génie de Marivaux lorsqu’Araminte découvre le jeune homme dont on lui a si bien fait l’article :

« C’est là lui ! ». Il faut prendre le temps de dire : « C’est lui ! », d’en mesurer les possibles avant de remettre ce « là » qui épargne à l’actrice beaucoup d’artifices pour jouer le coup de foudre, quand elle sait se contenter de l’entendre et de le laisser résonner.

Et ainsi également du journal, qui nous permet de dire à voix haute, en associant l’encre, à la main, au bras, au dos, à l’idée, il la leste, lui confère un poids de muscle et de son et nous la rend, audible. Il n’y a rien d’obscènement secret dans le journal privé qui s’annonce, mais il n’est pas nécessaire d’assommer sur une base régulière un lectorat amical avec des considérations comme : « une certaine tranquillité d’esprit est indispensable au peu que je souhaite accomplir. Il faut avoir l’humilité de refuser la tentation de la modestie. Une certaine tranquillité d’esprit est indispensable à ce que je souhaite accomplir. » J’ai redit récemment la phrase de Goethe :

On devrait souhaiter à tout homme sensé une certaine dose de poésie. Ce serait le vrai moyen de lui donner de la dignité et de la grâce, quelle que fût sa position.

Eh bien, je gage ici qu’il en va pareillement pour la tranquillité d’esprit. Pour être présente à la tectonique des phrases, à la force tellurique des mots, mieux vaut une adresse fixe, fût-elle un siège dans un train ou une chambre d’hôtel, reconductibles en leurs annexes. Mieux vaut les amitiés solides et les amours profondément enracinées. Ithaque seule offre le grand voyage.

Ce genre de considérations, de rappels doivent trouver leur temps, incompressible, leur place, dans un carnet à ma discrétion.





Écrire l'été
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