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  • Photo du rédacteurEmmanuelle Cordoliani

ÉCRIRE L’HIVER VI


Où es-tu Mélisande ? Le dernier soir répétition avant caméra

LUNDI

Le mot de la semaine c’est [CROISSANT]. Un petit signe d’or. Ce vers est venu, qui est peut-être une expression davantage : nue comme un croissant au beurre. J’en suis tout étonnée : je ne crois pas me démarquer par les coqs à l’âne de mes associations, je suis bien sage et bien pragmatique, bien loin de Dada. Nue comme un croissant au beurre passera pour une licence poétique, mais sa précision pour moi est chirurgicale.

Accueil tranquille de la première proposition de l’atelier d’écriture Non loin de là. Elle est conçue pour délier les poignets. J’ai fait venir la vénérable Sei-Shonagon et ses listes. J’entends les voix des élèves égrainant leurs points de rencontre avec leur personnage… J’espère beaucoup des intitulés au conditionnel, en dépit du caractère affecté que peut prendre le mode — sa surcharge de — i — . Il ouvre un espace qui n’existe pas entre le présent et le futur. Une terre à part, comme celle du subjonctif… Lieux où nous nous rencontrerions…


MARDI

À nouveau, le Jeu verbal de Michel Bernardy durant la 3e heure.

Protase, apodose : les premiers outils de la déclamation, simples, rudimentaires. On les méprise comme les craies grasses des petits quand on passe au crayon, au fusain. Y revenir. Éprouver leur évidence, leur élan. Tomber sur cette phrase de Jouvet qui répond si bien à l’inquiétude d’une élève (là où la plupart sont obsédé. es par l’idée d’être débordé. es par l’émotion du personnage — qui n’est jamais que la leur, assis.es encore dans la salle à se regarder faire, au lieu de faire —, celle-là redoute de ne rien ressentir. Et Jouvet de lui répondre :

Une phrase de Musset, dans son élan, dans sa longueur, donne son sentiment à l’émission, et, si elle est bien dite, tu peux être sûr que l’auditeur sera atteint par le sentiment de cette phrase. Et l’acteur s’apercevra qu’un sentiment jaillira en lui, qui sera juste. C’est d’abord mécanique. La phrase contient tout : la respiration, le sentiment. La phrase est le fait de l’auteur. Quand tu marches sur le bord de la mer, tu vois dans le sable des pas qui ont été tracés par quelqu’un qui est passé avant toi. Suis ces pas, et tâche de les reproduire exactement, d’en reformer l’empreinte. Au bout d’un certain temps, tu auras certainement le rythme de celui qui a marché avant toi, c’est-à-dire exactement le temps qu’il a mis à marcher ; et pas seulement le rythme, si c’est à la même heure, par le même temps, étant donné que le paysage est le même, tu dois être atteint par un même sentiment.

Jouvet, Tragédie classique et théâtre du XIXe siècle


Et moi, comment est-ce que je passe du plateau où je fais à la table antérieure ?


MERCREDI

La semaine dernière François Bon m’a posé un lapin. Il aurait dû m’attendre à l’Harmattan. J’ai enfourché mon vélo dans le froid traversé la ville jusqu’à la rue des écoles, mais le François Bon finalement était encore quelque part dans leur stock de Normandie. Le vendeur m’a demandé si c’était urgent. J’ai ravalé ma frustration et je lui ai dit : quand il y a Proust et Bon sur une même couverture, n’est-il pas malvenu de parler d’urgence ? Je peux vous l’avoir vendredi, m’a-t-il encore dit, mais oh, on a une vie aussi, et puis Gertrude Stein, elle est bien à l’heure. Je reviendrai mercredi. Dont acte, mercredi matin sans l’empereur, sa femme ni le petit prince, je suis allée récupérer Proust est une fiction . Je souligne que si cet ouvrage était édité au Tiers-Livre, je n’aurais pas minablement radiné en l’achetant d’occase. J’ai quand même ouvert le livre avec une certaine mauvaise conscience de retour à la maison. Avec une certaine perplexité, j’y ai découvert la signature de f, assortie d’une dédicace à une femme, que je me suis retenue à temps de rechercher sur Google : on sait trop bien où peuvent nous entraîner ces démarches à la Modiano. Il y a tant d’idées dans cette lecture de Proust ! La première phrase d’ailleurs, est le contraire exact de ma propre sensation :

« Qu’est-ce que Proust sinon ce sentiment diffus d’une vibration du monde, où la réalité la plus élémentaire devient impalpable et mobile ? »

Dans mon Proust, c’est l’impalpable et le mobile qui deviennent des réalités élémentaires… il s’est produit alors quelque chose de rare : dès la troisième ligne, j’ai dû me saisir d’un crayon pour annoter. Il est possible que ce livre sorte un jour de ma bibliothèque pour retourner en Normandie ou Dieu, justement, sait où, mais il devra me passer sur le corps, d’abord — over my dead body, s’entend —.

JEUDI

À vélo, je ne pense à rien. Faux. Je ne pense pas à écrire en ce moment. Je ne suis pas malaxée par une écriture. C’est l’éloignement du manuscrit et du cycle permanent du Tiers Livre, dont je n’ai pas pris le temps d’écouter seulement les dernières propositions. Écrire-Film ? J’en sors un cette semaine ! Ce qui m’apparait, sur mon vélo, c’est que je suis comme si je n’écrivais pas, en ce moment. Et pourtant j’écris. Ce journal, la semaine du CROISSANT. J’écris, je lis et je fais écrire. Mais je ne suis plus malaxée, mâchée, parlée en permanence… Je le note.

Je dois trouver l’édition classique de Notre-Dame de Paris, je m’arrête chez Texture à Laumière, non pas parce qu’elles ont le livre, je n’en sais rien, mais parce que j’aime l’endroit et qu’il est le plus proche. Pas de NDP dans l’édition souhaitée. J’achète Les Années douces de Hiromi Kawakami. Le livre, pas le manga. Je n’ai pas encore tout à fait terminé le précédent. Je suis lestée de Proust et de Bon, j’attends une livraison imposante de Recyclivre : j’amasse en ce moment comme une bête fait du gras pour l’hiver. Cela me met la puce à l’oreille, mais je n’entends pas distinctement ce qu’elle raconte.


VENDREDI

Le passage à la librairie Textures fait jaillir l’envie d’une longue aventure poétique. Une aventure de sommes petites qui s’ajoutent quotidiennement. Un même objet, un même lieu… Et bien sûr il y a de cela dans l’an 4 du Journal d’un mot. Mais la poésie est autre chose. La nudité du croissant au beurre le dit bien. Mais alors que j’ouvre une fenêtre par jour en plus du poème de la Dose de poésie, je sens bien que je ne fais pas encore assez de place.

Jean Santeuil, l’œuvre préparatoire, sine qua non Recherche du Temps perdu, le renoncement à cette publication parce qu’autre chose est à l’œuvre, le pari de la vie point trop brève (toujours Proust est une fiction), je comprends bien cela, à moindre envergure, mais tout de même, je le comprends bien. C’est un apaisement de lire ces quelques lignes. Le renoncement est l’outil magique de la Technique Alexander telle que transmise par Renaude Gosset. C’est qu’il y a les sirènes, mais également le bruit de la rame dans l’eau. Il faut bien (s’)écouter.


SAMEDI

Je pratique le texte libre. Projet d’écriture sans sujet imposé. Mention possible dans la marge : secret. Tous les genres littéraires peuvent être exploités. Pas de contraintes. J’évoque le pouvoir thérapeutique de l’écriture : vider ce qu’on a dans le ventre, mettre en mots soulage, un peu. Ils me racontent le suicide, le viol, leurs peurs, les intrusions nocturnes alcoolisées paternelles, les parloirs, la séparation, la mort, l’inceste. Je photocopie des extraits pour le médecin scolaire. Je brise le serment du secret. Et parfois j’apprends par hasard qu’une procédure est en cours. Aurélia Bécuwe, Babeluttes, Conspirations

Pendant les premiers mois de l’écriture de ce journal, j’étais effrayée par la pensée de la redite. Plus exactement, je crois que ce qui me fait peur c’est le ressassement et son extension, le perdre-la-boule. Ce matin, mon compagnon a rapporté La Crise de la pensée de Valéry, dont un exemplaire s’illustre dans notre bibliothèque depuis six ans déjà. Ce doublement, banal, me ramène à cette question de la vérification, de l’énonciation unique, de l’injonction de perfection qui la sous-tend — il y eut un soir, il y eut un matin, tu ne vas pas créer les eaux deux fois —. La répétition est la méthode par excellence de l’existence, de la profondeur, de l’éprouvé. La pédagogie consiste à répéter, jusqu’à ce que l’oreille soit favorable, jusqu’à ce que l’instant se trouve de l’échange. La peur du ressassent tombe de moi. Ce journal se répète et se répètera. Avec le Journal d’un mot, j’ai appelé de mes vœux ces revisitations qui lui ont donné sa forme dès la deuxième année — sans lesquelles il n’y aurait pas eu de deuxième année, mais éternellement une première toute prise dans la performance du nouveau. J’accueille cela. Les sillons et les petites roues de hamster, les oublis et les obsessions.


DIMANCHE

Je suis loin du Tiers-Livre, en tout cas de l’atelier, tout ce qui n’est pas journal écrire l’hiver + journal d’un mot me paraît à des milliers d’années lumières. Mais je lis enfin Proust est une fiction qui a déclenché en moi cette rage d’annotation inédite. J’ai ainsi l’illusion de parler avec François Bon tous les jours… Or ce matin, ma belle-fille aînée m’a raconté ceci : elle parle dans son sommeil, mais parfois, quand elle dort sous la tente, une autre dormeuse lui répond tout aussi endormie qu’elle. Ce sont les deux autres occupantes, bien réveillées par cette étrange conversation qui lui ont rapporté le fait. J’ai immédiatement re pensé au rêvoyage et soudain l’Archive Sauveterre n’était plus si loin.

Écrire l'été
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