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  • Photo du rédacteurEmmanuelle Cordoliani

ÉCRIRE L'HIVER III



LUNDI

La réalisatrice Chloé Perlemuter qui accompagne la classe de direction d’orchestre depuis un an et demi me demande si f lit tout. Je dis bien sûr que non. Je m’aperçois que ce n’est plus la lecture de f qui motive depuis bien longtemps ma participation à ses ateliers, mais le compagnonnage et le voisinage qu’il offre de son travail. Les propositions des cycles en cours, je ne les fais pas. Mais ce n’est pas si simple : elles continuent à faire quelque chose avec moi. Il n’est pas douteux que le padlet des Femmes-montagnes, réalisé avec l’aide active de mon grand-père Marcel à la Noël est pris dans le cycle Autobiographies comme fiction. Les propositions s’installent un peu partout dans la maison, dorment sous l’escalier ou sur un coin de coussin. Je ne crois pas qu’un jour je vais les traiter l’une après l’autre méthodiquement pour rattraper un retard qui n’existe pas. Elles se fondent les unes dans les autres, se reproduisent entre elles et tôt ou tard, oui, cela prendra un chemin de papier.


MARDI

Non loin de là le titre est venu tout seul. Il est parfait. C’est rare, les titres parfaits. Mais celui-là l’est. Nous avions évoqué au printemps dernier avec un collègue du Son, la possibilité de prolonger le geste fictionnel de la websérie Où es-tu Mélisande ? dans un support plus modeste. Peu ou pas d’image. Un podcast. Petites fictions d’une dizaine de minutes autour d’un air ou de deux. J’avais à cette occasion pensé immédiatement au travail d’Arnaud Cathrine J’entends des regards que vous croyez muets . J’avais passé le livre à une élève, Olivier dit le Cé (Tché). J’étais sûre pour ces deux-là. Je suis une meilleure marieuse d’œuvres et d’artistes que de personnes en quête d’âme sœur. En septembre il m’a rapporté le livre. Pas celui que je lui avais donné : l’exemplaire traîné partout tout l’été n’était plus présentable pour un retour… Voilà pour l’instant ce que nous imaginons avec Jean-Christophe du Son : un air d’opéra, avant une fiction mettant en scène le personnage dans un cadre contemporain de l’interprète (l’école, un bar, le métro…), après un entretien avec l’interprète (un véritable entretien, avec du temps et une ligne artistique, pas les cinq minutes de poncifs inévitables quand on se borne à un quart d’heure de questions convenues).

Pour la partie fiction, je veux proposer aux élèves un atelier d’écriture petit format (trois propositions maximum, autour de cet autre entrevu…).

Cet aspect du projet ramène la réflexion lancée par la question de Chloé P. Animer à nouveau un atelier d’écriture pour une création, c’est à la fois prendre de la distance avec les activités en cours au Tiers Livre et simultanément renforcer le lien avec le Tiers Livre. Il y a un grand calme dans cette distance, dans l’écriture également depuis quelque temps. Depuis qu’elle est sortie de la contingence.


MERCREDI

La finalisation du Journal d’un mot [1-3] va son petit train. Ce n’est pas fini, mais cela va vers sa fin. Une de mes élèves est une machine de guerre pour les corrections et je me fais une joie de l’embaucher pour ce job ingrat qu’elle adore (elle fait ça comme d’autres des mots croisés). J’aime aussi le compagnonnage littéraire avec sa promotion (cf En cas de dysfonctionnement de la baguette de la fée) et l’étrange et simple perspective de le voir se renouveler au CSNM à travers des projets comme Non loin de là. Ce dernier pourrait d’ailleurs avantageusement être étendu aux élèves chef.fes, instrumentistes… Pour en revenir au JDM, matinée très douce de mis en texte des notes qui sont encore non dépliées sous certaines entrées.


JEUDI

Où es-tu Mélisande ? va enfin sortir. J’ai demandé à quelques très proches d’en visionner les épisodes : pour ma part, je n’y vois plus rien. Trois mois d’écriture sur-mesure, de montage d’airs, de scénarisation pour un tournage express de 6 jours en avril dernier. Les nouveaux projets poussent à la porte. Il est difficile de revenir. Et puis j’ai peur. De deux choses : nébuleuse ou didactique. Normal c’est fromage ou dessert : soit on est cryptique, soit explicative. On ne peut pas cocher les deux cases de mon cauchemar… sauf que c’est le propre du cauchemar. Sylvie P., ma très intègre amie, est la première à voir. Elle dit : c’est proliférant. Elle dit beaucoup d’autres choses très précises et élogieuses. Mais tout tient dans ce proliférant. Et aussi combien ce travail permet, offre l’occasion d’entendre vraiment le texte et notamment l’échange entre Arkel et la Reine Geneviève qui ouvre presque l’opéra alors qu’il ferme presque notre série. Dans ses vœux, elle me souhaitait récemment une année « sans la morsure du doute ». C’est très bien vu : je devrais pouvoir conserver le doute sans la morsure.


VENDREDI

La dose de poésie m’attend pour la semaine. Hier Françoise Durif a posté ce poème :

Messire Yvain, dès qu’il fut équipé, ne s’attarda pas un instant, mais il se mit à cheminer chaque jour, à travers montagnes et vallées, et à travers d’immenses forêts dangereuses et sauvages, et il franchit maints passages périlleux, maint lieu dangereux et maint défilé, jusqu’à ce qu’il fût parvenu à l’étroit sentier plein de ronces et obscur ; alors il fut assuré de ne plus pouvoir s’égarer. Yvain ou le chevalier au lion /Chrétien de Troyes/milieu du XIIe siècle]

L’espace d’un instant, je me demande : pourquoi écrire ? Adapte ! Fais entendre ! Donne à lire ça ! C’est merveilleux ! C’est tout ce que tu as essayé de dire ! Regarde : milieu du XIIe siècle ! Adapte ! Fais entendre !

Un instant seulement. Je n’écris pas dans l’idée que mes écrits peuvent (ou doivent) soulever le monde, comme ce poème me soulève. J’écris parce que je ne veux pas faire autrement, d’une part et que je ne souhaite pas faire autrement, d’autre part. C’est une façon de vivre avec des gens (qui soulèvent le monde) dans un artisanat voisin, une forme de mimétisme. Il n’y a pas d’autres solutions que d’écrire pour « prendre avec » ce que je lis. Et puis il y a les muses, qui ne laissent pas d’autre choix que d’écrire pour elles, encore et encore. Les élèves, les ami.es. Une autre leur ferait des habits.


SAMEDI

Dans un vieux chevet, je retrouve Le temps qui va, le temps qui vientde Kawakami Hiromi. Un cadeau que l’on m’avait fait. En le lisant, je m’aperçois que je le relis, les premières nouvelles tout au moins et ce ne sont pas les histoires, mais quelques images et un style : chaque nouvelle est précédée et suivie de nuages, aucune borne, aucune conclusion.

Je rencontre Gen très souvent. Il m’était surement déjà arrivé de le croiser dans le quartier, mais je ne m’en étais pas aperçue. Une fois que l’on connait la silhouette de quelqu’un, on finit par distinguer ses contours, qui se détachent de l’ensemble.

Ça vient insister sur la porte, déjà ouverte, par Cortazar. J’aime tant l’intrigue, le polar qui simplifie avec sa chute inéluctable le monde devenu trop compliqué. J’aime le Comte de Monte Cristo, Miss Marple, les scénarios qui bouclent… Ce sont des amours d’enfance, des planques aussi où je peux toujours revenir. Mais ce ne sont plus les narrations que je mène sur le théâtre, où depuis des années j’essaie plutôt de réunir des éléments, comme autant de convives étonnant. es en espérant que le public imaginera ce qui se raconte, l’appuiera de son expérience et de son désir.


DIMANCHE

Tu t’assois dans le train pour écrire. Tu as pensé à ce moment depuis des jours — et sur le retour, je mettrai la dernière main au journal de la semaine et à la semaine du mot —, depuis des heures — tout à l’heure dans le train il sera temps de rattraper tout ce qui n’a pas été écrit, pensé… —, mais au moment de t’assoir dans le train la journée déjà longue donne un coup derrière les genoux, derrière la nuque. Tu rêves un instant à t’endormir et puis finalement tu utilises ce vieux truc du tutoiement et de l’état des lieux pour que les doigts se mettent au travail. Dans quelques lignes, ils auront pris le pli familier. Ce que tu avais prévu omettait cette fatigue et ces ruses de Sioux, mais ce qui reste est mieux que rien. Peu à peu les sujets que tu voulais aborder (contempler ?) ici vont arriver, comme des adolescents au repas du dimanche. Ce que tu avais prévu de leur servir, ce dont tu comptais te servir, un bon gros plat de résistance, il va falloir le troquer contre un café et la fin de la brioche, des fruits et des gâteaux secs. Soit, les doigts sont chauds. Tout peut arriver.



Écrire l'été
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