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Cinq Séquences (extrait)

  • Photo du rédacteur: Emmanuelle Cordoliani
    Emmanuelle Cordoliani
  • 4 juil.
  • 10 min de lecture

Jean Boghossian / building with fire
Jean Boghossian / building with fire

Elle est venue à la fin du jour. Il avait fait chaud. Le soleil donnait encore suffisamment à travers les persiennes. Je n’allumai aucune lampe afin de préserver une petite fraîcheur. Elle a donné un seul coup sur la porte et si léger que j’aurais pu ne pas l’entendre, si je n’avais pas été aux aguets depuis des heures, des jours, depuis l’annonce de la possibilité de cette visite. Elle avait été remise à plusieurs reprises : tant que nous sursauterons, nous surseoirons. J’avais sursauté et le battement de mon cœur s’est suspendu un instant, persuadé qu’elle l’avait perçu derrière la porte et qu’elle s’apprêtait à tourner bride. Mais aucun bruit de ses talons ne vint confirmer cette crainte. Au contraire, il régnait un silence peu habituel dans le long couloir du septième étage. La circulation était déviée de la rue, barrée depuis des jours pour des travaux dantesques laissés en plan à chaque pont de mai et par la fenêtre entrouverte, passait une rumeur de moteurs, de chants d’oiseaux et de radio oubliée sur un balcon inférieur. Je retraversais une fois de plus la honte du quartier, de la rue, de la montée d’escalier, du palier et de mon minuscule appartement, que j’avais jouée en boucle en attendant sa venue. Il était trop tard, je le savais, et pourtant, le temps d’un battement de paupière, je la fis disparaître, m’imaginant mort. Ne pas répondre. Je savais qu’elle n’insisterait pas.

La curiosité l’emporta. L’emporta sur la honte, l’emporta sur tout. Voilà ce que je crus fermement alors. Mais je ne dirais plus cela aujourd’hui. J’imagine que si j’écris ce souvenir, c’est avec l’espoir de découvrir ce que j’ai à présent à en dire. J’arrangeai le couvre-lit et j’allai ouvrir la porte. La lumière du couloir était éteinte. Nous restâmes comme deux ombres dans l’embrasure de la porte. Par bonheur, toutes les banalités qui me venaient moururent instantanément sur mes lèvres. Mon souffle était devenu si paresseux qu’il ne pouvait plus porter le moindre mot. Elle ne parlait pas non plus. Un calme lourd comme un ciel violet nous tenait sur le seuil. Je pensai à ces quelques minutes d’éclipse totale de Soleil que j’avais vécues, enfant, dans un grand champ aux abords de la ferme de mes grands-parents, en Normandie. La stupéfaction des bêtes, la lumière inconnue… J’allai l’inviter à ne pas rester là, quand elle bascula vers l’intérieur. L’entrée était d’une exiguïté ridicule et je me plaquai contre le mur pour lui céder le passage. Sa robe me frôlant me fit l’effet d’une gifle retenue. La porte refermée, je m’y adossai : le calme avait disparu et j’eus peur de me trouver mal. Elle s’était appuyée à la petite table, dans le contre-jour. Nous ressemblions à deux marins par gros temps. J’entendis son sourire plus que je ne le vis, avec ce petit soupir amusé. J’allai m’asseoir sur le lit avec des genoux de coton, lui laissant ainsi l’usage de la seule chaise correcte. Elle resta debout et posant son sac sur mes papiers, elle en sortit un couteau à lame repliée.

Je m’étonne encore aujourd’hui de ne pas avoir eu peur. Le silence des oiseaux, l’immobilité de l’air, la sueur qui collait ma chemise à ma poitrine et brillait à son front annonçaient l’orage, l’orage qui nous délivrerait et que la ville attendait depuis trois jours. Je reconnus le couteau : je l’avais vu quelquefois déjà. Il sortait de sa poche pour peler une pomme ou couper de la ficelle. Elle le prêtait volontiers, avertissant toujours : « Il est aiguisé ». Elle le tenait dans la main gauche, et mon cerveau s’affola de ne jamais avoir remarqué qu’elle fut gauchère. Les images défilèrent, je me souvenais de la façon dont ses robes tournaient avec elle quand elle se déplaçait, de son pas, du retard de son sourire comme si, en parlant, elle était occupée à penser autre chose… mais je ne me souvenais pas de ses mains ni d’aucune action les impliquant, et plus je cherchais, plus affluaient des souvenirs précis dont aucun ne me renseignait. Elle s’était approchée. Elle s’accroupit lentement, la lame au bout de son bras. Elle posa la main droite sur mon ventre, pour se stabiliser, pensai-je d’abord, mais dans un geste continu, elle tira sur ma chemise pour la dégager de mon pantalon. Elle la tint tendue par le bas et après avoir levé un instant son visage vers moi, elle entreprit de couper le premier bouton.

Je ne regardai pas d’abord. Toutes les odeurs explosaient dans l’épaisseur de l’air. Les fruits avancés dans la coupe, le basilic malingre au bord de l’évier, la chimie de lessive des draps et mes nuits difficiles, l’humidité fossile de la serviette sur la tête de lit, le cuir du vieux cartable affalé dans la poussière du tapis, les pages sucrées des vieux livres, nos sueurs pâles, son parfum vert mêlé à celui du miel artificiel pris dans le poids de ses cheveux, tout cela entacha soudain les murs, le sol saturant l’air que nous respirions à peine, d’ocelles phosphorescents. J’aurais voulu me laisser aller au vertige, m’allonger, fixer le plafond maculé de lumières. Mais elle ne lâcha pas le pan de ma chemise et je restai assis au bord du lit qui tanguait. Elle avait posé la lame à plat sur le tissu. Elle lui fit remonter la gorge jusqu’à la butée du pied étroit du bouton de nacre. Elle l’entama dans un lent va-et-vient d’archet. Quand il ne tint plus que par un fil, elle tira plus fermement sur le bas de la chemise, pour en venir à bout sans percer l’étoffe, sans écorcher la peau, sans pénétrer la chair. Le bouton glissa. Il en restait quatre. Son geste était si sûr que je regrettais déjà de ne pas porter mon col fermé.

Pour conserver une bonne prise, sa main remonta, froissant les pans séparés dans sa paume et son poing serré prit appui au-dessus de mon nombril, avant d’entreprendre le deuxième bouton. Je ne sentis pas ses bagues, elle ne les portait pas ce jour-là, je le remarquais seulement. Je sentais l’à plat du corps des phalanges et aucun poinçon pour griffer ou trouer la peau. Je la vis chez elle, où je n’avais jamais mis les pieds, les retirant l’une après l’autre, mouillant de sa salive la plus lourde, celle du majeur qui aurait résisté. Je la vis depuis son miroir, apercevant encore derrière son épaule et son visage attentif à reposer chaque bague dans l’ordre de ses doigts comme de minuscules chaussures à l’entrée d’un temple, un morceau de son lit parfaitement tendu. Le son inouï des frottements de la lame sur le tissu, de la cisaille délicate du tranchant me rappela au procès en cours. Il tournait à la hauteur de mon oreille à la manière d’un insecte en promenade sous les arbres et je redoutais qu’il s’y glisse sans être certain que ce ne fut pas déjà fait, que le son soit cloîtré là pour que toujours je puisse m’en pénétrer, le convoquant à l’envi ou suivant son caprice. Je fermai les yeux à demi. Je crus qu’elle fredonnait, qu’elle murmurait quelque chose qui n’était qu’une suite de consonnes. Quand le deuxième bouton céda, je sentis distinctement le souffle d’une parole sur ma peau dénudée et son souffle me fit l’effet d’un courant d’air dans la moiteur irrespirable où nous étions plongés et je me pris à attendre avec une hâte effrénée la prochaine étape, comme si j’avais porté un corset qu’elle ouvrait aux ciseaux, ainsi qu’on voit faire dans les blocs opératoires d’urgence et cette seule image suffit à ouvrir le long de ma colonne une coulée froide et délicieuse.

J’essayai de me rappeler pourquoi elle était là, comment elle m’avait imposé cette visite, pris connaissance de mon adresse, su que je l’attendrais du moment où elle en avait formulé le projet. De nos conversations ne me revenaient que mes propres paroles, mes histoires, mes petits arrangements avec la vérité ou ma soudaine franchise. Tout avait disparu de ce qu’elle avait pu me dire au fil des mois derniers, depuis notre rencontre dans un dîner où elle était arrivée avec un retard spectaculaire et une bonne humeur qui le rendait amusant, jusqu’au moment où j’avais vu la lame dans sa main gauche. À part cette formule tant que nous sursauterons, nous surseoirons, entêtante à présent à la manière des comptines qui remonte de l’enfance leur poids d’inexplicable (botte pleine de vase, coffre au trésor, poisson d’or), il ne me restait rien. Et encore cette bribe commença-t-elle une mutation vers une autre : aux quatre coins du lit, des bouquets de pervenche, sitôt que je m’en fis la réflexion. La suite m’échappait et m’effrayait tel un monstre familier promis au prochain carrefour du rêve, m’effrayait bien davantage que la lame ne l’avait fait quand elle l’avait dépliée. Je ne savais rien de ce qu’elle allait en faire. Ce qui inquiétait en elle refusait toujours de prendre corps, de dire son nom. Au dîner, l’hôte l’avait présentée en disant qu’elle était dangereuse pour l’âme. Elle avait ri et tous les convives avec elle. Son rire large, qui soulignait la pompe de l’avertissement, je me le rappelai soudain. Elle leva ses yeux vers moi : l’avant-dernier bouton de nacre venait de tomber.

Elle expira longuement et je réalisai qu’elle avait retenu sa respiration. Depuis quand ? Depuis la porte ? Le couteau ? Le tissu ? La peau ? Son front était trempé de sueur, il brillait dans la pénombre, m’attrapant l’œil que j’aurais voulu perdu dans ses cheveux. L’envie irrépressible de l’essuyer me traversa, mais je ne savais comment quitter d’une main ou de l’autre le bord du matelas qui assurait mon équilibre, notre équilibre. Pour atteindre les boutons fermés sur ma poitrine, elle avait dû se pencher davantage. Si je basculais en arrière, alors je l’entraînais, elle, le couteau, le moment, le moment surtout… Il m’aurait suffi d’écarter les cuisses pour lui laisser un passage plus stable, mais je n’y avais pas seulement pensé et, ce faisant, cela me parut impensable. Au creux de cette obscurité, je ne pouvais pas me résoudre à me dénuder de la sorte, à faire ce simple geste qui lui eût facilité la tâche, quand bien même je ne m’y étais pas opposé un seul instant. Mes narines s’étaient dilatées pour prendre son parfum et nos transpirations mêlées, chaque pore de ma peau, ouvert comme un puits sans fond avalait son moindre souffle, je sentais la membrane de mes tympans vibrer de l’effleurement de la lame, ma salive de lave coulait dans ma gorge, mais je pouvais encore croire qu’elle n’en savait rien, tant que mes genoux restaient serrés l’autre. Sans lâcher le couteau, elle passa le dos de sa main sur son front, qu’elle essuya ensuite sur sa jupe. Elle semblait peiner à reprendre sa respiration. C’est alors que je pris conscience de mon halètement, comme un dormeur réveillé par son propre ronflement, j’eus un mouvement d’humeur et de surprise. La lourdeur du bruit me dérangea d’abord avant que je n’en reconnaisse l’origine. Je tressaillis. Elle eut un mouvement de recul et la pointe de la lame piqua son corsage à la hauteur du sein. Mon sang quitta mon visage et mon souffle s’arrêta net. Je m’accrochai à ses yeux pour savoir ce que je devais faire ensuite, en enfant tombé qui hésite entre les larmes et le rire attend des voix qui le surplombent l’oracle catastrophé ou amusé de son destin. Son regard me parvenait comme au travers d’un masque, agrandi, captivant et sans attache. Je ne voyais pas sa bouche, mais elle souriait. Elle avait eu peur de ma peur. L’air chaud passa à nouveau entre mes lèvres et sans nous rapprocher nous laissâmes nos souffles jouer ensemble dans le jardin clôt de la chambre. Elle s’assit sur ses talons, appuya au sol la main du couteau. Elle écarta ses doigts et plia un peu son coude. Elle dégagea son visage de notre tête-à-tête et ses yeux parcoururent la pièce. Dans l’obscurité, on ne distinguait des meubles et des objets que leur arrête, encore dorée par le faible jour des persiennes. J’espérais que cela lui semble les ombres d’un paysage. Elle avait repris sa respiration et moi, la mienne. Quand elle se mit debout, ses genoux craquèrent. Elle considéra le couteau avant d’en replier la lame et de le glisser dans la poche de sa jupe. Jamais je n’avais éprouvé un pareil désarroi. Je déglutissais mes larmes de panique en cherchant quelque chose à dire, à faire, pour que le moment ne s’interrompe pas. Elle s’approcha soudain, s’ouvrant sans mal un passage entre mes cuisses, elle m’attrapa au collet et tirant d’un coup sec, arracha le dernier bouton.


Elle est partie si vite. J’ai cru avoir rêvé tout cela. Dans un demi-sommeil me revenait l’histoire racontée quelques mois plus tôt par une amie. Alors qu’elle passait la nuit dans un hôtel de seconde zone du quartier de la gare, un homme nu comme un vers avait débarqué dans sa chambre sur les coups de trois heures. Le bruit de la clenche avait dû l’éveiller et après un instant de désarroi, elle avait hurlé formidablement et le visiteur s’en était retourné d’où il venait. Quelques instants plus tard, elle commença à se demander si elle n’avait pas rêvé, rien de tout cela ne semblait possible, ni la visite, ni la puissance magique de son cri. Elle pensa qu’un hurlement lui aurait valu un appel du veilleur de nuit, ou de clients mécontents ou inquiets. Or personne ne venait : aucun bruit, dans les chambres voisines ni dans le couloir, où elle risqua un coup d’œil avant de fermer avec soin sa porte à clef. Elle se rendormit immédiatement, comme épuisée par l’effort. Au matin, elle était tout à fait persuadée d’avoir rêvé toute la séquence quand elle tomba sur la police à la réception. Sur la vidéo de surveillance de l’étage, elle put voir l’homme sortir d’une chambre voisine à 3 h 46 précises, traverser le couloir et entrer directement dans sa chambre. Il n’y avait pas de son, l’image seule, elle n’entendit pas son cri, mais à 3 h 47, le visiteur ressortait à reculons, fermant la porte derrière lui et retournait d’où il venait. Sa nudité surexposée par la caméra lui donnait un aspect fantomatique, mais on distinguait sans ambiguïté possible son érection. Sur une banquette du hall, une jeune femme, sa compagne, pleurait la tête dans ses mains. L’homme avait déjà été emmené. Il était coutumier du fait, apprit-elle, mais de quel fait au juste, voilà ce qui devait rester un mystère. Mon amie ayant un train à prendre, elle renonça à porter plainte, mais elle m’avoua qu’elle avait mis bien des jours à se réveiller de son étonnement et l’incertitude d’avoir crié ou non la taraudait encore.    

Au matin, la porte de mon appartement laissée entrebâillée me donna à penser que je n’avais pas rêvé.


(À suivre...)

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