© Frank Herfort | Russian fairytales
Il est inexact de dire que je souhaite adopter un corbeau, une fois à la retraite. Ma récente histoire familiale montre bien que mon intention véritable est d’être adoptée par un corbeau. Et que je suis loin d’avoir toutes les chances de mon côté, en qualité de progéniture, pour connaître un destin aussi favorable.
En termes d’adoption, considérons le moineau comme un premier pas vers le corbeau.
Redescendre de la montagne est à chaque fois une aventure. Trouver une voiture pour m’emmener jusqu’à la gare la plus proche tient du coup de chance. Je n’en finis pas de remercier Goulven, qui est tombé du ciel in extremis pour sauver mon voyage de retour. J’ai reçu confirmation de mon trajet avec lui au moment où je quittais à regret la petite terrasse où chaque matin je prends un café en compagnie d’un moineau en bonne voie d’adoption. Goulven est la première personne portant ce prénom que je rencontre. On peut deviner l’origine bretonne, mais ce qui m’intéresse c’est davantage ce qu’il va en dire que le régionalisme à proprement parler. J’aime entendre les histoires que nous (nousà racontons au sujet des prénoms qui bien souvent ont largement précédé notre arrivée, comme ces jumeaux dont le premier sorti demeure l’aîné, même si seulement de quelques minutes plus âgé : nous avons beau faire ensuite pour les rattraper, pour essayer de composer un portrait à la hauteur du modèle, ils nous portent toujours davantage que nous les portons. Bref, Goulven ayant contextualisé avec enthousiasme son prénom rare, faisant apparaître dans le petit van une grand-mère bretonne de noire vêtue jusqu’à la coiffe traditionnelle, clôt sa présentation en me donnant la traduction : un goulven, c’est un moineau.
Le premier jour, il sautille autour du plateau. Après avoir vainement essayé de l’éloigner de mon croissant, je pose une miette à son intention sur le rebord de la table. Il s’en saisit et s’envole pour ne plus revenir. Le deuxième jour, il est là, fidèle au poste. Nouvelle miette, unique, nouvel envol sans retour. Au troisième jour, la boulangerie est fermée. Au quatrième, je précède l’appel en posant sa miette plus près du plateau. Surpris de la trouver déjà là à son arrivée, il me regarde longuement, prend la miette au bec et s’enfuit. Le cinquième jour est décisif : la miette est un peu plus grosse que d’habitude (puisque, déjà, nous sommes gens d’habitude), il ne s’envole pas avec mais la picore en me regardant. J’ai l’impression nette que nous prenons notre premier petit déjeuner ensemble. Il me laisse prendre une photo souvenir (je n’avais essuyé que des refus jusque-là). Avant d’avoir terminé, il s’envole, emportant son reste. Le septième jour, après avoir fidèlement repris le plan de table de la veille, il revient. Je décolle la longue feuille qui recouvre la pointe du croissant et la lui tends. Il commence à la manger ainsi, il est si près que je pourrai lui mettre du sel sur la queue. Il doit entendre cette pensée déplacée (à moins qu’en picorant la distance de feuille qui le sépare de mes doigts, leur odeur humaine ne devienne trop prégnante), il s’envole. Le séjour est terminé, il n’y aura pas de huitième jour avant deux mois. Je me demande quelle est l’espérance de vie des moineaux…
Je ne suis pas… comme ils disent, là… sans arrêt, c’est in… cessant, ils disent ça, ils le répètent, à la longue ça a l’air… On y croit. Les gens le croient et moi… par moments… parfois… pas tout le temps, mais parfois, moi… le doute me saisit, c’est un corps par derrière et les bras serrent si fort, je peux à peine respirer, ça appuie… non, je ne sais pas… pas toujours, pas toujours exactement… mais qui ?... qui le sait ?... Il faudrait tout enregistrer tous les jours, toutes les nuits… comme vous le faites, mais c’est pour la mémoire.... c’est différent, professionnel, pour se souvenir, pour le livre.... eux, ce ne serait pas pour la mémoire… des preuves, ils veulent des preuves que je suis… comme ils disent, je crois.... parce qu’ils me trouvent dans le jardin, le matin, alors tout de suite, je suis… parfois, oui, je crois être éveillée et je dis des choses… j’ai cru voir des biches et des flambeaux par l’ajour des volets, je m’étais assoupie, dans un demi-sommeil, mettons… mais le jardin, ça n’a rien à voir.... le jardin, c’est autre chose, je ne suis pas… je n’arrive même pas à le dire… à me souvenir du mot qu’ils emploient… voilà, je ne m’en souviens pas, alors tout de suite, c’est une affaire d’état… comme s’il fallait se souvenir de tout… de tout ce qu’ils disent… comme cette fois, où ils ont fait un drame parce que nous n’avions pas conservé tous ses cahiers d’enfant… une preuve, avait-il dit et elle bien sûr… ils se sont bien trouvés ces deux-là pour nous faire une vie impossible… ils sont grands à présent, ils n’ont qu’à s’occuper de leur jardin. Leur fils, il en a des cahiers, vous croyez que ça les intéresse ?... Je vais vous expliquer pour le jardin, c’est bien simple… vous ne rirez pas vous êtes un professionnel quand même… les vieilles dames, ça se réveillent la nuit, mais pas pour les mêmes raisons que les vieux messieurs… la vessie, c’est secondaire… ils disent que je ne retrouve pas le chemin de ma chambre.... que je me lève pour aller aux toilettes et que je suis… que je me retrouve dans le jardin… je ne me retrouve pas dans le jardin… je vais dans le jardin. Je me lève… ce n’est pas si important la raison, l’important c’est levée, je vois la lune par la fenêtre… et je vais dans le jardin… j’ai cru que la lune passerait à la ménopause, je peux vous parler franchement, vous n’êtes pas du genre… la lune est encore plus forte chez les vieilles dames, jeune homme, je peux… elle sourit étrangement dans la nuit… je ne suis pas perdue, avec elle, dehors, je suis… je suis… ailleurs…
Trop gentil pour être honnête (théorie conspirationniste). Moi, cette méfiance perpétuelle, j’ai pas de mots. Après on s’étonne qu’il y ait la guerre.
Trop bonne trop conne (dicton sexiste). Tu la vois, là, l’importance de la pensée positive dans ton développement personnel ?
Trop beau pour être vrai (concept passéiste chargé en mauvaises vibs). À ghoster au plus vite. D’ailleurs, il est où le rapport ? Si c’est pour killer le fun, merci.
T’es trop belle sur ta nouvelle photo de profil
Trop classe ta banane pailletée (j’ai la même en plus grand : trop pratique).
Trop mignons avec vos T-shirts assortis et les petites ombrelles dans les cocktails avec le coucher de soleil : trop stylé !
Un livre parmi d’autres dans la boîte à livres de la boulangerie des Arcs. La maison d’édition a mis la clef sous la porte depuis de nombreuses années, pourtant le volume paraît neuf, comme s’il n’avait pas été lu ou conservé entre deux piles de draps, ou sorti tout exprès d’un carton pour alimenter en flux continu et discret la boîte en question.
Une série de textes brefs, de poèmes peut-être, dont chacun commencerait par l’aimable octosyllabe : « Mon cœur devrait bondir de joie »
Rasade du frais
Serpent fluide au matin
Nos peaux de colle de la veille
Les voilà déposées
Dans notre lit vide
Le barrage des courtes nuits
A cédé sous le poids du jour neuf
La lumière déferle en fête
Rinçant le sol d'abord à l'or
Avant que de se prendre à l'air
Les rues adjacentes se tendent
Comme des miroirs
Un désir de détour agace
L'allant vif de la droite ligne
Quand rien ne doit pourtant distraire
La traversée de la fraîcheur
De Beyrouth : L’asphyxie des tunnels pour gagner le centre. Les stores passés, déchirés, battant le vent qui transforme les grands immeubles en flottille calcifiée des temps de paix. Le rituel dépassionné des engueulades entre automobilistes au carrefour de l’hôtel. Les tablées de femmes chaque matin à travers les ajours de la verdure vraie ou fausse des palissades qui protègent de la rue, volières de rires, de ton qui monte, de murmures soudains.
De Glasgow : Au milieu d’une soirée d’hiver, les filles décolletées, en nu-pieds et minijupe, réchauffées par l’alcool arpentant la rue principale de bar en bar vers un dénouement sans suspens. Ainsi, en tous cas, les présente le gars de l’accueil, insomniaque depuis son divorce et qui profite de l’ouverture H24 des supermarchés pour faire ses courses vers 4 h.
Il faudra plusieurs tours à l’étage du bus pour commencer à voir plus loin que tout ce qui a été reconstruit pour durer après les bombes. Là-haut, à l’air libre, roulant toujours, le vert qu’on espère de ce pays, dans les cheveux.
De Boston : La douane plus lente qu’aux postes-frontières des Balkans, où les automobilistes font connaissance, allument des barbecues pendant que les enfants courent entre les voitures arrêtées dans la fumée des viandes grillées. Les questionnaires à remplir pour certifier qu’on n’est pas un terroriste (quelqu’un a-t-il jamais coché
la case ? Et alors jusqu’où est allé ce guignol de gendarmes et de voleurs ? Quel prix invraisemblable paie-t-on pour ne pas prendre au sérieux cette candeur insupportable pour les gens de la veille Europe ?). La douane de JFK flottant dans une lumière indéchiffrable pour qui est parti depuis deux jours entiers d’une montagne, auto, train, métro, RER et enfin l’avion sans savoir ce qui est advenu à la nuit. Il y aura encore un bus pour être arrivé à destination, sur un tapis de pelouse verte sans clôture où des maisons groupées autour de l’église donnent à croire que le Mayflower vient d’accoster. Et puis l’autre visage l’immeuble du peintre qui peint sur de grandes toiles bleues des visages et des corps qui rappellent Enki Bilal au premier étage, dans le ghetto noir. Jamais vu autant de verrous sur une porte ni de voitures, cramer dans l’indifférence générale pour devenir ensuite de commodes dépôts d’ordures, tandis que les flics font leurs rondes en équipée de quatre, toutes vitres closes, fusils d’assaut apparents
De Sofia : La petitesse de la ville vue d’avion. L’aéroport d’avant, non tant vestige de l’ère soviétique que signal, que rappel : tout est passé du passé, oui, mais ses empreintes sont plus profondes que l'air du temps où l’on se fond. L’aéroport d’aujourd’hui avec ses vrais et ses faux taxis. La langue qui revient à mesure qu’on s’approche du centre. Les palais d’apparat devant lesquels ça défile dans le calme, les boulevards tracent une portée, les marcheurs dans le soleil d’or des Thraces, les valeurs longues ou brèves martelées sans dureté, mais chaque jour, à la fin du jour, pendant des semaines, des mois, au point où le commencement s’efface et qu’on finirait par voir ne plus voir qu’un groupe humain très ancien, le premier à fouler cette terre d’un autre monde, guidé par la lumière du couchant.
Il rapplique sitôt le plateau posé sur la table. Il sautille tout autour, dessus, ça peut durer s’il n’a pas ce qu’il veut : une miette de croissant. Il faut lui poser un peu à l’écart. Il n’est pas farouche, mais il ne veut pas de notre odeur, seulement une miette du croissant. D’ailleurs une fois qu’il l’a prise sans la casser dans son bec, il s’envole et je ne le revois plus jusqu’au lendemain. Il a d’autres ressources, mais il est régulier. On ne peut pas en dire autant des cyclotouristes anglais. Ils se pressent sur les bancs de bois de la plus grande table dans leurs justaucorps bleus et jaunes. L’assise est un peu basse et l’uniformité des tenues, comiquement contrastante avec la variété des corps, finit par leur donner un petit air de sept nains. Une seule femme, deux types franchement plus âgés, le plus rouge avec une brioche incongrue après tant de kilomètres de montagne. Les autres, secs comme des coucous. Leurs échanges, leur étape même, ramènent finalement des impressions floues de Contes de Canterbury. Ils ne font que passer. Il n’y a que les touristes pour s’arrêter boire un café, les gens du cru entrent seulement pour acheter le pain ou des cigarettes. Les vieux viennent pour parler, mais ils ne veulent pas déranger, alors ils hésitent devant les gâteaux ou, les bons jours, engage la conversation avec une connaissance sur la petite terrasse fonctionnelle qui a été installée devant la boulangerie pour la belle saison. Une conversation sur les dangers et les vertus de l’autostop vient percer le glacis des banalités sur l’âge. L’ancienne coiffeuse avec son scarabée d’or au cou a lâché volontiers sa rumination pour parler des voyages qu’elle ne fera plus. Elle regrette le bouillonnement de sa clientèle, mais elle ne va pas jouer aux cartes le mercredi. Elle regrette d’être seule, mais elle n’a jamais rien entrepris pour sortir de son veuvage. La boulangerie est remarquablement située à l’entrée du village. Tout le monde passe par là. Et bientôt tout le village sait qui s’est livré à l’excentricité de s’arrêter boire un café, alors qu’il est quand même « un peu d’ici ». Les saisonniers, c’est différent. Un gars à lunettes noires essaie de faire taire son chien : si l’éclat pâlichon de ce soleil raté du début de l’été le gêne, il est facile de se figurer la douleur que causent sous son crâne les ricochets des aboiements. Il est ici, mais pas d’ici, lui non plus. Ça se voit également aux vêtements : pas besoin de se faire croire qu’il fait beau quand on travaille. Un vieux pull troué aux coudes et un jean coupé en bermuda suffisent pour ce qu’il y a à faire. Une pimpante famille américaine s’installe dehors juste après son départ. Le père, la mère et une amie, qui pourrait bien être la mère d’une des deux tiges adolescentes qui ne desserrent pas les dents, tandis que les adultes parlent de l’université du Wisconsin. Est-ce qu’ils ont vu Twin Peaks ? Est-ce qu’ils voient à quel point les forêts résineuses sont semblables ? Rien ne l’assure. Cette phrase lue chez Simenon la veille, dans la chambre au petit lit, revient en voyant l’air renfrogné en défense de leurs adolescents : « Car l’exotisme n’existe pas… on a aussitôt l’habitude du paysage et un arbre est un arbre que ce soit un chêne, un manguier ou un cocotier, un passant est un passant… L’homme s’habitue à tout ». Du moment que le café est posé sur la table du café, c’est le matin. Ici, ou là. Le père est d’origine asiatique, il a un mouvement de surprise en voyant l’ordinateur, un peu choqué par cette technologie déplacée au beau milieu de ses vacances « coupé de tout ».
Il s’est endormi le front contre la vitre. D’autres fois, c’est la joue et alors il ronfle de ce ronflement de stentor des tout petits enfants. Par moment, il couvre le plein régime moteur, à bout de souffle dans la montée. Les amortisseurs ne valent pas vraiment mieux pour absorber les nids de poule du bitume, défoncé par le dégel, et son corps menu tressaute comme la bouteille d’eau presque vide qui traîne à ses pieds, indifférente aux chocs. Quant à la reprise, il n’y en a pas pour affronter aux virages en épingle à cheveux qui se déroulent infatigablement sur notre route. La faiblesse des phares, qui se mélange à la tombée du jour n’a donc pas été une surprise. Au moins nous ne dérangerons pas de notre rayon circulaire les petits animaux qu’on devine dans la bordure des sous-bois à chaque tournant. Quand la voiture ralentit, là, il s’éveille en sursaut, avec un cri aspiré, l’air lui passant à nouveau par le corps après une longue apnée. Il fait le geste de se recoiffer, son sommeil l’emporte si loin qu’il oublie qu’il se rase le crâne et les sourcils depuis plusieurs années. Cette habitude est encore une raison pour laquelle c’est moi qui me retrouve, fugue après fugue, à ramener Sasha : les collègues sont exaspérés par sa mise : il y en a pour l’appeler « le skinhead », d’autres « le punk » (!) et lui servent sur un plateau la répugnance qu’il organise. « Tu ne trouves pas qu’il a l’air d’un serpent ? », m’a demandé l’une d’entre eux, la première fois qu’il est apparu dans le service avec la face parfaitement glabre qu’on lui connaît depuis… Mon malaise venait davantage de sa ressemblance avec les enfants que j’avais connu en Oncologie, pendant mon internat. Sasha n’est pas malade d’autre chose que de cette intelligence insatiable, qu’il doit faire courir comme un cheval sur des terrains de plus en plus vastes, au risque d’être dévoré. Il partage pourtant avec les petits malades ce regard vieux et profondément inquiet qui nous rappelle la sagesse. Nous voulons l’appeler ainsi parce qu’il est inacceptable que le temps d’une vie ne leur soit pas donné, bien placés que nous sommes sur l’observatoire de l’âge adulte pour savoir qu’une vie prend du temps. Sasha a repris la carte qui avait glissé à ses pieds. Elle ne m’a pas manqué : il n’y a plus qu’une route et pour des kilomètres. La prochaine ville est loin, où nous passerons la nuit, dans un hôtel, s’il accepte, dans un parking, dans le cas contraire… Il refuse catégoriquement que nous empruntions l’autoroute et les nationales. Ramener Sasha, c’est deux jours de voyage minimum, loin de tout exotisme conventionnel. La fondation prête pour l’occasion une de ses petites voitures de fonction qu’on appelle poliment « citadine », quand on doit les conduire en pleine montagne. Ce choix inapproprié se situe à mi-chemin entre le bizutage de mes collègues et l’indifférence de la structure pour ce qu’est Sasha. Il note sur la carte le tronçon parcouru pendant qu’il dormait et se remet immédiatement à scruter chaque détail de la route. Ce n’est pas mon premier rapatriement, je crois mieux comprendre ce qui l’intéresse : les chemins adjacents, les abris et l’horizon. Nous avons eu la surprise, plus tôt, à la sortie d’un virage, d’un troupeau de chèvres sauvages, se hissant du ravin pour attaquer l’adret. Elles ont bloqué un instant la route qui semble faite des mêmes pierres que la montagne, tant le bitume en est passé, partout chez elles. Tandis qu’elles bondissaient lestement jusqu’à la sente en surplomb, une plus vieille, plus grande, pointait ses cornes mythologiques vers nous, avec plus de bravoure et de franchise que j’en ai vu dans mon entourage depuis longtemps. Sasha, tout son corps tendu, les fesses décollées du siège, les mains en appui sur le tableau de bord, la visière contre le pare-brise, lui rend son regard. Dans le jour fuyant : un faune
Un mot cassé, ça agace, comme un réveil qui ne sonne plus, ou seulement à des heures indues, qui fait manquer le train, comme un réveil qui ne trotte plus les secondes, ne colle plus au temps, à la ramasse derrière la lumière du jour, ne bat plus la chamade du rendez-vous de ta vie. Un mot cassé ça se démonte comme un réveil, pièce à pièce, et ça se nettoie en soufflant sur les consonnes, en relançant le balancement des syllabes, l’ondulation des voyelles, en étirant les diérèses, en redressant les allitérations en berne et sa racine, invisible sous les couches de crasse des significations successives, faiblardes, erronées, récupérées, vrillées, sa racine il faut la laisser tremper une bonne nuit dans l’étymologie, qu’est-ce qui presse ? Quand le mot est cassé, comme un réveil, le temps est cassé. Après, une fois remonté, il en va du mot comme du réveil, il marche à nouveau, comme neuf, et pourtant une pièce manque qui n’a pas su y retrouver sa place dans l’assemblage : tu la tiens dans ta paume et elle reflète ton œil, t’observant en retour.
Nous nous parlons dans la pénombre. Peut-être, me parle-t-il en d’autres occasions, mais c’est dans la pénombre que sa voix me parvient. La pénombre est à la fois espace et temps. Un moment aux contours flous dégradé sur le mur d’en face par la fin du jour et de la journée. Pas de tricherie possible, de volets baissés dans l’après-midi, d’aubes confuses : la pénombre où nous nous parlons tourne autour du soleil et ne se présente qu’une fois par jour. La découpe des hauts arbres se reflète dans l’écran géant de la pièce presque vide. Je ne vais pas dans la chambre. Je ne suis pas sûr de ce que je trouverais derrière cette porte. La pénombre est un rendez-vous qui ne souffre pas l’indécision. Il est entré dans cette chambre, au moins pour la vérifier, s’assurer de ce qu’on voyait par cette fenêtre, de l’autre côté, de ce qui pouvait se voir depuis l’extérieur. Mais pour la pénombre, il aura préféré l’étrange salon framboise et la baie sur la forêt. Il y a cette empreinte sur la vitre, d’un pouce et d’un index, je me plais à croire qu’ils appartenaient à sa main. Je me perds dans leurs circonvolutions. C’est peut-être le concierge qui l’a oubliée en passant le dernier coup de chiffon sur la vitre. Je n’en fais pas le relevé. Je vais loin dans les chemins ronds de ces labyrinthes… hier, j’en ai manqué la pénombre. Aujourd’hui, je suis assis sur le canapé en face de l’écran, aujourd’hui je guette. Il ne devrait jamais en être autrement. Il ne faut jamais baisser la garde, jamais ciller non plus quand vient la pénombre. En ces mois d’hiver, la nuit tombe comme une lame, le jour passe de vie à trépas sans agonie, sans presque de nuances, ne laissant pas le temps de douter de ce qu’on voit dans le reflet de la forêt, de la faiblesse de nos yeux. Il n’y aura pas de conversation, seulement la réponse à l’une des questions que j’enferme chaque matin dans une petite boîte à secret, une boîte pour chaque question, quelque part dans le coffre de mon thorax. Parfois, il répond à celle-là, parfois, à une autre si ancienne que je l’avais oubliée. Ce sont ces mots ou ceux des dits de Sacha qu’il cite, je ne fais plus la différence. Il n’y a plus de différence ou plutôt, elle échappe à ma conscience comme celle qui unit les ombres grises que la fin du jour décline sur le mur. La découpe des hauts arbres se confond avec l’écran noir. Mars arrive. Il faut s’y préparer.
Aujourd'hui, je veux croire qu’elle a conservé les documents. Dans sa cave, derrière le cellier, dans le grenier ou dans cette drôle de chambre d’enfants qu’ils ont aménagée pour des peluches et des poupées. Il y a là un placard qui occupe tout un pan de mur, avec des portes couvertes de miroirs derrière lesquelles des cartons dorment depuis plus de vingt ans. Dans l’un d’entre eux, sous les cartes postales, les vieilles aquarelles et les modes d’emploi d’appareils ménagers hors d’âge, cassés, ou dépareillés, inutilisables désormais, il doit y avoir ces dossiers qu’on traîne avec soi toute une vie, déménagement après déménagement. Des papiers qui ne se brûlent ni ne se jettent, encore qu’on brûle bien des livres parfois… Elle peut avoir oublié où elle les a rangés, par quel hasard ils se sont retrouvés au grenier plutôt qu’à la cave. Mais je veux croire encore un jour qu’elle les a gardés par-devers elle et qu’elle refuse de me les donner, sans quoi il ne resterait vraiment plus rien de ce qui nous a un jour unies. Et demain, nous verrons bien.
Ni le chat tigré ni la vache
Encore moins les moineaux bravaches
Vers le ciel ne lèvent leurs yeux
Pour s'assurer de ce qu'il pleut
Et le lointain les indiffère
Qui porterait une éclaircie
L'ici qu'ils hument, voilà l'affaire
Suffisant à toute une vie
Au fin fond des Balkans, dans le troquet qui étaye invariablement la gare, vide à certaines heures, bondé à d’autres, je suis assise fixement, tandis qu’ils vont et viennent avec leurs volumineux bagages de rien — un corps pourtant tiendrait à l’intérieur par simple pliage, sans même qu’il soit besoin de sortir la scie —, avec leur fatigue matinale qui prend leur courage à deux mains pour le serrer doucement autour de leur cou, accentuant les cernes et la bataille des cheveux figés dans l’air froid comme au frontispice des monuments à gloire idéologique dont bientôt aucun ne restera plus debout, indemne, respecté — déjà les visages des héros en action ont été repeints aux couleurs des Marvel à copyright de l’autre camp —, avec leur alcool de fin d’après-midi qui n’est plus de la première fraîcheur, il en a bien fallu s’en jeter derrière la cravate pour étourdir se longues heures d’agitation vaine, ne nous mentons pas en nous tenons par la barbichette de Lénine : qui trouve sa mesure dans le néant des tâches répétées, du démantèlement pièce par pièce des vieilles lunes que seuls peuvent encore caresser les collectionneurs qui les achètent par pleines brouettes au décrochez-moi-ça de brocanteurs à qui profite ces crimes contre l’humanité dont ils peuvent encore tirer quelques lambeaux d’or ? Je ne bouge pas sous les cadres et l’horloge, dans le ronron du frigo des sodas, dans cette pose entre deux trains qui vont quelque part sans importance en comparaison de la vertigineuse attente qui se propose là, dans le magma de cette photo qui court, je suis le seul personnage net, si découpée que j’aurais l’air morte si quelqu’un s’avisait d’appuyer sur le déclencheur. Bientôt, dans le compartiment désert d’un wagon surchauffé, je serai encore immobile, tandis que tout bringuebalera du train sur les rails, laissant croire qu’il perd au vent de sa risible vitesse des morceaux entiers de sa carrosserie, des roues, des poignées de porte, des vitres entières se détachant pour filer loin derrière dans la nuit, tandis que la machine se réduit à sa plus simple expression, d’un aiguillage à l’autre, en sorte qu’il ne reste plus rien qu’un corps transporté immobile sous les étoiles lentes.
Il me pleut dessus
Au soleil je ne bouge pas
Un temps incertain
Pourquoi ça irait ? Pourquoi on changerait et d’un coup ça irait ? Il a fallu grandir avec les légendes urbaines des bébés échangés à la naissance et maintenant c’est les corps directement ? On s’est trompé : mauvaise boîte, mauvais étui, mauvaise enveloppe, mauvaise couleur, pas la bonne matière, la forme ne va pas, hein ? C’est pas la forme ? On vous le change ! c’est compris dans l’assurance que ça ira, qu’il suffit d’y mettre le prix, de savoir ce qu’on veut, de vouloir… Et pour les vieux dans mon genre ? Nada, démerde-toi de ton incontinence, de tes tremblements, de tes ratés, de tes inconforts, de tes stupeurs au corps vieux, mais toujours renouvelé en pire, sans habitude, lâcheur, indifférent à tes considérations esthétiques, ce corps qui ne pense qu’à sa gueule, qui croit que tu n’as qu’à te faire à lui. Moi aussi, je veux transitionner, je ne suis pas né dans le bon corps, le mien, le vrai, celui auquel j’ai droit par naissance, il ne vieillit pas, il ne souffre pas, il me paraît normal, évident, familier, beau, facile, supportable, vivable en un mot. Vivable et pas vivant, pas salement, pas seulement vivant.
La liste complète des éléments du premier volume est la suivante : la façade, la grille, le soubassement, le soupirail, le perron, le porche, la porte, la porte cochère, le seuil, le judas, la serrure, la boîte aux lettres, le numéro, la sonnette, la lanterne, le décrottoir, l’auvent, la marquise, la fenêtre, le châssis, le meneau, le linteau, le vitrail, le volet, le fronton, le bow-window, la loggia, le balcon, la console, le garde-corps, la balustrade, la colonne, le chapiteau, le pilastre, le pilotis, l’arc, le pignon, le colombage, la gouttière, la corniche, le toit, le toit-plat, le toit-terrasse, la lucarne, l’œil-de-bœuf, la tabatière, la cheminée, la girouette, la terrasse, la véranda, la pergola, le jardin, la maison-mitoyenne, la maison de campagne, la villa, le palais, la maison fantastique, la maison hantée.
Note pour la suite : prendre chacun de ces mots l’un après l’autre et écrire à leur suite des histoires de maisons où l’on sentirait confusément que la maison elle-même témoigne.
Pour étayer Alice A. et pour les autres, j’ai rassemblé les volumes des Mots de la Maison, publiés en 1995 par Archives d’Architecture Moderne à Bruxelles. Le premier, L’Extérieur, trouvé dans un bac de la médiathèque de Valenciennes avec l’estampille RÉFORMÉ, a lancé la chasse aux autres. Pour chaque mot, une illustration en belle page et en face, le mot écrit en toutes lettres (La façade) suivi d’une brève définition (Face extérieure de la maison donnant sur la rue, sur une cour ou sur le jardin), n’ayant pas de point final, elle laisse entendre que tout est loin d’être dit, ce que confirme l’illustration. Sous la définition, on trouve encore, comme dans un bon dictionnaire, une citation littéraire (« La façade de bois des maisons…, la façade de pierre du château…, la façade de marbre des palais ») ainsi que son auteur (Victor Hugo). En bas de page, le nom de l’architecte est renseigné, ainsi que le titre de l’illustration (Joe Bascourt, atelier Jespers, rue Boisot, Anvers 1896).
La citation vient de la préface de Cromwell, où j’ai séjourné avec obstination, au début des années 90 : « C’est une étude curieuse que de suivre l’avènement et la marche du grotesque dans l’ère moderne. C’est d’abord une invasion, une irruption, un débordement ; c’est un torrent qui a rompu sa digue. Il traverse en naissant la littérature latine qui se meurt, y colore Perse, Pétrone, Juvénal, et y laisse l’Âne d’or d’Apulée. De là, il se répand dans l’imagination des peuples nouveaux qui refont l’Europe. Il abonde à flots dans les conteurs, dans les chroniqueurs, dans les romanciers. On le voit s’étendre du sud au septentrion. Il se joue dans les rêves des nations tudesques, et en même temps vivifie de son souffle ces admirables romanceros espagnols, véritable Iliade de la chevalerie. C’est lui, par exemple, qui, dans le roman de la Rose, peint ainsi une cérémonie auguste, l’élection d’un roi :
grand vilain lors ils élurent,
Le plus ossu qu’entr’eux ils eurent.
Il imprime surtout son caractère à cette merveilleuse architecture qui, dans le moyen-âge, tient la place de tous les arts. Il attache son stigmate au front des cathédrales, encadre ses enfers et ses purgatoires sous l’ogive des portails, les fait flamboyer sur les vitraux, déroule ses monstres, ses dogues, ses démons autour des chapiteaux, le long des frises, au bord des toits. Il s’étale sous d’innombrables formes sur la façade de bois des maisons, sur la façade de pierre des châteaux, sur la façade de marbre des palais. »
Mon livre se construit autour d’une bibliothèque — le meuble, ou plutôt son contenu — . Les livres étayent mon livre. Pour le dire autrement, les livres lus ou à lire sont autant de maisons de la taille de ma maison à l’intérieur de ma maison.
La planque ultime, c’est le livre que je publierai, le suivant, l’à venir.
Sortant d’un livre, on en garde à jamais les clefs, comme de ces chambres d’hôtel où la vie s’est jouée en une nuit. À la longue, j’ai fait mon trousseau. En clair : les cachettes sont trop nombreuses pour que je sois facilement débusquée. Mais cela ne suffisait pas. Un jour, le besoin de devenir le sujet dans le cas d’école « la maison que Pierre a bâtie », oblige à l’écriture.
À titre personnel, il est absolument exclu que je perde le contact avec Hercule Poirot, le Comte de Monte Cristo, Orlando, Gogo… Parfois, il est difficile de faire ses malles, je le concède, mais alors pourquoi ne pas créer un chemin entre le livre fermé (La lettre de Lord Chandos/Hoffmansthal 1906) et celui qui vient de s’ouvrir (La réponse à Lord Chandos/Pascal Quignard 1976). Ce ne sont là que deux exemples faciles, mais on peut avec un peu de pratique, relier le livre quitté au livre nouvellement ouvert par voie ferrée, via ferrata, sentier dans les bois, autoroute à jamais inachevée…
L’installation dans un livre implique qu’il faudra déménager vers le suivant. Comment peut-on associer la lecture à une activité tranquille, sédentaire et lénifiante quand on apprend avec stupeur que « D’après un récent sondage, le déménagement peut causer, au même rang que le congédiement et le décès d’un proche, d’importants stress et angoisse (…) De manière simplifiée, l’impact psychologique d’un déménagement peut s’expliquer par une modification de la personnalité et de l’identité, puisque ces deux éléments se construisent en prenant compte de l’environnement familial et social. (…) Une personne forge ses caractères en interagissant avec l’environnement qui l’entoure, y compris son lieu d’habitation. Ces interactions peuvent être de nature sensorielle ou relationnelle. En effet, un déménagement ne signifie pas simplement quitter son lieu d’habitation, cela signifie aussi perdre le contact avec certaines personnes. »
Avec certains livres, on peut véritablement parler d’installation. Ceux dont la lecture seule va occuper plusieurs mois, plusieurs années parfois, sans parler de leur écho, qui procure une sorte de maison de campagne, ou d’enfance, accessible à tous moments pour s’absenter d’un monde dur et cruel ou plus simplement sans intérêt. D’autres font davantage figure de chambres d’hôtel (et je pense particulièrement à Un Privé à Babylone de Brautigan…), ce qui ne diminue en rien l’entendue de leur écho.
Nombreux sont les points communs entre la couverture d’un livre et une porte. L’espace qu’elles obstruent aux regards, la nécessité de posséder une clef pour les ouvrir, la possibilité d’y aller au pied de biche dans le cas contraire, le grincement caractéristique à l’ouverture.
Le livre était d’abord un abri rudimentaire et merveilleux, comme les tentes de draps qui se bricolent dans les jardins des lotissements, l’été. Les mots prenant le pas sur les images, ils sont devenus de solides planques. Et plus petite la police, meilleure la planque
À chaque visite
Sa main semble s’être allongée
Les doigts, surtout, gagnent
C’est une croissance tardive
La pénultième
Pour la dernière : les cheveux,
Les ongles, un temps
Quand il dort
Et toujours plus souvent, il dort
D’un sommeil de pose
Mimant davantage
Le gisant que l’instant du corps
Où la mort empoche
Le peu qu’il reste de la mise
Après que la vie
S’est copieusement servie
Ainsi, même en dormant, il veille
De par sa posture
À n’être pas mort
Et sa main a les soubresauts
D’une aile égarée frôlant l’eau
Pourquoi changer ? Pourquoi changer pour écrire, pour écrire pareil ? Pourquoi élire ce coin de rue plutôt que l’autre ? Pourquoi élire domicile ici et non là-bas ? Pourquoi se déplacer pour dresser toujours la même petite tente de papier, le même paravent d’écran qu’auparavant à l’autre croisement ? Pourquoi y tenir et pourquoi s’y tenir aussi fort que dans une tempête à plier les arbres comme des pages, en coupe réglée et sombre, laissant bien assez de papier pour recommencer ? Pour écrire ? Pour s’écrier ? Pour s’ébrouer des seaux d’eaux sales, usées, acides, tombereaux sur la petite tête irrémédiablement surprise, naïve, fertilisée de misère et de bêtise. Une fuite jusqu’au café suivant pour déposer la crasse, soudain insupportable, sur le trottoir, les murs, les chaussures, salopant des pieds des arbres le nouveau fouillis autorisé, prôné, labellisé jusqu’au prochain virage, au prochain coup de braquet dans l’autre sens (épidémie, aseptisation générale, désinfection systématique, fin de la déconne des mauvaises graines reines) à coup de cannettes, de mouchoirs, de crotte de chien. La crasse du dehors, indifférente d’ordinaire. La couleur du local, la règle du jeu des loyers modérés, de la disparition des taxes d’habitation, des autres priorités, comme l’eau sur les plumes du corbeau. Mais jusqu’à quand ? Ce coup-ci, en plein dans le mille et des débords, des coulures, des dégoulinures, du vase à bêtise, incontournable, les deux pieds dedans, les vêtements souillés, lacérés, couverts de cendre sympathique. La misère ignorée par elle-même — titre du tableau — . La bêtise menant la misère aveugle par la main, clopin-clopant — autre titre — . La misère misérable et miséreuse, la pauvreté véritable, sans lien avec les revenus te passant dessus. Assez à faire avec ta crasse propre, sans t’infliger plus avant la misérable misère miséreuse des autres. Alors, prendre racine ailleurs, pourquoi pas ? L’angle moins aigu, moins spectaculaire, moindre défi à l’intelligence de l’œil qui peint, mais maintenu, presque reporté, conservé des vitrines d’un café à l’autre. À la réflexion, plus de café sans angles, double exposition, issue de secours, une vraie manie. Comment nommer ce toc ? Trouble obsessionnel du café ? Un rempart pugnace de l’enfance ? Au fond de la perspective, image fugace d’un camion peint de citrons jaunes
Félix et Marguerite se voient chaque semaine, même jour, même heure. Le lieu change à chaque fois : Félix et Marguerite, très jaloux de leur tranquillité, répugnent à devenir des habitués. En règle générale, il est fixé par Marguerite. Ses activités l’amènent à sillonner la ville à vélo. Elle repère aux enseignes de café des noms évocateurs et, à la fin de sa tournée, inscrit sur un papier celui qui lui vient en premier. Zèbre, mur, virgule, Rosa, bonnet rouge, mercure… Elle le dépose ensuite dans la boîte aux lettres de la bibliothèque où Félix, qui fait l’ouverture, le trouve le lendemain. Dans le meilleur des cas, il lui reste six jours pour trouver l’emplacement, parfois, seulement vingt-quatre heures. S’il ne connaît pas l’endroit, il commence par imaginer quel trajet a pu l’y amener pour le débusquer. Il y pense en fumant et seulement en fumant, assis sur les marches de pierre. En rentrant chez lui, il fait un détour pour vérifier ses conjonctures, sauf s’il faut traverser la ville. Il lui arrive d’appeler l’opératrice pour lui demander le numéro de l’endroit. Cette tricherie doit rester exceptionnelle, ou elle gâcherait son plaisir. En l’absence de papier, il ne faut pas s’inquiéter, le lieu de la semaine précédente est maintenu. Le jour dit, présents ou non au point de rencontre, ils ne manquent jamais un seul rendez-vous. Leur corps peut bien être retenu dans une réunion, un embouteillage, un poste de douane… leur esprit pousse la porte du Zèbre, du mur, de la virgule, de Rosa’s, à l’heure dite.
Une projection d’images saisies sur le vif à la même seconde dans le monde entier. C’est un pont de glace qui sert d’écran, et, bien sûr, il fond petit à petit, entraînant la chute irrémédiable des panthères du Bengale sur un parterre d’orchidées plusieurs fois centenaires et qui ne fleurissent qu’une fois par lustre, aujourd’hui, justement, réduites en bouillie sous le poids des fauves à l’issue du spectacle.
En cuisinant, aussi, en n’ayant pas la possibilité de noter, loin de la page, c’est là que penser est mieux possible, mieux à son aise. Là, tu vois, je devrais être en train de travailler à un livret, je suis en retard — et me laver les cheveux — mais je ne peux pas : j’ai traversé la ville en vélo et je ne peux rien faire contre cet afflux que l’accueillir. Corps et âme, je te dis, l’engagement.
Mes meilleures pensées me viennent à bicyclette. Parfois, la tentation de m’enregistrer, puisque je n’ai pas les mains libres pour les noter, passe dans le champ. Mais elles ne seraient plus les meilleures, alors, elles ne seraient plus libres comme mes cheveux qui volent dans le vent, sans casque pour les contenir et cependant toujours bien accrochés à mon crâne. Il faut avoir cette confiance-là, de laisser les pensées aller et venir dans l’air puisqu’elles demeurent, à leur manière mystérieuse, bien accrochées à notre crâne, elles aussi. Ou plutôt, comme dans un jardin, rien n’est perdu. Tout se retrouve sous la forme de rejeton, de rhizomes, de guano pour d’autres semences ou de chant d’oiseau…
D’emblée, il a dit qu’il aimait que l’exercice le fasse réfléchir. Il appréciait penser, cela lui plaisait. Il l’a dit tout de suite, presque pour ouvrir l’entretien et puis il l’a répété. Il s’étonnait comme un enfant de la sensualité de cette nouvelle matière. Ça lui donnait un air rêveur, absorbé, pareil à la gueule des petits animaux qui se frottent aux fleurs, se délectant tout à la fois de la douceur des pétales et de leur parfum. Mais c’était trop peu pour compter. Il aimait penser en passant, sans bien apercevoir l’engagement du corps et de l’âme qui se trouve là. Il fallait attendre.
Et puis, c’est arrivé jusqu’à lui, ce moment où il n’est plus question que de provoquer ce temps, ces retrouvailles, de les ménager, de leur faire la place que la pensée demande, réclame, exige. L’engagement change sa voix, ses yeux et surtout le poids de sa parole.
Tout cela je l’avais su, mais je l’ai su à nouveau en l’entendant le dire. Un coup de rappel sur le bol, sur le gong… plutôt le son du tocsin dans le lointain, ou la corne des montagnes à l’oreille exercée qui toujours le reconnaît et le corps immédiatement se met à l’ordre, des mesures se prennent. Je l’avais su, mais j’avais encore une fois oublié la vigilance, l’œil qui ne dort jamais, la poussière qui revient chaque jour et qu’il faut chasser chaque jour : une traque, davantage qu’un simple ménage. Un journal de la pensée est alors évoqué. Non pour ce qu’elle convie, charrie, apporte, non pour les idées, mais plutôt pour les lieux, les manières propices à son apparition. Un vade-mecum. Son journal à lui, que j’augmente à l’encre sympathique.
Une bête dans mes cheveux ?
Je baisse la tête
Une bague en or !
Aurait-elle un cœur ?
Me demande-t-on, j’acquiesce
Alors, c’est ma bague !
Très bien, mais je garde la bête.
Détaché du ciel
Le couvreur s’adosse aux nuages
Pour tout réparer
Dans cette vie, il y avait école le samedi matin. Ça permettait de ne pas penser à l’après-midi. Le ventre ou la gorge y pensaient parfois, mais pas d’école alors : le lit et la matinée à se tâter pour savoir si c’était suffisamment malade pour ne pas y aller, l’après-midi, chez eux. Ils ne prévenaient jamais. C’était le jeu. Ils venaient et il fallait partir avec eux, ou bien ils ne venaient pas, mais avant l’heure, ce n’était pas l’heure de le savoir. Dans cette vie, il y avait une heure butoir : deux heures et demie, un point c’est tout. Si à deux heures et demie, ils n’avaient pas sonné, le sac du week-end restait dans l’entrée et dehors, le plus loin possible de l’appartement, tout pouvait arriver de bien : la pâtisserie orientale en pointe sur le carrefour, avec ses vitrines versicolores, ou un chat dans l’espace. Trop souvent la sonnerie a fait déglutir les espoirs fous de gâteau au miel et de séance de cinéma à deux heures vingt-huit (mais combien de fois véritablement ?).
Sois pas robotisée, analyse, a dit la première secrétaire médicale à sa jeune stagiaire. Analyse, a insisté la deuxième. En prime, elles lui ont expliqué comment faire, avant de conclure : il faut que tu comprennes ce que tu fais.
L’enfance a ses gouffres
Comme des framboises cachées
Leur rouge surgit
L’espace qu’occupe le corps dans la terre, il faut bien qu’il soit libéré de ce qui s’y trouvait pour faire de la place.
À combien d’exhumations peut conduire une simple inhumation ?
Une petite fée floue
Robe de velours turquoise
Grand poncho de laine bleue
Cheveux de coton blanc
Bonnet en métal pointu
Au beau milieu de la rue
Une petite fée flouée
Plus tard, on la retrouve
Dans les bras d’une plus grande
Pleurant au milieu des masques
Mariée, cow-boy, képi, singe
Perchée en haut d’un muret
Les jambes courtes pendouillent
Une petite fée fluette
La plus petite d’entre eux
Aux lourds godillots d’hiver
Malgré la robe de fête
Équipée contre le froid
Des perfides Mardis gras
Soit, mais que peut-elle faire
Contre le vent en dedans ?
Une petite fée en fuite
Fouette de sa baguette
Étoilée une chimère
Manquant diablement d’adresse
Elle habite dans sa course
S’y niche, s’y loge, y dort
À contresens, elle croise
Des masques et des masques
Mais de visage, jamais.
La mémoire a cela de bien qu’on peut toujours la mettre en doute. On peut avoir rêvé l’instant de réalité d’où s’est échappé un mauvais souvenir, ou l’avoir dramatisé… mais si par hasard quelqu’un ou quelque chose vient l’acertainer, alors tous les autres mauvais souvenirs redeviennent, d’un coup, digne de foi, et réclament à la porte, leur lot de véracité et ses conséquences, formant une file impatiente qui occupent les escaliers et les paliers, la cour, la rue et son angle, gênant le passage de tout autre chose. Il faudrait pouvoir s’enfuir par les toits…
On sonne. Ouvrir la porte est une transposition à l’échelle de l’appartement du bien-aimé « coucou, la voilà » où le visage disparaît derrière les mains. Un jeu grandeur nature. Il faut tendre la main en se hissant sur la pointe des pieds pour actionner la poignée. Dans le couloir sombre, un homme vaguement familier flanqué de part et d’autre de deux gendarmes en uniformes complets — armes et képis compris —. Après cela, on y regarde à deux fois avant d’aller ouvrir. Le coucou est cassé. Avertie, on en vaut deux, peut-être, mais deux gamines ne pèsent pas bien lourd dans la balance de la méfiance.
Plus les années passent, plus la satire me semble le seul genre probant quand j’en viens à la famille. Il implique de la prose et des vers et peut ainsi convenir aux vivants comme aux trépassés.
J’ai trois souvenirs de mon père, tous également mauvais.Voilà qui est plus difficile à dire à présent. Pas tant par devoir de bienséance que par la capacité des morts à générer de nouvelles situations calamiteuses.
On ne dit pas du mal des morts.Est bien véritablement mort qui n’est plus évoqué.Comment écrire une troisième phrase à partir de ces règles opposées ?
« Tomber » vaut pour devenir. La chute on l’entend rapidement, quand on tombe amoureux ou malade. Mais ce ne sont le plus souvent que des états traversés comme autant de stores sur le trajet vertical. On ne touche pas le fond avant la fin. On l’ignorait, on flottait pourtant. La tombe cueille finalement dans son monosyllabe sourd le poids mort contre la terre compacte.
Un ami me confie s’être à plusieurs reprises trouvé embarrassé en apprenant la mort de personnes qu’il avait depuis longtemps enterrées.« Embarrassé » est l’adjectif qui désigne le fait d’être enceinte en espagnol. Je me demande à quelles gestations nous amènent ces confrontations entre notre imaginaire et la réalité.
Une inhumation est un tremblement de terre très précisément localisé. Il en va autrement de ses répliques.
Le logeur de la vieille Edna déposa sur le seuil de la petite maison de fonction du professeur deux cartons. Le premier, dans une autre vie, emballait un aspirateur dernier cri qu’il avait offert à sa femme, en faisant une blague sur la fête des Mères. Le second, une bouilloire électrique bleue. Il les déposa l’un sur l’autre, le petit sur le grand, après avoir vainement sonné trois fois, ignorant que le Professeur s’illustrait alors dans un colloque international intitulé La Chimie du Graal à quelques milliers de kilomètres de là. Le logeur estima que la marquise de la maisonnette protégerait efficacement les cartons d’éventuelles intempéries et qu’il en avait terminé avec ce qu’il avait pu devoir à Edna Miscelioviwz. Locataire irréprochable pendant plus de quarante années d’une chambre avec douche à l’étage, il avait hérité d’elle, à la mort de son père, en même temps que de quatre immeubles de rapport en ville, d’une villa dans une station balnéaire espagnole et d’une semi-bourgeoise où il habitait à présent avec sa femme, située à deux pas du campus. D’un naturel paresseux et débonnaire, il avait laissé en place tous les locataires, se contentant d’augmenter les loyers dans le cadre de la loi, y compris la vieille Edna, dans son grenier. Elle avait dû récupérer les cartons dehors quand il les avait jetés. Il ne l’avait pas vue faire, mais il ne la voyait presque jamais aller et venir. Elle se contentait de nourrir un chat de toit et quand il avait dû entrer chez elle avec les ambulanciers, cela ne sentait pas. En fait, la seule odeur prégnante de la chambre était celle de la lavande, mais dans une concentration telle qu’on était instantanément pris par une violente envie de faire une sieste sur l’impeccable petit lit, de plonger la tête dans les nombreux oreillers et de s’étaler de tout son long sur le couvre-lit en crochet dont la blancheur captait le grand soleil de la fenêtre. Elle attendait dans un fauteuil à oreilles, ses lunettes sur le nez, et la douleur semblait la tenir tout à fait éveillée. Elle lui avait indiqué d’un geste poli les deux cartons, sur lesquels le nom du professeur Galagger était noté en grosse écriture ronde, et ses yeux formulaient une petite prière. Elle ne lui avait pas explicitement demandé de les porter chez son employeur, elle parlait peu craignant toujours que son lourd accent, dont elle ne s’était jamais débarrassée, ne complique les échanges. Excepté ce fameux accent et la valise en simili cuir gris souris à ses pieds, elle ne disposait déjà plus d’aucun effet personnel, le placard était vide et les papiers avaient été changés sur les étagères et dans les tiroirs de la commode. Seul un mug aux armes de l’université portant encore les marques d’un robuste Darjeeling et d’un rouge à lèvres sombre, oublié sur la tablette du lavabo pouvait laisser croire que quelqu’un avait vécu là récemment. Il avait hoché la tête pour les cartons. Elle avait fermé les paupières avec une profonde inspiration, visiblement en paix. Le carton de l’aspirateur était fort lourd. Il contenait les cahiers. Dans le carton de la bouilloire, il avait jeté un œil, se rappelant, trop tard, que la curiosité avait tué le chat, et l’expression l’avait poursuivi pendant des jours alors qu’il ne renfermait qu’une cafetière en métal cabossée. Personne ne volerait ça. Le campus était gardé.
La mort de sa femme de ménage fut l’occasion pour Galagger de prendre la mesure de ses travaux en physique quantique. Elle était affectée à la maison et avant de travailler pour lui, elle avait servi près de vingt ans le précédent occupant : le professeur Mùro, « Stéganographie urbaine ». Galagger ne pensait pas avoir besoin d’une bonne, il n’en avait jamais eu, encore moins d’une blanchisseuse ou d’une cuisinière, mais cette façon qu’elle avait de lui rappeler qu’elle travaillait pour l’université, en lui montrant sa fiche de paye, apaisait sa conscience. Tant qu’elle restait à sa place, en calquant ses heures de service sur ses heures de cours, il acceptait volontiers de trouver ses chemises repassées dans l’armoire, son bureau pimpant et un dîner à réchauffer dans le frigo. Elle servait ailleurs, il le savait, mais il restait très allusif quand ses collègues la mentionnaient au détour d’une conversation. Enseignant « La Mystique de l’Atome », il se sentait un peu à part sur ce campus principalement consacré aux Sciences Humaines.
En arrivant par la mer, on distingue sur la rive, parmi les rochers, un étrange amas qui évoque d’abord un corps allongé sur un lit, ou un divan, comme il en existe sur les gravures du début du XXe siècle. Il y a toujours des gosses pour plonger du bateau malgré les mises en garde : les courants sont traîtres en dépit du peu de fond et l’eau à la belle écume révèle à l’étude un taux d’acidité anormal. La petite troupe nage jusqu’aux rochers. Quand ce ne sont pas des gamins, ce sont des amoureux ou des citadins un peu éméchés en quête d’aventure. Régulièrement, quelqu’un se noie ou presque. Rien ne les arrête. Le monticule qui a attiré leur attention est un assemblage chimérique : pieds de métal, corps fossilisé d’un coquillage monstre, sorte de couteau ouvert en deux. En le frottant avec du sable noir apparaissent des lettres — ariet ou plus probablement ariel, qui est le nom d’un ange, mais aussi celui du personnage d’un film fantastique qui se passe sur une île… —. Rien de plus. Pourtant, ils ne s’en vont pas tout de suite. Ils s’installent dans la conque, autour. Il y a un cercle de feu laissé par d’autres, bien délimité avec des pierres roses. Le bois flotté prend bien. Souvent la nuit les surprend. Ils restent là à chanter des chansons et à se raconter des histoires effrayantes, tranquillement.
La falaise s’est effondrée ce matin. Cela a créé un choc dans la population résignée à sa lente érosion. Le marché de l’immobilier, déjà très fragile pour les demeures situées sur les hauteurs, ne se relèvera pas de ce nouveau coup. Les propriétaires les plus avisés ont vendu leur bien voilà plus de vingt ans. L’interdiction de circulation entrée en vigueur suite au premier glissement de terrain, connu désormais des géologues sous le terme de « translation du banc » ou « translation de Mariette », avait sonné le premier glas pour les maisons de la côte. Certaines d’entre elles, vieilles de presque deux siècles, portaient le témoignage de l’heureuse époque des bains de mer et des congés payés. Classées, elles ont été déconstruites pierre par pierre et remontées à l’identique à l’intérieur des terres. Pour certaines bâtisses plus modestes, les habitants ont également pu faire ce choix de la reconstruction, mais à présent la zone des falaises est sinistrée et ce genre d’opération de la dernière chance est définitivement révolu.
À la longue, les dates s’effacent. On dirait qu’elles rentrent dans le bois, qu’elles s’y enfoncent comme des vers dans le sable. Les jeunes du comité, ceux qui sont restés membres (les enfants de Tina, Stuart qui a gardé une maison de vacances dans la baie et Carla), sont quasiment tous à la retraite. Ce qui compte c’est le club d’origami et le banc. Les dates, depuis qu’il y a des téléphones encyclopédiques, on les retrouvera bien toujours au besoin.
À l’exception de quelques âmes égarées, il ne vient à l’idée de personne de s’asseoir ailleurs qu’à côté de Mariette, ce qui fait qu’à la longue, ses dates s’effacent. Son nom, lui, vieillit tranquillement avec le bois du banc exposé aux quatre vents. La gravure demeure très élégante. Evelyne l’a réalisée avec soin d’après le modèle choisi par le Comité des fêtes. Après avoir renoncé à la plaque et au concours « un vers pour Mariette » lors d’une séance mémorable où Valéry, notre poétesse locale, a donné à entendre les équivoques déplacées de ce titre, les membres ont tenu à maintenir un concours de calligraphie pour l’inscription. Les débats autour de la question du nom de famille ont duré une bonne partie de l’hiver. Mariette ayant été deux fois veuve, il semblait déloyal de ne faire figurer qu’un seul patronyme. Ne conserver que son nom de jeune fille rabat sa longue vie à une existence de fillette, a soulevé l’institutrice. Ou de vieille fille, a ajouté Simon, qui ne s’est jamais marié. La mention de trois noms de famille risquait d’écraser le prénom, au sujet duquel tout le monde était d’accord : Mariette, c’est Mariette. D’ailleurs, quand quelqu’un risquait un « Madame » … elle-même disait : allons, allons, Mariette ira bien. Dates de naissance et de mort en chiffres séparés par de gracieuses barres inclinées sur le côté gauche du dossier banc, prénom avec une belle majuscule de cahier d’école et point sur le i, sur le côté droit, quand on regarde la mer.
Dans le souhait de Mariette, il n’était pas question d’écrire quoi que ce soit sur le banc. Une plaque aurait été tout à fait inappropriée, mais le Comité des fêtes a pris le temps de plancher sur quelques propositions, puis de lancer un concours de « vers de circonstance », de voter trois ou quatre fois avant de renoncer, purement et simplement. Personne n’était surpris et tout le monde, soulagé. Une romancière en vogue venue pour signer son dernier livre, assistant à la conclusion de cet épisode, ne manqua pas d’en souligner le paradoxe. C’est comme ça par ici, on prend le temps de se rendre compte qu’on est d’accord depuis le début, ça resserre les liens. Il a fallu qu’ils soient bien solides pour supporter les interminables échanges relatifs à la falaise. Prétextant son érosion, la mairie refusa d’abord tout net qu’on y installe le banc de Mariette. Le comité des fêtes fit valoir qu’il n’était pas question d’un monument pour l’éternité, mais d’un banc. L’avocat, payé sur les fonds de la collecte, réussit à établir un parallèle judicieux avec les concessions du cimetière. Elles étaient renouvelables tous les vingt-cinq ans. Il y avait fort à parier que la falaise serait encore là, elle dans un quart de siècle et que si, alors, on ne pouvait plus s’asseoir sur le banc, on en aurait déjà bien profité. La mairie contre-attaqua comme il se doit avec des questions de sécurité. Le site est dangereux. Certes, admit l’avocat, mais il n’est pas interdit de s’y promener, en quoi s’y asseoir sur un banc aggraverait-il les risques ? Et pourquoi la mairie n’installait-elle pas des barrières de protection ? « Du fait de l’érosion », la réponse arriva par la poste, mais on l’avait déjà débattue la veille au café. Les opposants au banc de la falaise tentèrent une dernière manœuvre : le banc ne risquait-il pas de s’envoler ? Qu’est-ce qui nous empêcherait de le sceller avec du béton, s’exclamèrent en chœur les membres du comité, toujours soutenu par l’avocat qui avait renoncé à se faire payer d’autres honoraires, le fonds Mariette étant épuisé par cette bataille juridique, mais il savait tirer de ces nombreux rebondissements une aura médiatique largement compensatoire. « Le site est classé » fit savoir la mairie à grand renfort de presses locales ne voulant pas être en reste sur le plan de communication. C’est alors que Henri, qui ne s’était pas manifesté jusque-là bien qu’ayant été un des élèves de Mariette à la petite école, épaulé par son fils, l’ingénieur, proposa de fondre des pieds suffisamment lourds pour qu’ils résistent à un cyclone. Démonstration fut faite sur un grand tableau noir apporté tout exprès au conseil municipal et devant l’aplomb du grand forgeron et les chiffres de son cadet, la mairie céda.
Le testament ne fait pas mention de la falaise. Mariette, avec la bénédiction des jumelles, a fait don de sa maison aux femmes et aux enfants qui auraient besoin d’un abri. Les hommes peuvent aussi être désemparés, précise-t-elle, mais il faut accepter ses limites : la maison est petite et la présence des hommes pose toujours des problèmes de salle de bain. Le banc aurait pu aussi bien se retrouver dans son jardin, dont elle avait fait tomber la barrière quelques mois après le décès du bon mari, de telle sorte que les touristes le prenaient souvent pour un petit square ou le jardin de la maison d’une célébrité locale qu’on pourrait visiter. Un jour ou l’autre, nous nous étions tous retrouvés assis aux côtés de Mariette, sur le banc de l’école, au parc, à l’église, sur la plage ou là-haut et une collecte a rapidement été lancée pour pouvoir passer commande à Paul, au lieu d’acheter quelque chose de commun par correspondance, comme Mariette se l’était imaginé. Les jumelles étaient très touchées par cette attention et honnêtement soulagées de voir le comité des fêtes se charger de la collecte et du reste. Elles travaillent loin et elles avaient d’autres souvenirs de leur mère. Le banc de Mariette était un banc public. Au vu de la somme recueillie, nous aurions pu acheter une dizaine de bancs et baliser ainsi les promenades de Mariette. Cette idée a été défendue un temps par une jeune voisine, qui travaille dans l’événementiel. Claire de l’office du tourisme lui a immédiatement emboîté le pas en proposant un petit guide pour les touristes… et c’est ce qui nous a décidés à ne pas le faire. Mariette n’est pas une gloire locale. C’est une vieille amie et nous comptons bien la garder pour nous. Paul a expliqué qu’avec cette somme, nous pourrions faire quelque chose de durable et de vraiment beau. Investir dans un bois exotique imputrescible et s’assurer du droit d’installer le banc au bord de la falaise.
La dernière volonté de Mariette n’a été une surprise pour personne : toute la ville connaissait son goût pour les balades avec stations. Trois fois par jour, au prétexte de sortir Léon, elle parcourait les rues, les places, le square, la jetée d’un pas toujours vif malgré les années, mais en marquant des arrêts prolongés à des points stratégiques, pour leur vue ou pour la possibilité d’y rencontrer des visages familiers. Elle ne venait au café que lorsque la terrasse en était abordable, ce qui pour Mariette ne représentait pas loin de onze mois sur douze. Ainsi, même dans les plus froides semaines, nous sortions au moins un guéridon et deux chaises, certains de sa visite du matin. Les grandes marées étaient seules capables de la faire reculer. L’après-midi, elle se rendait à la falaise avec Léon. Peu sujette au vertige, elle s’installait sur une petite couverture imperméable trop près du vide au goût des touristes qui faisaient un écart pour ne pas prendre de risque. Les connaissances qui montaient là-haut ne craignaient pas de l’effrayer et partageaient un moment son petit carré sec. Elle emportait souvent un châle et un bonnet supplémentaire pour le cas où quelqu’un ait froid. Elle les dégainait également si par gentillesse on s’inquiétait de son rhumatisme dans cette humidité… Elle ne parlait pas beaucoup, mais elle écoutait bien. Alors, nous avons essayé à notre tour de bien entendre ce vœu de son cœur. Un banc, elle laissait une petite somme pour son achat, un banc là où il manquait.
Mariette est née pendant la guerre. Dans la famille, il était courant de rappeler qu’elle l’avait illuminée par sa seule drôlerie. Mariette n’était pas un bébé douillet et en grandissant, elle s’est montrée très débrouillarde et peu exigeante, ce qui a contribué à sa popularité autant que la fameuse drôlerie. Elle n’a jamais eu l’ambition de devenir une grande voyageuse : elle aimait vivre ici, parmi nous, et sans les péripéties professionnelles de son premier mari, elle n’aurait probablement jamais quitté le village. Comme elle se plaisait à le dire, la vue sur la mer n’est jamais la même, et on n’aurait pas assez de toute une vie sans dormir pour l’apprécier. C’est également ce qu’elle disait du visage de son second mari, le bon, comme elle l’a baptisé. Toutes les personnes réunies ce soir l’ont si bien connue, c’est étrange d’être le premier à parler. Je suis sûr que la veillée nous donnera l’occasion d’en apprendre encore bien d’autres. Mariette, les plus jeunes l’ignorent sans doute, a d’abord travaillé à la laiterie et à la boulangerie du Phare. Elle aimait l’odeur du lait caillé et le matin, ce qui faisait d’elle une vendeuse appréciée et ses yeux tout ronds réveillaient mieux qu’un café-crème. Sur l’incitation de Monsieur Tardy, le directeur de l’école, qui avait été son maître, elle a réussi les examens pour devenir institutrice et nombre d’entre nous ont été ses petits élèves. Il y a eu l’épisode de l’Afrique, sur lequel je préfère ne pas m’étendre, parce qu’elle n’en parlait pas facilement. Son premier mari est mort là-bas et on ne dit pas de mal des morts, mais parfois ce n’est pas évident d’éviter. Pour Mariette, c’est facile. Quand elle est rentrée, elle était professeur d’anglais, preuve qu’elle n’avait pas perdu son temps là-bas, en dépit du désastre. Après ça, la vie de Mariette, ce n’est pas compliqué : le bon mari, les jumelles, le jardinage, la bicyclette, l’accueil des cyclistes de l’UCI, bien sûr et le club Haïkus et Origami, qu’elle a fondé après avoir hébergé pendant quelques semaines un touriste japonais amnésique suite à une chute sur les rochers. Elle nous aura tous cueillis en entreprenant un pèlerinage à Compostelle à quatre-vingts ans passés. Depuis, nous savions toujours où la trouver quand elle n’était pas chez elle : avec Léon, sur la falaise. Ça, au moins, grâce à vous, ce n’est pas près de changer.
J’ai remonté la pente, le souffle un peu court. Mon avis de mutation est arrivé à la fin du mois de juin, ce qui est plutôt un progrès sur le plan administratif. Enfant, on fait tourner le globe et on pointe son doigt en fermant les yeux, comme pour accrocher la queue d’un âne, laissant au Hasard le choix de la destination de nos rêves… c’est un peu ça. Il fallait que je parte. Mes proches me prédisaient que j’emporterais mes problèmes avec moi et je préférais me taire. Mes proches avaient raison, mais je n’avais pas le cœur de leur dire que c’était leur sollicitude que je fuyais. Mes problèmes, j’y suis bien trop attachée pour supporter encore qu’elle vienne s’immiscer entre eux et moi. Il fallait aussi quitter l’appartement, pour vivre dans un autre que nous n’aurions pas choisi, ne plus voir le petit pot de soucis dans l’embrasure de la fenêtre. On peut toujours jeter un pot de fleurs, mais pas un coin de mur, la lumière qui donne dessus le dimanche en fin de matinée, la rue calme en contrebas le soir quand on pose des verres sur la minuscule terrasse du rebord… Je n’étais d’ailleurs pas capable de jeter un pot de fleurs, à ce moment-là. J’en suis encore à me demander comment j’aurais fait sans Mariette, et heureusement, je sais que je n’aurai jamais à « faire sans Mariette ». Le chemin de la falaise monte dur. Je n’avais plus aucune condition physique. Ou je n’avais plus qu’une condition physique : si tu respires, ça continue. J’avais encore un fond d’humour noir, il me permettait de mieux épouser « mes problèmes », de faire corps avec eux. Pour ce qui est de cette ascension, c’était autre chose. Je m’arrêtais plusieurs fois, pliée en deux, les mains posées sur les genoux, j’avais l’impression d’avoir cent ans. C’était à peu près l’âge de Mariette, avec le temps, les dates s’effacent. Je la trouverais « là-haut », au banc, m’asseoir à côté d’elle était ce que j’avais de mieux à faire pour l’instant, en attendant que ma chambre soit prête. Le contretemps à l’arrivée m’avait profondément irritée. Il fallait que je parte et j’étais partie, mais une fois sur place, le logement de fonction était en réfection et la maire m’avait envoyée chez Maria, qui a une chambre, le temps que ça se finisse, et Maria m’avait envoyée au café, et le patron, après avoir constaté à voix haute que j’avais une petite mine et que mon séjour allait me requinquer, avait cependant refusé d’allonger mon double au cognac. Pas avant dix heures du matin. Tuer les clients, ça tue le commerce. Mais je suis sûre qu’il m’avait vu gober mes cachets… Le mieux était d’aller s’asseoir à côté de Mariette et après tout, j’étais là pour ça, pour faire ce qu’on me dirait de faire, pour ne plus rien choisir, pour ne plus rien décider et pour apprendre à de petits enfants à coller des gommettes et à chanter des chansons pleines de marins et de lapins. Je n’ai pas eu le souffle coupé par la vue : l’odeur de la mer sur le sentier abrupt s’en était chargée. J’avais lu quelque part que ce que nous prenons pour l’odeur de l’herbe coupée et majoritairement due aux insectes sectionnés au moment de la fauche. Montant, peinant, j’inspirais à chaque pas la pourriture des algues, des égouts déversés dans les rivières qui se jettent dans la mer, des cadavres de ceux qui doivent traverser à leurs risques et périls. Arrivée sur le plateau, le ressac m’a remise debout avec une grande claque sur l’oreille. J’ai vu le banc de Mariette, tout au bord de la falaise. Je me suis approchée en titubant un peu. L’herbe était haute et molle. J’ai vu tout de suite Mariette, sur le banc. Je me suis assise à côté. L’à-pic était juste là, presque aux pieds du banc. Il fallait vraiment qu’ils aient une grande confiance en Mariette pour envoyer quelqu’un dans mon état s’asseoir aussi près du bord, ou peut-être qu’ils s’en foutent ? Ou peut-être qu’ils savent que ce n’est pas leur problème ? Ou peut-être qu’il vaut mieux que tu t’habitues à ce vertige puisque tu vas vivre ici, au moins un an ? Malgré la brume, on voit l’autre côté, une dentelle bleue.
L’auvent du primeur Jaune et rouge sur les pastèques La brume l’estompe Il flotte en drapeau Au-dessus du marché de l’aube Sur la place vide
Pour siffler la fin de la récré, il faut encore croire qu’une leçon pourra être reçue.
C’est une dégueulasserie. C’est une dégueulasserie de m’obliger à te dire franchement que tu me déçois, que tu m’as menti et à quel point je suis en colère. J’ai bien lutté, bien encaissé, espérant follement que tu m’épargnerais ça, que tu ouvrirais les yeux, que tu trouverais une solution. Par respect pour moi, par amour pour moi, parce que y’a une limite quand même et que faut pas déconner. Parce que tu es quelqu’un d’honorable. Je l’ai souhaité avec tout l’ardeur du refus d’obstacle, de la flemme, de l’épuisement, qui est comme cette mort douce dans le froid de la neige où l’on préfère ne pas bouger et croire que les secours viendront tout de même, nous extraire de cette léthargie léthale. C’est une dégueulasserie de ne plus me laisser d’autre choix que de te dire que je ne te fais plus confiance, que les guichets sont fermés du bureau des pleurs et du fonds sans fond d’aide à ton usage unique. C’est une dégueulasserie de faire de notre relation la réplique écœurée d’une femme plus de la première fraîcheur, accoudée à un comptoir dans un film d’Audiard.
Se faire rouler alors, ce n’était jamais grave : au pire, on devenait « la Reine des Pommes ».
Le pull grattait. La jolie couleur ne parvenait pas à calmer mon agitation chagrine, sœur de celle provoquée l’été par les moustiques et l’amour dévorant qu’ils me vouaient. Les démangeaisons diaboliques cessèrent net quand ma grand-mère me précisa sur le ton de la confidence : « Sais-tu qu’il est en poils de synthétique ? »
L’école a décrété l’état d’urgence. Ma mère a décidé de précéder l’appel de l’heure des poux. Habile, elle préféra au sentencieux « il vaut mieux prévenir que guérir », la proposition originale de réaliser sur moi « la coupe bestiole ». Dans le miroir de la salle de bain apparut en quelques coups de ciseaux une petite tête bouclée de blond qui aurait pu aussi bien être d’un garçon ou d’une fille. La bestiole. Je crois aussi, mais l’image est moins nette, avoir déjà bien attrapé au jardin, auprès de mon grand-père, que ce qui était coupé repoussait, plus dru. Bref, j’étais enchantée par l’opération.
L’écriture est un geste automatique. À force, les yeux sont fatigués d’écrire ce qu’ils voient. Non plus des visages, des corps, mais des gens, des vies. Ces vies occupent toute la place et les gens qui les brandissent sont devenus détestables ou terrifiants, leur bruit emporte le peu d’énergie qui restait en dictant ce qu’il faut écrire, en le martelant, en l’étalant sur chaque page, étouffant le peu d’espace pour respirer qui s’y trouvait encore. Il n’y a pas de prise là-dessus, rien à retirer du mur pour arrêter l’automatisme et l’écriture persiste, même si les coups s’espacent à mesure que les piles faiblissent dans le petit lapin obstiné. Impossible de renoncer au papier, c’est là qu’est l’air, à l’encre qui pulse en dedans, mais aux mots, oui. Pour un temps, en sourdine, les visages, les corps se dessinent. Les lettres ne sont plus rien que des traits, l’arrondi d’un menton, la barre des sourcils…
En un tour de parc La bêtise cède la place Aux oiseaux moqueurs
Je prends le printemps D’un café allongé d’eau de pluie Sous les arbres verts
L’écriture est un geste qui laisse des traces (miettes de pain, cailloux blancs). Perdue, on peut la rechercher, la pister, la traquer, la rabattre, la poursuivre. Interrompue, elle continue à couler comme ces rivières pour un temps souterraines, ou recouvertes par la ville. Il est difficile de la saisir à son prochain surgissement, mais simple de retourner vers sa source. Je m’assieds au café, la table des devoirs, des premières correspondances, de commencement du journal est toujours là, quel que soit le bar, et moi également. Dans ces traces anciennes, la bille trop profondément enfoncée dans la page jusqu’au bois, je m’inscris et recommence à écrire. Mais on peut aussi traquer l’écriture à son point d’interruption (dont on devrait faire un signe typographique particulier…). Cela demande, exige d’autres qualités. La patience essentiellement. Et l’humilité de Job. L’écriture, tu l’as perdue à un carrefour, tu as bifurqué, elle aussi. Tu retournes, piétines, maudis, elle ne t’a pas attendu : rien de plus mobile que l’écriture. Tu n’as pas arrêté de respirer non plus. Or, aucun carrefour ne supporte une infinité de routes. Les chemins qui partent du point d’interruption ne sont pas innombrables. L’honnêteté fait également partie des qualités requises pour la recherche. Toutes les phrases ne donnent pas sur le rond-point des Champs Élysées. Il y a quatre, mettons cinq rues qui se dessinent à la suite de la tiennent, et quelques entrées d’immeuble. Si tu veux la retrouver, cherche ! Emprunte ces voies qui ne te disent rien, qu’il faut interroger longuement et brutalement avant qu’elles ne se mettent à parler. Tu ne la retrouveras pas identique à celle que tu as perdue. Une vieille connaissance perdue de vue, tu ne t’attendrais pas à la retrouver inchangée… mais quelque chose de la relation qui vous unissait perdure chez les amis en confiance.
Elle dit : je ne supporte plus ma voix.
Mais c’est de sa parole dont elle ne veut plus rien entendre.
Elle dit qu’elle va se taire pendant deux ans.
Il fait remarquer que dans sa profession, se taire ne va pas être facile.
Elle répond qu’elle trouvera un moyen.
Déjà, elle n’emploie plus que très peu de mots, il le constate.
Il lui demande si elle est certaine pour la durée.
Deux ans, c’est long…
Elle dit qu’elle verra après les six premiers mois.
Une fois les six premiers mois passés.
Ses mots exacts. Les derniers.
Quand elle passe la porte, il murmure : les pensées parleront tout de même avec votre voix.
Elle soupire sans se retourner.
Pour voir les couleurs
Du merle il faut fermer les yeux
Et ouvrir l'oreille
Elles sont cachées Par les plis de son manteau noir
Le jaune du bec
Nous masque sa vie chatoyante
On ne souffrira plus, on sera tout doux, on ne blessera aucun être vivant, on ne marchera plus sur l’herbe sans qu’elle ait donné son plein consentement, on ne vexera jamais personne, on ne se moquera plus des bébés qui loupent leur bouche avec leur grosse cuillère, même les paranoïaques n’auront plus d’ennemis, il n’y aura plus aucune tension, plus aucun sentiment d’injustice, plus aucune fatigue, tout sera choisi d’avance, y compris d’accueillir l’improviste, on ne mourra plus jamais.
Température : 20°Ressenti : violent
— Je trouve que c’est violent ce que vous venez de me dire.
— Je trouve que vous trouvez violent ce que vous éprouvez.
— Je trouve que c’est violent ce que vous venez de me dire.
— Je trouve que c’est violent ce que vous venez de me dire.
Dégainer à tout bout de champ le mot « violent » et tirer sur des boîtes de conserve vides.
Il faut appeler un chat un chat violent.
Voilà ce qu’il advint quand le prince goûta le gâteau de Peau d’Âne (et croyez-m’en ce fut un moment mémorable. Mémorable à plus d’un titre) Mais auparavant, afin d’en bien saisir le sel Il convient de vous mettre dans la confidence de deux ou trois choses d’importance.
La première c’est que le Prince dépérit, Dans le noir de sa chambre et de ses idées, Il reste obstinément cloîtré Ne parle à nulle âme Désespère Madame Refusant le boire et le manger
Ça lui passera A-t-on dit au palais Ainsi va la jeunesse Tantôt gloutonne, tantôt affectée Tantôt gobant tout à doubles bouchées Tantôt traçant des raies dans la purée Croquant dans la vie à belles dents Ergotant sur le moindre féculent On n’a jamais vu un enfant nourri mourir de faim Mais le Prince n’est plus un enfant… Oh, presque dit la Reine mère Bientôt un roi Si tôt ? dit la Reine mère Dès qu’on le mariera Ça lui passera
Mais comment marier un prince dégoûté ?
Et c’est que ça dure, docteur Depuis quand ? Depuis déjà trop longtemps Mais encore ?Vous êtes exigeant ! Depuis qu’un jour à la chasse On l’a perdu deux heures Comment le Prince sans escorte… ? Il a disparu… Comme ça ? Nous fîmes une battue… Dans les bois ? Enfin nous l’avons retrouvé Ah ! Sur un rocher Déshydraté ? Éberlué. Où était-il passé ? Nous lui avons demandé Où étiez-vous, Majesté ? À la fenêtre de la princesse, qui loge en ce bois Une princesse, en ce bois ? La plus splendide qui soit ! Ahahahahahaha dans ce bois Pas de princesse, une souillon AAhahahahaha, non non non non D’une richesse sans mesure Vous parlez de cette masure ? Elle portait une robe couleur de temps Dites plutôt la peau d’un vieil âne puant Mais… a dit le pauvret La berlue vous aurez eu Le soleil sur la tête Une mouche vous aura piqué Car de princesse ici, non point,Rien, rien qu’une fille de mains Aux ongles noirs, aux doigts cornés Jusqu’aux coudes dans les eaux grasses Moitié de pisse et de vinasse À deux genoux dans la boue du jardin Frottant les sols, fourchant le purin AAhahahahaha, non non non non Pas de princesse, une souillon
Las, depuis ce jour, le prince n’a plus parlé Susurré seulement, toujours pour décliner Les invitations aux repas et aux fêtes Du cuisinier vexé les nouvelles recettes Dont la reine aux cent coups espère vainement Qu’elles sauront plaire à son prince flageolant Rien ne me fait envie, demain, demain peut-être Vous n’aurez plus bientôt de demains à promettre Si vous ne mangez pas, avant qu’il ne soit peu C’est à peine s’il ouvre encore ses deux grands yeux Rien ne me fait envie, demain, demain, demain… Un peu de chocolat ? Le cœur frais d’une biche ? La cervelle d’un pou à la sauce gribiche ? La reine au désespoir tente n’importe quoi… Un hamburger ? Un chien ? De la purée de pois ?
Alors dans un souffle épuisé, il ânonne : Je voudrais un gâteau, cuit par la Peau d’Âne Bien sûr pas un instant, la reine croit possible Que de faire la cuisine un âne soit passible Mais qu’importe : quand le prince exprime un souhait Après des jours entiers à se tenir muet De trouver un tel âne, elle charge son page Qui quelques heures après revient chargé d’un gage C’est un âne, petit, qui a fait ce gâteau ? Non, madame c’est une fille plutôt… Une fille, vraiment ? De celles qu’on marie ? Davantage de celles qui foulent aux pieds la lie…
Laissez-moi seul à présent, sortez, sortez Dit le Prince et sur eux ferme sa porte à clef.
Cric-crac
Grande inspiration nasale Le gâteau sent bon comme les habits de… Longue expiration pour se calmer Le gâteau est blond comme les cheveux de… Longue expiration sur un A très aéré
Doux et moelleux comme la peau blanche de… Gémissement Et si on l’entendait ?Là derrière la porte Le parfum du gâteau le saisit par le nez Viens, regarde-moi, tranche-moi, mange-moi Il fait si chaud soudain Mais ouvrir la fenêtre Si on l’espionnait… Viens, regarde-moi, tranche-moi, mange-moi Mais peut-être ce gâteau est-il empoisonné ? Cuit par une sorcière, fourré de sortilèges… Viens, regarde-moi, tranche-moi, mange-moi Je suis brave, après tout… Rien qu’un tout petit bout La pulpe de son doigt glisse sur le gâteau De son ongle d’argent, il détache une miette Ah de surprise (il met la main sur sa bouche) Il sort de son fourreau son beau couteau de chasse À nous deux, tentateur ! Et de la fine lame il attaque l’entame Ah avec halètement, comme s’il mangeait trop chaud Dans le bois de la table, il plante son couteau Envoie voler le plat et rompt en deux morceaux Le reste du gâteau pour l’empoigner à l’aise Et mordre à belles dents dedans Ah vaillant et rageur se commuant en mélisme Sur ses lèvres il y a le baiser de… Ah bouche fermée
Dans sa bouche, le miel de sa chevelure
Ah tournant en bouche La divine ambroisie lui coule dans la gorge
Ah de gorge, vers un poitrinage, beaucoup d’air
Le feu du bel été brûle dans sa poitrine
Ah vocalise de poitrine
En son ventre fleurit l’extase sans égale
Ah crié « éclos » interrompu par le commentaire du conteur
Et de pied en cap il en est traversé
Continuation de la vocalise
Quand tout à coup...
La vocalise s’étrangle
La cerise sur le gâteau Cette fois c'était un anneau !
L’enfant demande : C’est quoi un flancoco ? L’adulte lui répond : Un flan, avec de la noix de coco dedans. L’enfant est émerveillé par cette nouvelle. Moi qui les croise, je me demande ce que l'enfant pouvait bien s’imaginer ? Un flan aux haricots coco ? Un flan à l’œuf ? Un flan communiste ? Un drôle de flan ?... Ou pressent-il plus terriblement l’infinité des sens possibles à son insu ? Chaque mot le place au cœur d’un labyrinthe, d’où partent des chemins tantôt bien éclairés, tantôt obscurs, tantôt invisibles. Les premiers font de lui ce petit bonhomme blanc sur fond vert qui n’a qu’une flèche à suivre dans la vie, les deuxièmes l’intriguent et le tentent et provoquent les questions affûtées, les troisièmes le terrifient et le fascinent : à leur abord naissent les « pourquoi » sans fin.
La parole tragique colle au réel. La parole de la comédie est prise dans une réalité collante comme le sparadrap du capitaine Haddock.
La tragédie est littérale. La vie — et par conséquent la mort — de ses personnages sont prises dans la lettre de leur mot. Leur parole n’est pas une façon de dire, une évocation.
Il existe une sorte de binocles qui porte le nom de face-à-main pour la raison qu'au lieu de se poser sur le nez, il est fixé au bout d'un manche. Comme une loupe, mais à deux verres, en somme. Le masque de la comédie et le masque de la tragédie, peuvent être portés ainsi, et alors on comprend qu'ils servent davantage à voir qu'à être vu.
Ni le masque tragique ni le masque comique ne collent à la peau. ils se posent sur le visage. Si l'ouverture des yeux est assez large, on peut même les tenir à une certaine distance, en le tenant à la main par le côté ou en s'aidant d'un petit bâton en guise de manche, par exemple.
Les masques tragique et comique se côtoient aux frontispices des théâtres. Mais deux masques ne sont pas deux côtés d’une même pièce. Au mieux, ils sont les deux faces d’une même tête, où on ne peut plus distinguer le visage de l’arrière du crâne. Ce qui les sépare est fait d’une autre matière. Une matière organique et pensante.
Je peux dire « la parole tragique », mais je ne peux pas lui opposer « la parole comique ». « La parole tragique » renvoie sans équivoque à la parole de la tragédie, du genre tragique, quand « la parole comique » fait d’abord penser au bon mot, à la blague. Mon incapacité à leur appliquer une dénomination commune en dit long sur la nature de leur opposition.
Ce parfum que je n’aimais pas, qui m’insupportait, me ramenant par le licol à l’écœurement (mélange de pièces surchauffées, de Cinzano et de cris) et à l’épouvante de l’enfance (trajets vers des lieux redoutés à l’arrière d’une voiture conduite à tombeau ouvert, haut-le-cœur des virages en épingle au bord des ravins). Ce parfum qui n’était pas exactement celui qui m’avait rendu malade (un autre nom, quelques écarts de fragrances), mais que je redoutais sur le col d’un ami très cher, d’un spectateur assis toujours trop près de moi à l’opéra, dans une rencontre où la poignée de main, la bise parfois et inévitable et pour la journée se rappelle à chaque mouvement. Ce parfum, sur ta peau, je ne le reconnais plus.
Le flacon pèse son poids. L’industrie du parfum y met un point d’honneur : il faut protéger avec ostentation son précieux contenu afin d’en justifier le prix. La question du vaporisateur est de première importance : il préside à la magie de l’opération. Une bouteille d’eau de Cologne en est dépourvue, c’est autre chose qu’on vend : une ablution, une purification. La vaporisation se substitue au bris du vase de nard, d’une sainte ampoule. Certains atomiseurs sont formés d’une poire reliée directement ou par un élégant tuyau recouvert de textile au flacon. Leur maniement impose un geste de poigne, qui n’est pas sans parenté avec celui que nous faisons pour signifier le cœur battant. D’autres fois, le déclenchement nécessite une simple pression de l’index… La vaporisation fractionne à l’infini quelques millilitres du parfum et le mélange à l’air avant qu’il atteigne notre peau. Simultanément, le liquide et l’odeur nous touchent. Fugace brûlure froide contre le flacon qui contient les 37 degrés de notre sang.
Une des grandes questions qui animent les disputes religieuses porte sur la matérialité ou l’intangibilité des choses. C’est le cas pour la couleur, certaines églises la rangent du côté de la matière, et conservent leurs bâtiments immaculés, d’autres, du côté de la lumière, et peignent les leurs du sol au plafond, vitres comprises. Le parfum a un poids (une livre d’un parfum de nard pur), un prix exorbitant et chiffrable (trois cents deniers), un contenant qui ajoute à son état de corps terrestre (un vase d’albâtre), et malgré toute cette épaisse matérialité, il est, plus fin qu’un voile, invisible à l’œil nu, le véhicule vers l’au-delà (elle a d’avance embaumé mon corps pour la sépulture).
Quand elle donne cours sur Mozart, Gerda Hartman insiste sur l’alternance entre tension et relâchement dans la ligne vocale. D’aucuns diront que toute musique procède ainsi, que c’est la base de l’harmonie. J’ai tout lieu de penser qu’elle le sait, mais aussi qu’il est pour Mozart plus nécessaire que pour tous les autres de le rappeler. L’étiquette « divin » recouvre sa musique et cette sacralisation « énerve » sa musique jusqu’à l’inertie — « énerver » pris ici dans son sens premier : du latin enervare, « retirer les nerfs », d’où « affaiblir, épuiser » —.
Quand l’élève est presque, Jean Deplace disait : ça ressemble. Yves Pignot : tu as la consistance d’un Pacman mordu par les fantômes. Stuart Seide : laisse voir au lieu de montrer. Catherine Hiegel : vous vous rendez compte que vous n’exprimez rien quand vous jouez ? Emmanuel Olivier : ça te paraît difficile ce que je te demande ? Olivier Reboul : vous vous êtes perdu dans votre monde de beauté, semble-t-il… Sean Connery dans Les Incorruptibles de Brian de Palma : la défaite, c'est presque la victoire.
de l'influence de notre récente rencontre avec Sekiguchi ?!