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  • Photo du rédacteurEmmanuelle Cordoliani

CARNET DES JOURS SUIVANTS 501...

Dernière mise à jour : il y a 6 jours


© Frank Herfort | Russian fairytales

L’enfant demande : C’est quoi un flancoco ? L’adulte lui répond : Un flan, avec de la noix de coco dedans. L’enfant est émerveillé par cette nouvelle. Moi qui les croise, je me demande ce que l'enfant pouvait bien s’imaginer ? Un flan aux haricots coco ? Un flan à l’œuf ? Un flan communiste ? Un drôle de flan ?... Ou pressent-il plus terriblement l’infinité des sens possibles à son insu ? Chaque mot le place au cœur d’un labyrinthe, d’où partent des chemins tantôt bien éclairés, tantôt obscurs, tantôt invisibles. Les premiers font de lui ce petit bonhomme blanc sur fond vert qui n’a qu’une flèche à suivre dans la vie, les deuxièmes l’intriguent et le tentent et provoquent les questions affûtées, les troisièmes le terrifient et le fascinent : à leur abord naissent les « pourquoi » sans fin.

La parole tragique colle au réel. La parole de la comédie est prise dans une réalité collante comme le sparadrap du capitaine Haddock.

La tragédie est littérale. La vie — et par conséquent la mort — de ses personnages sont prises dans la lettre de leur mot. Leur parole n’est pas une façon de dire, une évocation.

Il existe une sorte de binocles qui porte le nom de face-à-main pour la raison qu'au lieu de se poser sur le nez, il est fixé au bout d'un manche. Comme une loupe, mais à deux verres, en somme. Le masque de la comédie et le masque de la tragédie, peuvent être porter ainsi, et alors on comprend qu'ils servent davantage à voir qu'à être vu.

Ni le masque tragique ni le masque comique ne collent à la peau. ils se posent sur le visage. Si l'ouverture des yeux est assez large, on peut même les tenir à une certaine distance, en le tenant à la main par le côté ou en s'aidant d'un petit bâton en guise de manche, par exemple.

Les masques tragique et comique se côtoient aux frontispices des théâtres. Mais deux masques ne sont pas deux côtés d’une même pièce. Au mieux, ils sont les deux faces d’une même tête, où on ne peut plus distinguer le visage de l’arrière du crâne. Ce qui les sépare est fait d’une autre matière. Une matière organique et pensante.

Je peux dire « la parole tragique », mais je ne peux pas lui opposer « la parole comique ».  « La parole tragique » renvoie sans équivoque à la parole de la tragédie, du genre tragique, quand « la parole comique » fait d’abord penser au bon mot, à la blague. Mon incapacité à leur appliquer une dénomination commune en dit long sur la nature de leur opposition.

Ce parfum que je n’aimais pas, qui m’insupportait, me ramenant par le licol à l’écœurement (mélange de pièces surchauffées, de Cinzano et de cris) et à l’épouvante de l’enfance (trajets vers des lieux redoutés à l’arrière d’une voiture conduite à tombeau ouvert, haut-le-cœur des virages en épingle au bord des ravins). Ce parfum qui n’était pas exactement celui qui m’avait rendu malade (un autre nom, quelques écarts de fragrances), mais que je redoutais sur le col d’un ami très cher, d’un spectateur assis toujours trop près de moi à l’opéra, dans une rencontre où la poignée de main, la bise parfois et inévitable et pour la journée se rappelle à chaque mouvement. Ce parfum, sur ta peau, je ne le reconnais plus.

Le flacon pèse son poids. L’industrie du parfum y met un point d’honneur : il faut protéger avec ostentation son précieux contenu afin d’en justifier le prix. La question du vaporisateur est de première importance : il préside à la magie de l’opération. Une bouteille d’eau de Cologne en est dépourvue, c’est autre chose qu’on vend : une ablution, une purification. La vaporisation se substitue au bris du vase de nard, d’une sainte ampoule. Certains atomiseurs sont formés d’une poire reliée directement ou par un élégant tuyau recouvert de textile au flacon. Leur maniement impose un geste de poigne, qui n’est pas sans parenté avec celui que nous faisons pour signifier le cœur battant. D’autres fois, le déclenchement nécessite une simple pression de l’index… La vaporisation fractionne à l’infini quelques millilitres du parfum et le mélange à l’air avant qu’il atteigne notre peau. Simultanément, le liquide et l’odeur nous touchent. Fugace brûlure froide contre le flacon qui contient les 37 degrés de notre sang.

Une des grandes questions qui animent les disputes religieuses porte sur la matérialité ou l’intangibilité des choses. C’est le cas pour la couleur, certaines églises la rangent du côté de la matière, et conservent leurs bâtiments immaculés, d’autres, du côté de la lumière, et peignent les leurs du sol au plafond, vitres comprises. Le parfum a un poids (une livre d’un parfum de nard pur), un prix exorbitant et chiffrable (trois cents deniers), un contenant qui ajoute à son état de corps terrestre (un vase d’albâtre), et malgré toute cette épaisse matérialité, il est, plus fin qu’un voile, invisible à l’œil nu, le véhicule vers l’au-delà (elle a d’avance embaumé mon corps pour la sépulture).

Quand elle donne cours sur Mozart, Gerda Hartman insiste sur l’alternance entre tension et relâchement dans la ligne vocale. D’aucuns diront que toute musique procède ainsi, que c’est la base de l’harmonie. J’ai tout lieu de penser qu’elle le sait, mais aussi qu’il est pour Mozart plus nécessaire que pour tous les autres de le rappeler. L’étiquette « divin » recouvre sa musique et cette sacralisation « énerve » sa musique jusqu’à l’inertie — « énerver » pris ici dans son sens premier : du latin enervare, « retirer les nerfs », d’où « affaiblir, épuiser » —.

Quand l’élève est presque, Jean Deplace disait : ça ressemble. Yves Pignot : tu as la consistance d’un Pacman mordu par les fantômes. Stuart Seide : laisse voir au lieu de montrer. Catherine Hiegel : vous vous rendez compte que vous n’exprimez rien quand vous jouez ? Emmanuel Olivier : ça te paraît difficile ce que je te demande ? Olivier Reboul : vous vous êtes perdu dans votre monde de beauté, semble-t-il… Sean Connery dans Les Incorruptibles de Brian de Palma : la défaite, c'est presque la victoire.

Écrire l'été
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