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CARNET DES JOURS SUIVANTS 101 à 200

Dernière mise à jour : 3 avr.



© Frank Herfort

J’ai trois souvenirs de mon père. Tous également mauvais.

Le Professeur Geiger était une âme vaillante. Il encaissait bravement les blagues que sa spécialité — conte et oralité des confins — lui valait depuis les premières heures de son orientation professionnelle. Jamais « le conteur Geiger n’explosait », pour reprendre l’un d’entre elles. Il avait même fini par les apprécier, comme une marque d’attention, et il demeurait toujours surpris quand une nouvelle apparaissait dans la bouche d’un élève farceur, mais inspiré. Cela ne pouvait donc pas être ce qu’il déplorait en trempant la petite navette à la fleur d’oranger dans l’étrange breuvage servi pour du thé par le Professeur Clothilde de Menault. Il affichait un air profondément contrarié, dans lequel la perplexité ajoutait quelque chose d’enfantin et de charmant. Finalement, s’agaçant de ses propres tergiversations intérieures qui le laissaient muet depuis près de dix minutes, soucieux de ne pas manquer de courtoisie à son hôte, il lui demanda s’il lui arrivait fréquemment de se trouver prise dans des conversations ayant pour unique objet l’immobilier. Derrière ses gros verres, de Menault ouvrit des yeux surpris : il est toujours possible de ne pas comprendre ce que disent les autres, mais elle avait appris que la plupart du temps, nous sommes simplement déroutés par ce que nous comprenons. Ainsi, elle ne prit pas la peine s’informer davantage avant de répondre non. Cela ne lui arrivait ni fréquemment ni jamais. Elle sortait peu : elle avait déjà si peu de temps pour écrire, et les rares personnes qu’elles fréquentaient, triées sur le volet avec un flair spectaculaire, ne lui auraient jamais asséné ce genre de sujet. C’était bien là ce qui chiffonnait Geiger : pour la troisième fois ce mois-ci, il avait vu un dîner entièrement détourné vers des questions de loyer, d’investissement, d’emprunt, d’embourgeoisement et d’évolution du marché, alors qu’il n’y avait autour de la table que le nec plus ultra du campus en matière de littérature comparée, d’histoire des styles et de traduction des formes versifiées de l’antiquité. Sa perplexité et la moue qui l’accompagnait gagnèrent de Menault et tous deux entreprirent de faire un sort au bocal de navettes. Après avoir longuement mâché, il lui dit : « Vous comprenez, je m’attendais à autre chose ». Assis sous les fenêtres du bureau où je grignotais un sandwich en écoutant éhontément leur conversation, je m’interrogeais : parlait-il de ses derniers dîners ou bien plus généralement de sa carrière universitaire et de la vie sur notre campus ?

La mort avait mis son plus beau costume d’abruti. D’une Austin Mini matte black à liserés orange garée en double file, un type qui se prenait pour un super héros avec une coupe de cheveux aérodynamique et des habits assortis à sa voiture, surgit, tout à fait pris dans une conversation téléphonique d’une importance à envoyer dans le décor un pauvre cycliste occupé à jouer les règles du jeu, lui. Le maquébello des bacs à sable, recroquevillé sur son appareil ne s’est pas seulement aperçu que l’ouverture imprévisible de la portière de son véhicule avait obligé le vélo à un écart tel qu’il l’avait implacablement conduit à s’encastrer dans le bus qui roulait dans l’autre sens. Le hurlement du klaxon lui fait lever un regard agacé. Les gens ne font pas assez attention au grave problème que représente la pollution sonore. La mort, quant à elle, ne s’est pas éternisée dans cette enveloppe.

Un peuple misérable. Depuis combien d’année, la guerre ? Il ne compte même plus. Les enfants n’ont rien connu d’autres que la terreur de leurs parents. Un peuple campé dans les ruines. Les premières années, il a obstinément reconstruit, mais il est exsangue à présent. La survie et l’attente de la prochaine salve de calamités prend tout et racle le fond. Le messager arrive dans ses habits propres. Il dit des mots de réconfort qu’il doit répéter lentement. L’oreille du peuple siffle encore sous l’effet des bombes. Elle ne l’entend pas, pas nettement, elle ne sait plus entendre, comme son estomac ne sait plus manger plus de trois bouchées, comme ses yeux ne supportent plus la lumière vive. Le messager répète encore et encore les mots du réconfort. Il s’assied au milieu des ruines et annonce que la guerre est finie, que le pardon est enfin arrivé. Et sitôt que le peuple misérable l’a entendu, il lui expose la tâche qui l’attend à présent : chaque vallée sera élevée et chaque montagne, rasée. Il y a dans la parole divine quelque chose d’insupportable. Dieu parle toujours trop fort même par le prisme de son messager. Il n’est pas adéquat, mais surgissant, comme une source.

Tu prends le soleil. Tu ne veux pas être pâle. Le blanc appelle la lumière, attire l’œil, séduit, inquiète. Tu ne veux rien de cela alors, je t’en prie, chaque fois que l’occasion t’en est donnée, prends le soleil. Tu ne veux pas avoir l’air faible, souffreteux, fragile. Même ici, où tu attends le plus improbable bus entre une allée de faux arbres et des entrepôts de containers, assis sur ton bloc de ciment, tu prends le soleil. Ça sera toujours ça de pris. Tu ne veux pas qu’on imagine les caves, les nuits, les planques, les coffres de bagnoles. Le cœur va très vite dans ces rendez-vous à l’aveugle – tu auras oublié qui t’a arrangé celui-là, tu ne veux pas penser au risque que chaque rencontre comporte, à l’étrange engagement de personnes dont tu ne sais rien et qui aide, malgré tout – mais prends le soleil en attendant. À la fin, il ne restera peut-être plus que ça : le désir inassouvi d’un bref éclat de lumière à travers les feuilles.

# 195

Écrire n’importe où, mais sur du papier. C’était la conclusion surprenante de la formation minutieuse que Sasha donnait sur l’usage du web. Il avait décrit par le menu les procédures indispensables pour se préserver des intrusions, effacer ses traces, disparaître des recherches les plus approfondies, cacher dans les profondeurs de la mémoire des machines des messages codés… pour en arriver là. Ce n’était pas pour lui, si jeune, un retour, mais bel et bien une trouvaille, une conquête. Sa main lui faisait mal quand il devait tenir un stylo, il ne savait pas noter proprement dans le noir, alors qu’il pouvait coder les yeux fermés sur trois types de claviers, mais en dépit du coût et du temps perdu, le papier demeurait l’allié le plus sûr qu’il connaissait. Écrire n’importe où, mais sur du papier : la première règle à suivre. Une autre vint s’adjoindre rapidement, à laquelle Sasha n’avait aucune part : écrire immédiatement, ne pas remettre, ne pas attendre, noter a minima, au plus près de l’éprouvé, sans style, sans façon, être à la mesure de l’urgence. Et enfin une troisième, la mienne : chaque jour, un peu, au moins. Dont acte.

Les archives sont au 4e sous-sol. Nul ne peut y accéder sans accréditations. Une par étage descendu, à quoi s’ajoute la carte indispensable pour entrer dans le hall du bâtiment. Le nombre de cartes disponibles sur le territoire est limité au nombre exact de serviteurs du secret. Les équipes de recherche ne sont pas autorisées à s’en voir attribuer, c’est pourquoi elles sont dans l’obligation de maintenir une bonne relation avec le Contrôle qui leur est imposé dès leur constitution. C’est le Contrôle qui entre dans le hall du bâtiment et accède aux archives avec leurs questions. Si ses accréditations sont à jour. Elles sont révocables et régulièrement révoquées sans que nul motif soit invoqué. L’équipe de recherche et le Contrôle doivent alors repasser par le long circuit des demandes, attentes, redirections, refus partiels, reformulations des requêtes, dossiers de justification, attentes… afin d’en obtenir de nouvelles et de pouvoir descendre au 4e sous-sol. Une fois sur place, une simple analyse rétinienne ouvre la lourde porte. Toute visite aux archives est filmée, annotée et consignée dans un dossier conservé aux archives elles-mêmes, dans un niveau supérieur. Tout ce que le Contrôle peut écrire est directement transmis aux différentes instances de contrôle des Contrôles. La Censure du Regret étant, de loin, la plus redoutable. Derrière la lourde porte, la pièce est vide, peinte dans un noir mat qui s’écaille par endroit sur une précédente couche de gris. Il n’y a qu’une seule chaise à la grande table sur laquelle les documents ont été apportés d’avance. La première fois où j’ai entendu ma propre voix dicter dans ma tête, j’ai cru qu’on avait activé un micro dans la pièce, pour un test retors dont la Direction est coutumière. Mais non, c’était bel et bien ma propre voix et jamais nos dirigeants n’auraient pu formuler ce qui se disait là. J’ai alors craint d’être devenue folle et je suis ressortie en prenant les plus grandes précautions pour donner l’apparence de la plus parfaite normalité. La plupart d’entre nous excellent à ce jeu. Bien que je ne sois toujours pas en mesure de comprendre ce qui dicte le texte qui s’écrit, je sais à présent que je suis, tant que faire se peut, saine d’esprit : pas selon les termes de la Direction, qui affiche un positionnement ambigu sur la question de la folie, mais selon d’autres termes qui m’importent davantage. Aux archives, tout en me livrant aux travaux de recherche dont l’équipe m’a chargée, j’écris ce qui se dicte dans ma tête. Je l’écris dans ma mémoire, puisqu’il n’est pas envisageable d’échapper au contrôle permanent de mon ordinateur professionnel et que papier et stylos ont été interdits définitivement par le Censure du Regret voilà plus de dix ans. Des mots comme « coutumière », « ambigu » ou « circuit », si je les écrivais ailleurs que dans ma mémoire me vaudraient d’ailleurs pas mal d’ennuis… et l’accès aux archives me serait alors définitivement interdit. Or, c’est ici, sur la grande table de la pièce vide que ma voix dicte le texte. Je l’écris dans ma mémoire, pour pouvoir le redire plus tard aux rares oreilles capables de l’entendre.

Depuis qu’il fait beau sur Bitume-plage, les sacs de couchages, cartons, anoraks crevés… ont disparu. Où est passée le chatoyant couvre-lit de velours orange qui signalait le vrai roi du lieu quand il l’arborait, plié sur son épaule dans le sens de la longueur, tel un drapeau, en arpentant la butte ? Qui est à présent le roi ? Personne pour le dire. Mais le bienheureux de l’ombre, qui dort en plein midi sous un des petits arbres, couché sur le dos, bras en croix et le pied droit dans l’intérieur du genou, tel le pendu de la carte, sourit et la beauté radieuse et calme de son visage d’onyx retient longtemps le regard qui passe.

Elle lui a dit de partir, de s’en aller et de ne plus remettre les pieds chez elle. Elle l’aimait et ne comptait pas assister au triste spectacle qu’il faisait de sa personne, fumant comme un pompier et buvant comme un trou et malmenant ses invités, alors qu’il était lui-même l’un d’entre eux, et cassant des choses par manque d’attention. Les assiettes, les verres et les vases, il a proposé de les remplacer, avec une certaine contrition, lui rendant la tâche d’autant plus difficile. Mais elle a tenu bon, parce que c’est lui finalement qu’il cassait par manque d’attention. Elle l’aimait et elle lui a dit que c’était intolérable de voir quelqu’un faire du mal à une personne aimée, quand bien même il s’agit de la même personne. Elle a dit exactement : je ne resterai pas là pour regarder. Disant cela, la déesse Artémis lui est apparue, qui détourne le regard d’Hippolyte, son protégé, que moment de sa mort.« Adieu : car il ne m'est pas permis de voir les morts, ni de souiller mes regards par de funèbres exhalaisons ; et déjà je te vois approcher du moment fatal ». Elle lui a dit tout cela sans plus croire que cela aurait le moindre effet.

Sur Bitume-plage on passe toujours après le vent. Les objets éparpillés çà et là, le petit tas des corps endormis calfeutrés au carton, les lignes des vélos au sol, tout semble le résidu d’une marée. Quelque chose s’est retiré et en voilà le reste.

Elle est entrée une fois dans une petite maison, décor d’une chaumière de conte pour la série Once upon a time au beau milieu d’une campagne sans fiction. Une jeune femme, empressée, accueillante, chaleureuse, effrayée, décidée tout à la fois lui a montré une chaise à la table ronde. Des doutes, du bruit qui accompagnait l’existence de l’invitée alors, de son inexpérience, de ses préjugés, de ses raccourcis, l’autre n’a rien vu. Pour elle, il n’y avait que la robe à fleurs que portait cette femme ce jour-là et dont elle seule garde le souvenir à présent.

# 189

Il y a des jours où je voudrais entendre l’assemblage simple et parfait des mots. Dans la phrase : « Laissez-vous toucher par mes pleurs », entendre d’abord le verbe à l’impératif, le sujet enclos dans la formule verbale et le média. Entendre quelque chose qui répondrait doucement aux questions muettes : Laissez-vous (quoi ?) toucher (comment ?) par (quoi ?) mes pleurs. Comment demander quelque chose d’aussi simple ? Comment dire qu’on ne veut rien d’autre que la transparence de l’eau dans le verre parce qu’on a terriblement soif, une soif inextinguible d’entendre l’assemblage simple et parfait des mots ?

Deux choses véritablement surprenantes : un souvenir sans grande importance, plutôt drôle, transformé en douleur exquise alors qu’il réapparaît après le décès d’un des participants et le regard aigu que la femme en passant a posé sur l’oiseau mort sur le trottoir — un oiseau de petite taille, noir blanc et gris, duveteux avec un petit masque peint à l’encre — . Est-ce un oisillon ? L’a-t-on entendue penser. Non, simplement un petit oiseau mort et déjà elle a repris son allure.

Une robe achetée pour une occasion annulée. Elle lui restait en travers de la gorge et elle s'étranglait chaque fois qu'elle ouvrait la penderie. Sa penderie. Même dissimulée par la presse de ses autres tenues, et elle en possédait un grand nombre, la robe restait bien visible, dénoncé par le joyeux ton orange de sa housse. Cette confrontation était à ce point nécessaire que pendant les dix-huit premiers mois, elle n'avait pas quitté la ville. Elle s'accrochait à sa penderie. Une façon de penser au suicide. Le suicide. Mais même sous les ponts d'où l'on se jette, l'eau coule. Elle est assise au bord du lit. Son lit. Elle regarde la penderie béante en se disant que la robe, à présent, lui reste simplement sur les bras.

Par la fenêtre de la voiture, il les a interpellés : Mummy! Daddy! Mais ils ne lui ont pas donné un sou pour autant. Il n'y a pas d'âge pour désirer être un enfant adopté.

Dans la chambre le soleil donnait le matin, traversant les rideaux crème toujours tirés, pour masquer l’empilement des immeubles, des balcons, des arrière-cours, traversant le grand lit, le couloir par la porte restée ouverte jusqu’à l’autre chambre presque, côté rue, où une grande lumière fraîche l’emportait finalement sur cet embrasement. Des banques aux noms homériques tenaient le haut du pavé, trois étages plus bas qu’on s’attendait à voir affublée d’une longue queue personnes dotées de sacs de voyage, d’attaché-case et de brouette pour retirer leur argent en partant le matin ou à retrouver dévastées, en rentrant le soir, parce que la Grèce à deux pas de là gisait dans son sang sous les regards compassés de quelques Luxembourgeois — les conseilleurs ne sont pas les payeurs — . Le temps s’était arrêté soudain, comme le Christ à Eboli, le titre nous flottait dans la tête, tandis que la Pâque bulgare dans toute sa splendeur nous avait coincés sous son grand pont de cinq jours qui en paraissaient dix, ou cent. Il y avait un tel travail de copiste à fournir que l’appartement ressemblait à une salle d’enluminures. Vers la fin de la journée, comme si de rien n’était, comme les jours normalement travaillés au-dehors, je me rendais dans une salle de sport pour pédaler sur un vélo sans route et décharger un peu de l’énergie tellurique qui me débordait depuis que nous habitions sur la colline des musées, à deux pas des fouilles et des sources d’eau tiède, me claquant d’infimes électrocutions dans les doigts à chaque contact avec un ustensile de cuisine, un interrupteur ou un collègue. Le papier me laissait tranquille, mais je ne me souviens pas de ce que je lisais alors, seulement de ce que lisait le jeune homme qui m’accompagnait dans cette expédition et que je retrouvais drapé dans une couverture au milieu des partitions en rentrant de la salle de sport. C’est ce que lui lisait qui compte, qui compte toujours depuis et avec quoi il est irrémédiablement confondu : sa voix devenue celle du petit héros sans mère autre que de dépannage, son corps menu, celui du garçonnet, son histoire, cette poésie douce, moqueuse et effarée. J’avais boudé le livre sur la tablette de l’avion, persuadée de le connaître sans l’avoir jamais ouvert, mais il y a des films pour les gens qui ne lisent pas et qui veulent croire que tout est dans l’histoire et rien dans les mots mêmes. Un matin, assis sur le lit dans le soleil, il avait lu un passage qui concernait au premier chef un petit chien épatant et toute la tragédie des cours d’école et d’Épidaure était entrée là, sous le soleil ruisselant, me rappelant à moi-même, à un chêne très aimé dans une grande maison disparue portant le nom d’une nef, à la pâleur maladive d’une enfant à psychiatres, à l’amour sans limites qui avait alors la forme d’un chat tout noir…

Sous l’arbre un ambassadeur de la Syrie lointaine rêve à Londres inaccessible. La béquille de la grosse dame aux vêtements bariolés glisse de la table, de l’autre côté son caddy veille. Elle fume en lisant un journal qui titre Requiem. Une femme vient de partir dont je n’ai rien su dire. Autour sens interdit, deux barbus rigolent tandis que le troisième fixe intensément un écran, on pourrait l’ôter de l’image sans qu’il s’en aperçoive. Une retouche et au diable. À côté, ça rigole aussi, un motard blondinet en tongs et deux copains pakistanais qui sortent de chez l’un des trois coiffeurs de la rue. À bien y regarder, tout le monde sur la petite place semble sortir de chez le coiffeur. À part la grosse dame aux cheveux gras qui gardent un vague souvenir d’une teinture brune, un jeune gars à casquette trop méticuleusement rasé pour qu’on imagine un nid de poux sous son couvre-chef et le nouveau bras droit du roi, qui porte un bonnet d’où s’échappent quelques boucles sur la nuque. Il a de très grands yeux et la hauteur d’un janissaire. Le roi rouspète avec son visage tragique en arpentant les lieux, téléphone à l’oreille. C’est son fils qui lui fait faux bond. Mais lequel ?

# 183

La lumière a baissé tandis qu’elles se parlaient. Aucune ne s’est levée pour allumer la petite lampe douce. Il y avait encore assez de jour, il y en aurait assez pour toute la nuit et surtout il ne fallait pas interrompre cette conversation qui les accueillait toutes deux comme la véritable hôtesse de ces lieux. Une hôtesse qui longtemps se serait fait désirer, toujours occupée à quelque tâche indispensable au bonheur de ses invitées, mais ainsi soustraite à leurs regards, de sorte que jusqu’à ce soir, le mot de bienvenue n’avait pas été clairement énoncé entre elles et que les deux femmes demeuraient sur le seuil, faisant de leur mieux avec quelques mots d’utilité pour y vivre ensemble. Jusqu’à ce soir où l’arrondi du visage de la plus jeune brillait doucement dans la pénombre. C’était là toute la lune dont elles avaient besoin. Aucun secret terrible, longtemps tu, décisif dans l’instant, ne s’échangeait et pourtant une forme du secret les liait finalement, après tant d’années à s’apprécier de loin, à s’observer en bêtes méfiantes et farouches. Et la plus âgée les sentait encloses dans la sensation de retour de randonnées à la nuit tombée, la fraîcheur mouillée, l’herbe caressante, la terre lourde sous les chaussures de marche, l’heureuse fatigue…

Un pull comme ça ne fait pas la manche. La dame a passé son chemin, précédée par une espèce de petit coyote qu’elle tient en laisse à regret. La phrase s’était déjà imprimée sur l’avant de son crâne, les sinus étaient douloureux depuis que les platanes avaient à nouveau des feuilles : un pull comme ça ne fait pas la manche. Alors elle s’est retournée, une fois la rue traversée, pour voir ce qui la chiffonnait. L’homme était assis sur le trottoir. Il devait avoir son âge. Il était trop proprement vêtu pour s’asseoir là. Ses vêtements sont repassés, même le jean. Un jean comme ça ne fait pas la manche non plus. Vil ne tire pas sur sa laisse. Il est revenu s’emmêler dans ses jambes, tandis qu’elle regardait l’épaisse moustache de l’homme et ses lunettes carrées d’une autre époque. Personne ne donnerait d’argent à cet homme, pourtant il n’était pas inquiétant, mais il avait l’air si peu à sa place, adossé au mur d’un magasin de mode pour jeunes filles extraverties. Il n’avait pas l’air de manquer d’argent, mais de compagnie. Pas d’une compagnie comme celle de Vil, non, d’une compagnie entière. Il lui semblait que l’homme avait été téléporté là depuis l’époque où on lui avait offert ce pull, ce pull chic trente ans plus tôt. Elle passa une étrange après-midi avec cette idée qu’il était possible d’être téléporté trente ans plus tard dans sa propre ville, car l’homme était d’ici, cela au moins n’était pas douteux. Vil se montra très attentif, la rappelant au temps présent par de petits gémissements réguliers et de petits coups de truffe humide sur son bras.

# 181

Ils ne font jamais les animaux, m’a-t-elle soufflé à l’oreille alors que la partie allait bon train. Les idiomes se succédaient où chevaux, moutons et chat auraient dû figurer et au lieu de cela, chacun des participants essayait de faire deviner à son équipe un concept. Certains étaient dotés pour ce faire d’aptitudes exceptionnelles qu’on n’aurait jamais seulement soupçonnées en les voyant dans leur petit quotidien du campus. Même à l’occasion des fêtes où, ivres morts tout ce petit monde dansait jusqu’aux petites heures de l’aube, leur fantaisie était loin d’apparaître de manière aussi éclatante. Les femmes, les hommes, les locaux, les nationaux et les étrangers se révélaient soudain, au milieu du réfectoire, passant par des instants d’hilarité tonitruante, immédiatement suivis de gémissements d’anxiété devant les progrès de l’équipe adverse. C’est parce qu’ils ne font pas les mots, a-t-elle ajouté. Ensemble, ils formaient tout à coup un groupe plus éblouissant que les Tatous du Diable, notre équipe de football, aux meilleurs jours de la finale de la Coupe. Et voilà : un étudiant chinois, qui depuis deux ans devait taper sur son téléphone chaque phrase qu’il entendait pour rester en contact avec le corps enseignant et une partie de ses camarades, au point qu’on l’avait surnommé « Major Tom to Ground Control », venait de faire marquer trois points, à son équipe grâce à la précision de son imitation du golfeur au dernier trou… Hallucinant. Mais ils font autre chose, conclut-elle, avant d’aller féliciter l’organisatrice de la séance, que j’avais toujours cru timide comme tout et qui s’avérait une redoutable meneuse de jeu.

Le gars ressemble à son chien jusqu’à ce qu’il parle. Ils ont l’air malheureux et buté et résigné. Ils ont l’air de bouder, mais c’est surtout la position qui fait ça : la gueule sur les pattes croisées. Ils sont roux, le chien tire sur le blond vénitien, le gars, sur le rouge. C’est sa peau aussi, rouge, jusqu’à ce qu’il parle, on peut se dire que c’est l’alcool qui l’a cramoisi de la sorte. Ensuite, on pense au soleil. Combien de temps il a dû rester là-dessous sans précaution. L’alcool n’explique pas autant de soleil sur la face comme un gros baiser sanguinolent. Quand il parle, les mains s’agitant dans l’air, le visage tourné vers le ciel, on entend bien qu’il y a là encore une enfance, même s’il n’a plus l’âge, trente, trente-cinq on lui donne, mais pas une pièce qu’il irait boire aussi sec. C’est d’un bob dont il aurait eu besoin, et de quelqu’un pour lui rappeler qu’il doit le porter quand le soleil donne, lui, tout ce qu’il a, tout ce qu’ils ont, avec le chien jaune.

La fontaine du bassin circulaire au centre du jardin se compose d’un sarcophage antique surmonté d’une statue d’Apollon, dieu des arts. J’avais noté une phrase sur les retrouvailles, marcher vers une fontaine, être interrompu, recommencer, avancer vers le rendez-vous par détours… Quand il est arrivé, je lui ai montré la phrase. Elle a été effacée par la suite de l’après-midi et pas seulement par ma négligence. Je me souviens que j’ai compris quelque chose de Jane Austen, près de la fontaine, ce que sais que l’attente, une certaine forme très vive de la patience. Je note dans ce carnet : revenir détailler la fontaine.

Un léger ennui. Elle a cherché pendant une heure à mettre un mot sur ce qui flottait entre ses clavicules, oui, précisément là, bien que le titillement des muscles du bâillement l’ait un temps égarée. L’autre lui parle comme si elles avaient tout le temps du monde, une éternité assise ensemble à cette petite table. Pendant la première demi-heure, sans être sur les charbons ardents, elle s’est tenue sur le qui-vive, prête à bondir… mais sur quoi ? Rien ne se déciderait cette fois-ci, elles tâtonnent, elles visitent un immense complexe industriel sans s’arrêter, sans se presser. Dans de hautes cuves, les sujets brûlants, la matière vive, elles voient davantage des herbes folles qui poussent ça et là dans le béton. Elles reprennent un café. Un léger ennui. Quelque chose légèrement insatisfaisant, loin de l’ennui intense de l’enfance, mais ayant maille à partir avec lui, un vêtement oublié sur une corde à linge. La couleur a passé au soleil, à la pluie au vent. Elle a songé à des prétextes pour se lever et partir. Finalement, elle a préféré rester, face à l’énigme. L’autre sourit avec ses yeux voilés.

Le professeur Runner (Biologie gastrique et Mécanique des clapets) s’était illustré par son talent à capter les doctorants et particulièrement les doctorantes de ses collègues. Ce qui agaçait n’était pas le procédé, bien qu’un peu vil, mais sa temporalité : au moment où le futur docteur allait implorer le doyen de le transférer chez Runner, le gros de la thèse, et par conséquent du tutorat, était fait. Ces petits arrangements ruinaient la réputation du doyen, qui passait pour faible, alors qu’il tentait vainement de mettre les élèves face à leurs responsabilités, faute d’y être parvenu avec leurs professeurs. On imagine aisément les années de colère, sombre rancœur, machiavélisme de fond de cuvette et déchirements pathétiques dont le département de Biologie appliqué fut le sinistre théâtre. Runner s’en sortait auréolé de gloire universitaire, son nom circulant dans les revues les plus prestigieuses associé à celui d’élèves que d’autres avaient chéris, dans l’espoir vibrant de devenir un jour leurs collègues au sein d’un même laboratoire voué à leur champ de recherche. Évoquant cette fuite des cerveaux aux abords de la machine à café, l’amertume leur brûlait l’estomac et ils développaient une sévère nostalgie de ce qui aurait pu être, mais avait été tué dans l’œuf par Runner-le-terrible, massacrant d’un même coup les souvenirs et les rêves. Nul n’ignore ce long épisode de notre noble institution, le nom de Runner ayant été substantivé pour désigner quiconque coupe l’herbe sous le pied de son voisin au Snack Jack, où tant de couples d’universitaires avouent s’être « rencontrés ». Son procédé d’ailleurs connaît une pérennisation inespérée dans les pratiques de sa remplaçante, la troublante Germaine Ewit, comme si l’étude de la mécanique des clapets portait ses praticiens à un genre de cynisme. Cependant, une forme essentielle de postérité échappe au principal intéressé : le Professeur Wamps affirme l’avoir croisé au Chat qui Thé, quelques années après sa retraite et il semble que le pauvre homme ait perdu toute notion de ce qu’il avait été. Contrairement à Ulysse qui extrait Achille du Royaume des Ombres et, le rendant momentanément à la mémoire, s’entretient avec lui, elle s’est contentée de l’observer déglutir péniblement son sponge-cake, tout en méditant sur la vanité des vacheries de ce monde.

La pendule de la bibliothèque a une heure de retard. Tout le monde le sait et pourtant chacun à son tour l’oublie. Ce n’est pas le cas en hiver, c’est ce qui explique cette confusion. En hiver, la pendule de la bibliothèque indique la même heure que celle du réfectoire, que l’horloge monumentale qui orne le frontispice du bâtiment principal de notre glorieuse université. Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que la pendule de la bibliothèque reste à l’heure d’hiver. Il paraît que la dernière tentative de remise à l’heure s’est soldée par la chute de l’objet sur la tête de l’employé bien intentionné qui voulait remettre un peu d’ordre dans une notion aussi complexe que le temps sur notre campus. Le gars a fini avec une vilaine cicatrice et un équilibre définitivement dérangé qui lui donne la démarche d’un cosmonaute hésitant. Il travaille depuis aux espaces verts. La pendule, après avoir rebondi sur cette pauvre tête, s’en est allée se briser sur le sol, altérant de manière irrémédiable le beau parquet à chevrons de la salle de lecture, en sorte qu’il grince tragiquement depuis à chaque passage. Il n’est plus possible d’entrer là sans déranger la concentration qui règne en silence. Le grincement est bref, mais particulièrement évocateur. Devant un tel gâchis, la directrice s’oppose fermement à ce qu’on touche la nouvelle pendule. Elle a été accrochée à la place de l’ancienne, c’est-à-dire exactement au-dessus du plancher abîmé, et ainsi, à chaque grincement, tous les yeux se lèvent et l’heure s’imprime dans l’attention flottante des lecteurs interrompus. Nous avons pris l’habitude de convenir de nos rendez-vous avec une heure de battement, sitôt qu’ils ont lieu dans l’environnement immédiat de la bibliothèque, et ce en toutes saisons, pour des raisons pratiques évidentes. Les nouveaux venus, les étrangers en visite s’en étonnent un temps, puis s’habituent et enfin, comme nous oublient et acceptent de ne jamais trop savoir quel horaire a véritablement été convenu.

Il n’avait pas versé une miette pour l’enfant. C’est qu’il n’en avait pas, d’enfant. Il avait des miettes, peut-être, des centimes, certainement, mais pas d’enfant à qui ôter le pain de la bouche. Pourtant, il y avait bien un enfant dont d’une certaine manière, il était le père, d’une certaine façon, à la mode de chez nous, puisque l’enfant n’était pas né dans un chou ni dans une rose quoiqu’on en dise, ensuite, de l’enfant. La mère, elle, l’envoyait à la boulangerie, avec l’argent qui manquait, acheter un bâtard à midi et de temps en temps, des pièces en chocolat, qu’il ne mangeait pas. Il les conservait, on ne sait jamais, dans une petite boîte en fer blanc, qu’il cachait dans la biche du chien méchant et plus tard, à la mort du chien, au fond du jardin, six pieds dessous la niche qu’on avait brûlée à l’hiver. Le trésor patient attend qu’un enfant paraisse. Cependant, l’enfant ronge le quignon.

La tempête a soufflé sur Bitume-plage. Un drap de bain rose, une parka noire assez sale et un pull gris troué, c’est tout ce qui reste sur l’esplanade, avec quelques détritus.  On pense à ses parties de foot improvisées où on laissait les habits par terre pour marquer les cages. On ne joue pas ici.

Le type se retrouve de l’autre côté du mur, avec un costume neuf. Il est jeune, son visage n’est pas marqué par la guerre ni par les privations, pourtant tout le monde voit qu’il est étranger. Du moins en est-il persuadé. Est-ce sa démarche qui le trahit ? Son émerveillement au-dessus de la fontaine aux milles pièces d’or ? Sa manière de tenir le cornet de sa glace quand elle lui coule sur les doigts ? Qui peut le dire ? D’ailleurs, personne ne fait vraiment attention à lui et à son beau costume neuf. Après quelques jours, il en vient à goûter sa propre étrangeté.

En revenant de la Cristallerie Saint-Lambert, Selim Bassa débaucha le pianiste de l’Orient-Express. Il y a fort à parierque le petit-neveu de Nagelmackers lui ait soufflé l’idée. Il a eu, lui aussi son chemin de Damas au Sérail. C’est Charles Samuel, l’orfèvre, qui l’a conduit là, bien que nous ne soyons pas censés connaître son identité : il n’y apparaît que sous le nom de son mentor, Wolfers, possiblement pour avoir chèrement payé son ticket retour dans l’établissement avec la bonbonnière aux iris mauves, dont il en avait hérité. Selim se méfiait des deuxièmes fois, mais, devant la beauté, il cède, et les objets créés par Wolfers creusaient en lui un profond désir depuis qu’il en avait vu à Paris. Comment condamner une telle manifestation chez un homme dont la légende prétend qu’il se nourrit de sable ? Mais n’anticipons pas et parlons plutôt du pianiste du train. Proie facile pour le Pacha. L’artiste n’en pouvait plus de jouer dans un espace confiné pour un public passablement condescendant. Il suffit de lui faire miroiter les glaces du salon sans tain et les soirées à ciel ouvert sur le toit du Sérail, pour qu’il consente à descendre à Vienne toute affaire cessante, tandis que le wagon-bar stupéfait n’a plus qu’à filer en silence jusqu’à Istanbul. La nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre. Le Pacha s’y connaît pour mettre les marchandises en circulation, mais il excelle en matière d’information. Son principe est simple : il interdit à quiconque de parler et en deux jours, le tout Vienne veut absolument se retrouver en présence d’un type qu’il n’aurait autrement jamais remarqué. Le tour est joué, mais Selim Bassa ne néglige jamais le prestige. En l’absence de mouvement, la musique du pianiste provoquait un état de stupeur chez les invités. Ils restaient dans le salon sans tain à l’écouter, parfaitement immobiles, les yeux dans le vague comme si on avait projeté sur les murs des voyages inaccessibles. 

Je leur apportais du thé et des gâteaux chaque mardi. Je m’occupais également de récupérer sa lessive chez le teinturier ce jour-là et ce n’est pas une façon de parler pour évoquer le nettoyage à sec : le Professeur Wamps qui me tenait en esclavage sous le titre ronflant d’assistant de la classe d’ethnologie faisait véritablement teindre ses habits par une collègue des arts plastiques, spécialisée dans le tissage. Des bleus très instables, qu’il fallait renouveler régulièrement. Une sorte d’accord qu’elles avaient conclu et qui impliquait que la bénéficiaire rapporta différents pigments de ses missions à l’étranger, dont la possession pouvait s’accompagner d’une peine de prison, mais c’est une autre histoire. Le mardi, elle goûtait avec le Professeur Clothilde de Menault (personne ne parvenait à se mettre d’accord sur la prononciation correcte de ce nom, qu’elle-même agrémentait de différents accents en fonction des interlocuteurs, le francisant, l’anglicisant ou l’entraînant vers l’embâcle des sonorités québécoises). Je n’admettais pas alors que ces deux vieilles biques me fascinaient, pourtant je n’aurais manqué pour rien au monde leur conversation hebdomadaire, que j’écoutais, planqué contre la porte du bureau après avoir effectué ma livraison, en mangeant un des éclairs au café qu’elles m’octroyaient d’une seule voix par la formule rituelle : « prenez-donc un éclair pour votre peine ». La conversation comportait invariablement trois séquences, la première formée d’une litanie de regrets du Professeur de Menault quant à l’absence de temps pour écrire. Elle donnait le détail de l’agenda sur le campus, où elle était fort investie dans toutes sortes d’activités (tir à l’arc, club de croquet, chant choral, collecte de vêtements chauds pour les plus démunis…) en plus de la charge de ses cours. Elle évoquait avec une poésie charmante les lieux où elle aurait aimé se retirer pour pouvoir enfin se livrer à cette activité essentielle : une croisière sur le Nil, une longue traversée de l’océan sur un cargo sans passagers, une cabane d’été dans les montagnes bulgares… Chaque mardi, le même regret dans des lieux toujours nouveaux. Or, derrière ma porte, je savais que le Professeur de Menault arrivait première en nombre de publications annuelles devant tous ses collègues de l’université. Je dévorais l’éclair, mais la curiosité me dévorant à son tour, j’osai un beau jour m’en ouvrir au professeur Wamp : quand donc écrivait-elle ? Comment pouvait-elle publier à ce rythme occupé comme elle l’était ? Pourquoi prenait-elle le thé en se plaignant tous les mardis au lieu d’aller écrire ? Elle eut un sourire très amusé : je venais de dévoiler mes petites pratiques d’espionnages, mais elle ne formula aucun reproche. Elle m’apprit que le Professeur de Menault, non contente de jeter au vent ses mardis après-midi, déjeunait, goûtait et dînait avec d’autres collègues chaque jour de la semaine, à l’exception du mercredi. Mon étonnement reçut alors la double réponse suivante : c’étaient les lutins qui écrivaient pour elle, la nuit. Et le sucre consommer en cachette montait à la tête, il n’y avait qu’à relire Hansel et Gretel pour s’en convaincre, vous ferez un exposé devant la classe sur les ramifications de ce conte dans le continent sud-américain, lundi prochain.

Au coin de la rue en redingote miteuse, un sac de couchage noir et gris roulé contre son ventre, ou peut-être deux tant la boule est volumineuse, formant une coquille inversée, une charge énorme et sans consistance, et un bouclier mou pour se prémunir des passants, auxquels, tête dans les épaules, regard par en-dessous de ses yeux clairs aux pupilles effroyablement dilatées, il demande de l’argent d’une voix d’insecte. Il est très jeune, rasé, crâne et barbe, roux pour ce qu’il en reste. Bartleby, on pense, mais, en regardant mieux, Ebenezer Scroodge, coincé dans un Noël cauchemardesque, sous les arbres qui bourgeonnent.

La dame a maugréé en passant : un euro pour une botte de radis, ça fait quand même quatorze francs. Et sur l’instant, ça m’a paru très juste. Puis à la réflexion, je me suis rappelé le temps de la conversion, quand nous multipliions tous les prix par sept pour nous rendre compte. Je me suis dit qu’elle perdait un peu la boule, la vieille au radis, qu’elle doublait la ration. Mais, en réfléchissant plus avant, indépendamment du résultat obtenu son calcul a quelque chose de juste. Et ce mot de conversion m’a rappelé que, née au vingtième siècle, j’aurai converti à tour de bras, comme une missionnaire peu regardante, des sommes qui n’avaient rien demandé, et que faisant machine arrière, à la manière des vieux d’avant ma vieillesse, qui calculaient en anciens francs des milles et des cents faramineux, des montants inaccessibles pour la moindre botte, je revenais telle la fille prodigue et que le veau gras ne devait pas être donné non plus, sur ce beau petit marché de la rive gauche.

Aujourd’hui j’ai été abandonné par un inconnu. Tristan Mat. Oui, il a raison, le Tristan Mat : on ne peut être abandonné que par un inconnu, par quelqu’un dont on ignore tout puisqu’on ne le voit pas venir, l’abandon, puisqu’on s’en était remis à lui et qu’il nous lâche comme un vieux clou alors qu’on avait mis notre confiance dans le bonhomme, sinon on ne parlerait pas d’abandon. On dirait : j’ai été croisée par un inconnu, ou dépassée, ou mangée.

Chaque mercredi matin, le Professeur Bacon est assis à la deuxième table à droite de l’entrée du Snack Jack. Il ne corrige pas de copie, il ne ferait jamais ça en public et ce serait un encouragement malsain pour les étudiants qui passent par là à laisser balader leurs yeux sur des notes et des appréciations qui ne les concernent pas. Il vient pour écrire et plus probablement pour être interrompu puisque tout le campus le sachant attablé là aussi sûrement que Noël en décembre, quiconque éprouvant le besoin de le voir, de lui poser une question taraudante, d’éclaircir un point de méthode, d’annoncer une nouvelle susceptible d’altérer le cours de sa scolarité, de son enseignement, passe comme par hasard au Snack Jack et lui fait un petit signe depuis le comptoir. Il a bureau, cela va avec le poste, dans les locaux mêmes de l’université, mais il n’y est pas si amène. Il est impossible d’y trouver un coin de chaise pour s’asseoir, encombrées qu’elles sont toutes de rapports, de mémoires, de thèses inachevées… d’autres, dédicacées font bercer les étagères et bouchent la moitié de la fenêtre. Quand on lui parle, dans l’étroite embrasure de la porte entrebâillée, son regard ne quitte pas le petit réveil posé devant lui et la trotteuse cinglante fait chèrement payer chaque seconde d’hésitation. Comme le dit son collègue, le professeur Ægg : il faut vraiment avoir été diagnostiqué d’un cancer du côlon pour souffrir l’ambiance de son antre. Ce matin, pour la première fois en dix-sept ans, il n’est pas au Snack Jack. On garde la table, personne ne songe à s’y installer, même vers onze heures, quand les uns ont leur première pause tandis que les autres se réveillent de leur dernière bringue et que la petite salle est pleine comme un container. Personne ne s’inquiète non plus : notre campus est minuscule : on suit quasiment en direct l’actualité la plus intime de ses habitants. Il y a les bouteilles de lait, les journaux, les éclats de voix, les jardinières, les plates-bandes, sans parler des animaux domestiques et des téléphones qui renseignent à l’heure près nos vies quotidiennes. Bref, ce matin, pas de Bacon et quelque chose d’extraordinaire s’est passé : il y a eu un débat au Snack Jack ! Dans un lieu où l’on ne sert pas d’alcool, ce genre de manifestation est assez rare. Je ne parle pas des débats en cours, qui sont organisés jusqu’à la nausée pour mimer une activité hautement démocratique et auxquels même les élèves les plus naïfs n’accordent aucun crédit, les considérant comme un pensum supplémentaire lors duquel, simplement, on s’agitera davantage. Mais ce matin au Snack Jack a eu lieu un débat spontané, autour de la petite table vide, et j’ai moi-même renoncé à retourner en cours, me serrant avec d’autres, étudiants et enseignants sur les banquettes jaunes défoncées.

L’année de sa mort, elle fait du feu tous les jours. La flamme happe son chagrin, sèche ses larmes. Elle ne va pas au cimetière, au grand dam de leurs enfants qui ont exigé qu’il soit mis en terre. Elle ne retourne pas aux endroits qu’ils aimaient. Il ne sera pas là-bas. C’est perdu d’avance. Il est dans le feu qui danse, crépite, ronfle et s’assoupit comme un gros chat pour disparaître. Elle reste tout près du foyer, l’année de sa mort. Elle ne sait plus quels lieux elle aimait sans lui et ne veut pas le savoir. Y réfléchir l’épuise et elle ne veut pas dormir, mais veiller aux détails de la flamme.

Trois femmes pâles, brûlantes et consumées de cette passion particulière qui les occupe comme un ennemi qu’on apprend à respecter, à contrecarrer, à défier depuis tant d’années. L’autre est plus jeune de plusieurs vies. Elle les a convoquées, réunies. Ensemble, elles parlent dans la pénombre. Elles évoquent le discours par lequel une femme — une cinquième apparaît dans la petite pièce où elles se sont retirées — met en garde une autre — une sixième vient à sa suite —. Pourquoi n’y a-t-on pas vu d’abord de la solidarité ?

La conversation s’est engagée comme suit : la rue n’était pas fermée en dépit des travaux en cours, de la pelleteuse et de la demi-douzaine de gars en orange fluo, le petit vieux lui a demandé si elle était carrossable. Qui refuserait de donner l’heure ? Comment ne pas répondre à une question aussi urbaine ? Il venait d’emprunter ce passage et sur ses belles chaussures caramel, la boue ne se voyait pas trop. Le petit vieux a enchaîné avec une explication précise concernant la présence de sa canne et de ses hésitations. Une chute, les pavés retors qui se soulèvent un peu partout par ici, comme la mer — il vient du Sud et parle avec un accent incongru dans cet région frisquette —, l’entorse : ma chaussure droite c’est du 39, la gauche du 41… Une chose en entraînant une autre, la mort de sa femme est apparue entre eux. Depuis quelques minutes, il se demandait où il trouvait le temps d’écouter ce diable de petit vieux bavard à un carrefour, se remémorant des mises en garde dans les contes à ce sujet et voilà qu’il lui raconte comment quelque vingt années auparavant, son épouse est passée en trois semaines. Une très grande femme pleine d’entrain. Et il a interrompu le flot de paroles d’une voix blanche : ce qui vous est arrivé, c’est l’objet exact de ma terreur, voir mourir ma compagne, lui survivre. Un camion-benne passe entre eux, qui les sépare. Il prend congé du petit-vieux qui s’est décidé à emprunter à son tour la rue en travaux.

Le carré ouvert dans le ciel de la pointe d’un bâton dessine sur le sol un cercle, carré mou, dégagé de sa perfection stellaire. Là se convoquent les mondes de la grande verticale souple qui lie le ciel, la terre et les enfers. Elle traverse le cercle en son milieu. La pauvreté des moyens est à l’image de la condition humaine. Quelqu’un arrive qui ôte une chemise parfaitement noire pour revêtir une chemise parfaitement noire qu’il portait pliée sous son bras. Une autre se déchausse et dit les paroles à voix basse. Un troisième, en retard, prend garde à ne pas se presser et attache méticuleusement ses cheveux avant de les serrer sous un bas noir. Deux autres s’entraident tandis que le cercle s’éclaire. Le dernier n’a plus qu’à se déchausser. Les voilà au bord du cercle, pieds nus marquant les heures. Les masques s’abaissent sur les visages. Peau sur peau. Parfaitement lisses. Pour les yeux seulement deux meurtrières. Point d’épée. Combats pourtant. Impossible à présent de les distinguer. Ils sont six. Ils vont jouer au jeu par excellence. Au jeu antique. Au jeu d’avant le jeu des jeux, où il n’y a qu’un seul déplacement, vers la mort. Le premier qui a relevé la tête entre dans le cercle avec un premier pas. Il s’appelle, l’espace d’un tour, le protagoniste. En face de lui, le coryphée accepte sa proposition et avance d’autant. Le deuxième pas du protagoniste doit être parfaitement identique au premier. Ce qui n’est pas possible. Le plancher grince, le corps a changé, la lumière et les ombres ne sont plus les mêmes… Le coryphée en est pourtant le seul juge, dans le monde réduit au cercle. Oui, il avance à nouveau. Non, il baisse la tête et meurt le protagoniste, qui vient prendre sa place tandis que le coryphée se fond dans son ombre, première esquisse du chœur à venir. Le nouveau protagoniste entre. Il vient se placer exactement là où son prédécesseur a perdu la vie. Quand sur ce point, ses deux pieds sont parallèles, il relève la tête et croise le regard du coryphée. C’est du fer. Aucun ne sait qui est derrière le masque. Personne ne cherche à le savoir. Cela n’a rigoureusement aucune importance en comparaison à l’enjeu en présence. La tension du regard d’une meurtrière à l’autre, c’est le fil sur lequel s’avance le protagoniste, sur lequel le chœur vient à sa rencontre. Un pas à la fois. Un grand pas est accepté par un pas égal. Ils sont tout proches quand le protagoniste meurt, au refus de son troisième pas. Il y a un vertige à se retrouver si près du centre du cercle pour le troisième tour de jeu. Le protagoniste fait un long chemin pour prendre sa place, tandis que derrière le coryphée, les deux autres joueurs sur la même ligne lui font paire d’ailes. Tous trois forment un groupe serré sans aucun contact pourtant et ils avanceront comme un seul. Un seul sans nom, sans complément. Le protagoniste lève la tête. Le chœur trop proche lui semble une falaise. Il recule d’un pas. Le regard tient, mais le coryphée vacille sous le coup de la surprise. Pour prolonger le jeu, le regard, la vie, il faut accepter cette séparation. Le chœur recule à son tour, comme un bloc. Le cœur se déchire de s’éloigner davantage au deuxième pas, accepté aussitôt tout imparfait qu’il soit. Le troisième est immanquablement refusé, c’est la règle. On ne peut s’arranger qu’une seule fois avec la vérité. Le protagoniste suspend son pas. Quand enfin il l’accomplit, le coryphée tient immobile son regard quelques secondes immenses comme la mer. Et puis le plus lentement possible, baisse la tête et tue ce qu’il aime. Quand le coryphée disparaît dans le chœur, tout a disparu de ce qui vient de se jouer. Les ombres n’ont pas de mémoire. Et ainsi le jeu se poursuit et puis s’achève, au dernier protagoniste, faute de combattant.

Elle s’est enroulée autour des draps roulés en boule, mais son temps file, elle le sait, elle s’en souvient, elle voudrait pour l’instant qu’il en soit autrement, que son temps soit arrêté également, mais elle sait qu’un jour elle voudra autre chose, autrement, un jour qui n’existe encore sur aucun calendrier. La tête plongée dans les draps, elle ne voit rien que son odeur. Il s’est déjà absenté. Elle sait combien de temps et par quels stratagèmes la faire durer quatre jours entiers avant que l’effacement ne commence à se faire sentir davantage. Elle retient ses larmes pour ne pas gâter l’odeur toute fraîche, toute bonne encore, de la pure. Elle n’inspire pas à fond pour ne pas saturer son odorat. Il faut durer. Quatre jours. Après, il y aura encore le linge de la panière et puis celui des placards où elle prendra le dernier souffle de son odeur. Quand ils se sont rencontrés, il portait un parfum étrangement joyeux. Il lui rappelait un hôtel près d’un champ de fraises où elle était allée avec un autre homme. Le souvenir a dérivé pour n’être plus que son parfum à lui, sa peau de soleil.

Elle lisait un polar. Un truc américain, mal traduit. Le dimanche en fin d’après-midi, une longue file de voitures se traînait dans la rue, avec un tel barouf de klaxons et de jurons que toute autre lecture aurait échoué. C’était le même cirque chaque semaine. Elle devait manger quelque chose, un yaourt à la cerise, le dimanche, c’est les seuls qui restent. En tous cas, elle était assise à la table de la cuisine. Chez les Amerloques, ça bardait, le détective avait sorti son revolver dans un parking. Deux coups de feu. Dans la rue. Elle veut penser à un pot d’échappement. Elle s’approche de la fenêtre avec prudence, cependant. Sur le trottoir d’en face, un grand noir en costard est adossé au mur entre la boutique de téléphone et transfert d’argent et le kebab. Deux motards casqués, arrêtés devant lui, bouchent la vue. Elle se penche un peu. Elle appelle le numéro d’urgence. Celui qui vient. Le 15. Plus personne ne bouge dans la rue. Le passager tire un troisième coup de feu dans le gars qui s’affaisse. Ils démarrent en trombe et s’étalent au carrefour. La moto et les motards glissent dans trois directions différentes. Ça décroche à l’autre bout du fil. Elle entend sa voix décrire ce qui s’est passé, ce qui est en train de se passer, mais c’est dans ses yeux qu’elle se tient tout entière. Pendant ce temps, des gens sont sortis des commerces pour s’approcher du corps. Quelqu’un crie en voyant les motards revenir, à pied. Panique générale. Le corps reste en plan. Tout le monde est parti se cacher, comme pour un jeu, derrière les voitures en stationnement, dans les boutiques qui cadenassent leur porte, les automobilistes disparaissent sous le tableau de bord… Elle se drape dans le maigre voilage de la fenêtre. Ils reviennent. L’un boite, l’autre a toujours son arme au bout du bras. Le corps se roule en boule. Ils avancent vite et gauchement, se cognant aux rétroviseurs, pointant leur casque vers les étages. Ils savent que plus d’une cinquantaine de personnes sont en train d’appeler simultanément des secours. Personne ne crie. On entend des oiseaux. Et puis, ils se décident : ils avisent un type à moto et fondent sur lui, arme au poing. Le gars lève les bras et en prenant appui sur sa jambe droite, passe la gauche au-dessus de l’engin par l’arrière, pas trop vite, comme une danse. Il recule sans lâcher des yeux ses deux braqueurs, qui sitôt en selle foncent entre les voitures arrêtées. Plus tard, il fume une cigarette qu’il aura eu du mal à allumer. La meilleure de sa vie. Les pompiers ont embarqué le corps en réanimation. La rue est bloquée. Jusque tard dans la soirée, les flics vont chercher les clefs de la moto abandonnée au carrefour. Et sûrement d’autres choses dont on ne parle pas dans son polar. Une belle soirée de printemps, des flics avec des lampes torches, à quatre pattes pour voir sous les bagnoles garées à la hâte tout le long de sa rue. 

Il ne comprenait pas ce qu’il lui disait. Pas un traître mot, puisqu’il sentait qu’il n’y avait là que des mots amis. Il ne comprenait pas le détail. Attention, par exemple, il le disait sans s’exclamer, sans hurler avant la fin du trottoir comme le faisait sa mère. Avec lui, attention était une douce petite bouée en forme de pieuvre amicale qui flottait dans un bassin sans bord. Il ne comprenait pas non plus « chevillette » ni « cherra » quand sa grand-mère lui lisait Le Petit Chaperon rouge, mais il voyait bien qu’il s’agissait d’ouvrir une porte. Elle disait qu’il avait de la jugeote. Eh bien, là, c’était la même chose, ouvrir une porte avec des mots, suivre avec des yeux tranquilles la petite bouée pieuvre. Bien plus tard, il apprit qu’une légende signalait l’entrée des Enfers par un lac. C’est là qu’elle flottait à présent.

Une amie lui avait raconté sa mise en liquidation judiciaire. Convoquée au tribunal administratif en fin de matinée, elle en était ressortie sans emploi, sa boutique fermée dans l’heure, quand elle pensait avoir un mois devant elle pour mettre les choses en ordre. Rideau. La soudaineté de la chose. En faisant son sac, il gardait l’œil sur sa montre. Sa vieille montre qui traînait dans le tiroir à bricoles, le bracelet râpait le poignet à présent, il avait maigri depuis la fin de ses études, plus de doute possible. La trotteuse… Il n’était pas au quart d’heure près, mais déjà il ne pouvait plus miser sur une demi-journée de marge. Les poèmes, les opéras (prendre des chaussettes chaudes), faisaient leur miel de ces couperets qui tranchaient l’existence en deux parties et glosaient pendant des heures de ce que le changement ne prenait qu’une seconde et qu’il surprenait toujours. Involontairement, ses regards balayaient la rue en bas et il entendait très distinctement la radio du voisin du dessus et les pas d’un gosse dans l’escalier. Les carnets, il ne faut pas les laisser. La porte a claqué derrière lui, les clefs à l’intérieur.

Elle s’assied sur les marches de pierre de la vénérable institution dans sa robe de fée. Elle ne rentrera pas, ni cette année ni une autre. Le moment est passé. Dans quelques semaines, elle n’aura plus l’âge requis. Il n’est pas venu et sans lui, pas d’épreuve possible. De fée, elle n’a que la robe. Elle ne lui en veut pas, car lui seul qui portera la faute. Il aura tracé, avec sa nonchalance coutumière cette bifurcation de son existence. Elle est soulagée. Elle est spectatrice. Une voiture passe dans la rue à sens unique, une jeune femme qui lui ressemble trait pour trait est assise à l’arrière. Elle n’a même plus la présence d’esprit de s’en étonner. Elle est effroyablement tranquille. Depuis combien d’années n’avait-elle pas dormi comme cela ? Mais ce n’est pas un rêve, elle est bien véritablement assise sur les marches de pierre. L’apparitrice appelle son nom, au moment où elle le voit arriver au bout de la rue, pile à l’heure. C’est la première fois qu’elle le voit porter une chemise repassée.

La ville mue. Les lieux où l’on aimait se retrouver font place à d’autres, sans disparaître tout à fait. Ils s’effacent comme des cousins discrets à l’arrivée d’un oncle truculent. Et avec eux ce que nous aimions là se fane, incapable de subsister dans une si grande ombre portée. Cécile Wasjbrot raconte comment, avec une amie, elles firent le choix du nom, de l’adresse, devant la devanture, conservant ainsi le même endroit de retrouvailles à travers les années. Je me souviens d’une forme d’amusement à traquer des alternatives, des plans B, voire C, puisqu’à aucun moment ce qui était perdu ne pouvait être recouvré à l’identique. Évidemment, dira-t-on, mais il faut parfois toute une vie pour accepter cette évidence, ne plus détourner la tête en sa présence, pour l’apprécier même. Or, je ne crois pas avoir jamais eu les moyens d’entretenir ce fol espoir. J’ai aimé fouiner, dénicher, me retourner, redistribuer… La ville mute. Cette bondissante quête de nouveaux lieux à aimer a fini par trouver sa fin. Cela correspond plus au moins au moment où il est apparu que certaines des personnes que j’aimais à retrouver dans la ville ne viendraient plus inaugurer ces nouveaux cafés, squares, restaurants, quartiers, musées… parce qu’elles étaient mortes. J’ai commencé à demander : « où nous retrouverons-nous ? » sans proposer d’abord un endroit préféré. Pareillement, au moment de la commande au restaurant, je dis « la même chose », pour n’être pas détournée de ce qui à présent compte le plus.  

Elle comptait retourner travailler dans le village où elle avait eu son premier boulot. Une saison d’été, à peine majeure. Elle avait la détermination d’une vengeance. Sa décision de remonter là-haut nous plongeait dans une grande perplexité. Cela faisait bien longtemps que le gars avait été arrêté, emprisonné. Il était probablement mort. À la réflexion, avait-elle jamais montré d’autres formes de détermination ? Non. Les décisions se prenaient le soir pour le lendemain, chantiers ouverts, valises bouclées, villes quittées… sans trop d’éclat, mais de manière irréversible. Elle avait décroché un contrat auprès d’employeurs qui promettaient d’être tout aussi méprisables que ceux qui l’avaient embauchée, nourrie et logée, à l’époque. Je suis passé la voir au milieu de l’été. Elle m’a emmené déjeuner dans une petite crêperie aux pieds des pistes. Elle leur tournait le dos et m’invita à m’asseoir à ses côtés. La grande terrasse en bois semblait flotter au-dessus de l’herbe. Les montagnes semblaient autant de convives à notre table.

La distraction. L’aveuglement. Je regarde cette série fantastique sur Morphée. Je me tance. Je m’asticote. Pourquoi regarder ça ? N’as-tu pas mieux à faire ? Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? Pourquoi maintenant ? Et le héros, il est taillé pour plaire à des ados, avec son corbeau qui parle, son teint blême… Et ça continue, un bruit de fond permanent comme celui des télés un peu détraquées de mon enfance où l’image nette était flanquée d’un grésillement de basses qu’on finissait par associer à tout, jusqu’à ce qu’un nouveau venu assène au poste un coup de poing salutaire pour lui éclaircir les idées. Ça dure des jours, et puis je remarque que je me souviens que je suis occupée depuis deux ans à l’élaboration d’un texte où le rêve devient une modalité de communication, dont je suis en train de corriger le manuscrit et que j’envisage d’adopter un corbeau une fois à la retraite, que je crois assez fermement qu’il me sera alors possible de parler avec lui.

Pour l’apprentissage il y avait eu encore une fois, une dernière, le réseau des amis d’amis. Le patron ne lui avait pas posé de question. Il avait essuyé la vague d’illuminés qui, réinventant le retour aux vraies valeurs, roulaient leur costard en boule pour se mettre au pétrin. Avec elle c’était différent. L’âge d’abord. Elle avait déjà bien roulé et sur toutes sortes de routes. La seule chose qui semblait l’attirer au fournil, c’étaient les horaires. Il était rare qu’elle dorme encore après quatre heures du matin, alors mieux valait s’attaquer à quelque chose d’utile plutôt qu’à sa propre personne. Elle était étonnement résistante, même si on portait moins qu’avant, ça avait son importance. Le peu de paroles nécessaires à la tâche, il voyait bien que ça aussi lui plaisait. Elle regardait d’un mauvais œil le poste radio enfariné au début, mais finaude, elle avait vite compris qu’il servait au silence, même tonitruant.

Elle écrivait. On lui offrait des stylos. Leur aspect présentait systématiquement de nombreux points avec la personnalité du donneur, souvent même avec sa morphologie. Elle écrivait. À travers cette offrande se manifestait le souhait qu’elle les tienne entre trois doigts et fasse couler d’eux leur histoire, sans que quiconque reconnût leur calligraphie. Mais s’ils se reconnaissaient immédiatement dans les traits qu’ils n’avaient pas inspirés, les leurs dans ses textes, leur demeuraient étrangers. Dans un entretien, elle expliquait fort sérieusement que, quelle que soit sa forme ou sa couleur, une plume était une plume et que les oiseaux n’avaient pas leur mot à dire, puisqu’ils les chantaient sans égal possible.

Sa voix se confond avec un grincement de chaise. Impossible de savoir s’il a dit quelque chose ou si on s’est assis un peu trop lourdement sur l’antique mobilier de sa salle à manger. À bien y réfléchir, plusieurs personnes de son entourage ont des voix de meubles. Enfin, pour être tout à fait exacte, d’objets inanimés. Sa cousine Claudie, pour ne citer qu’elle, parle avec un ton de lorgnon. Elle ne dit pas ça parce que Claudie ne mange pas de viande et ne supporte pas de voir passer un chien dans le paysage — splendide — qu’on peut contempler par la fenêtre de son salon quand elle vous intime l’ordre de venir prendre le thé chez elle. Elle « laisse la vue » alors, dans un geste d’hospitalité qui ne trompe aucun familier : elle veut éviter le soleil qui donne directement dans l’après-midi et le désagréable contre-jour de ses hôtes. Quant à son fils, elle doit bien l’admettre, il a toujours eu le timbre d’un canapé affaissé, et son mariage n’a rien arrangé.

Au départ, c’était du café pour réveiller les morts. Mais avec le temps et l’obstination à le servir toujours ainsi, l’incapacité à le préparer autrement, si puissant que les vieux le coupaient avec un trait d’eau, ou parfois avec un glaçon, le breuvage costaud a perdu son pouvoir de ramener à la vie. C’est devenu, sans qu’on y prenne garde, une commémoration. À l’Est, on verse un peu d’alcool par terre pour boire avec les absents. Une grande verticale traverse le monde du dessus et celui du dessous, tous les sols sont meubles. Chez mes grands-parents, la formule s’est resserrée, et voilà que je me retrouve à faire « du café pour les morts ». Un bon geste, en quelques sortes, comme les chrysanthèmes sur les tombes à la Toussaint. Jeanne avait une façon de dire : « Il est bon ton café » transformant cette phrase toute simple en un des plus beaux compliments que j’ai reçus. Marcel la dit à présent exactement sur le même ton, le nez dans son mazagran. Dans un monde d’imposture, je fais du bon café pour les morts.

La gare de Stuttgart est en travaux. Cela saute aux yeux et pour cette raison, il est déconseillé d’en faire la remarque aux habitants de Stuttgart qui vous accueillent. D’ailleurs, si au lieu de débarque naïvement dans ce chantier tentaculaire, vous vous étiez un peu renseigné, vous auriez parlé de la pluie et du beau temps, du voyage et des sandwichs. En effet, voilà ce qu’on peut en apprendre sans aller chercher bien loin : Les travaux de construction ont débuté en 2010 et devraient être achevés en décembre 2022 pour la gare et 2025 pour le nœud ferroviaire. Le projet fait l’objet de polémiques, les Verts y étant particulièrement hostiles. La démolition de l’aile nord de la gare le 25 août 2010 et l’abattage des arbres dans le Schlossgarten dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre 2010 ont constitué jusqu’à présent les points culminants sentimentaux des manifestations. La manifestation du 30 septembre 2010 dans le Schlossgarten, préalablement à l’abattage d’arbres parfois âgés de plusieurs centaines d’années, fut réprimée violemment par les forces de l’ordre. Le lendemain, une manifestation réunissait 50 000 personnes. (…) Son coût a doublé, atteignant 8,2 milliards d’euros en 2021.

Elle avait bien dû noter ça quelque part, voilà ce qu’elle se disait d’abord, mais avec les années, piles des carnets sur le bureau, dans les tiroirs, grenier des archives, fonds déposé à la bibliothèque de l’université, fouiller était devenu plus long et aléatoire que réécrire. D’ailleurs, Il n’est pas certain qu’elle put réécrire. Parfois, elle croyait avoir écrit, alors que non, rien. Elle en avait parlé à la femme pleine de bon sens qui faisait le ménage deux fois la semaine. Elle s’était résolue à employer quelqu’un pour ranger : égarer les notes, c’était une chose, mais les factures, les papiers d’identité et les chaussettes causaient rapidement des problèmes d’une autre importance. Elle avait dû lui en parler et avait cru l’avoir écrit, puisqu’elle écrivait aussi au sujet de cette femme, notait des anecdotes qu’elle lui rapportait d’autres foyers, sans jamais nommer les personnages, mais tout le monde se connaissait sur le campus et ce n’était jamais bien méchant. D’ailleurs, elle contribuait probablement de la même façon à entériner l’image lunaire que ses collègues avaient d’elle. Quand elles prenaient un café pour conclure leur travail du matin, avant que l’une s’en aille vers d’autres pénates et l’autre vers l’amphithéâtre ou la bibliothèque, elles discutaient avec vivacité et riaient aussi parfois. C’est alors qu’elle avait ses meilleures idées : elles lui apparaissaient si nettement, qu’après coup, elle était persuadée de les avoir non seulement notées, mais écrites, d’en avoir fait un article ou un chapitre. Le phénomène s’accentuant, la professeure décida de se faire aider pour le ménage trois ou quatre fois par semaine. Mais elle découvrit alors que sa femme de ménage n’avait pas ce genre de disponibilité à lui accorder. Elle lui proposa alors de l’héberger, à titre gratuit. La maison était grande, d’autant plus qu’elle lui avait permis de reconquérir de nombreux espaces en jetant les cartons vides et en organisant une méthode de classement rationnelle. Avec tact et fermeté, Kassia déclina l’invitation : elle avait une maison, des enfants et parfois un mari dont elle n’avait pas l’intention de se séparer.

Les nuages bas

La photo ne les rendra pas

Elle se les garde

Noyés de soleil

Elle les aplatit si bien

Que tu ne vois rien

Des nuages bas

Qui savent n’être ni ici ni là

Hésiter, trembler

Et traîner leurs guêtres

De soie comme ils vont en suspens

Loin du ciel encore

Où ils sont inscrits

Par une main paresseuse

Ils restent tout près

Des champs et des toits

Mauves sur les champs de colza

Quand ils disparaissent

Alors on entend

Qu’ils chuchotaient à nos oreilles

Tu vois maintenant ?

La précision rapide du petit doigt qui crochète la manche alors que les mains sont déjà mouillées et savonneuses. Sa prestesse à réparer l’oubli de cette infime précaution toujours répété, n’est-elle pas la cause même de cet oubli têtu ? Mais le geste se fait avec une telle discrétion, le remarques-tu seulement d’ordinaire ? Cela va si vite, on ne peut presque pas parler d’un geste… une action ? Et ensuite, quand l’index et le majeur sont couverts de crème pour le visage, les paumes prennent le relais pour fermer le petit pot cylindrique, bien calé dans l’une tandis que l’autre, opère le quart de tour suffisant revisser le couvercle.

Alors, comme en posant son oreille contre sa poitrine pour entendre bien précisément les battements de son cœur, elle lui demande : à quoi ressemblent-elles, ces crises d’angoisses ? À un chevreuil dans la lumière des phares. À un réveil en conduisant sur l’autoroute, quand un shot d’adrénaline te rappelle du profond sommeil d’une seconde, au danger, à la vie. Son cœur bat dans le lointain, elle a fermé les yeux pour mieux entendre et derrière ses paupières, elle voit son visage effaré et une série de petits verres remplis à ras bord d’alcool à 70 degrés alignés sur un comptoir. Lui voit son visage à elle, flouté par l’eau, comme du fond d’une piscine. Ils ne parlent plus.

La plante se portait mieux, c’était incontestable, depuis que sur les conseils d’une étudiante chagrinée de la voir dépérir, il s’était risqué à l’arroser davantage. Il la tenait d’une vieille collègue qui lui avait confiée, florissante, quelques temps avant d’aller rejoindre la Grande Bibliothèque éternelle, qui les accueillerait tous tôt ou tard dans ses rayons. C’était une dame qui ne payait pas de mine, en dépit du soin qu’elle mettait à s’entretenir, fréquentant chaque mois le petit salon de coiffure en bordure du campus, où un monsieur qui faisait aussi la barbe teignait ses cheveux dans le même abricot que celui de son caniche. Elle appartenait à différentes sociétés secrètes où elle siégeait à une place d’honneur, et elle savait toujours quel livre prendre sur ses étagères pour sortir qui la visitait d’embarras, comme elle l’avait fait pendant des décennies à la bibliothèque de l’université. Il avait été très impressionné de voir qu’à la retraite, elle continuait à proposer l’ouvrage idéal, alors que le nombre de volumes auxquels elle avait désormais accès ne dépassait probablement pas le millier, en comptant ceux qu’elle entreposait dans sa cuisine, ses toilettes et son garage. D’ailleurs, elle répugnait à se lever de son confortable fauteuil à oreilles, et réussissait des miracles en se limitant aux livres à portée de sa main. En lui donnant la plante, elle avait précisé : « trop d’eau c’est la mort. Elle se contente de peu ». Et depuis plus de vingt ans, elle survivait sur son bureau. Il lui parlait, l’arrosait tous les quinze jours avec un dé à coudre. Ses longues feuilles minces, repliées sur elles-mêmes, lui évoquaient les romans égyptiens d’Agatha Christie, et notamment La Mort n’est pas une fin, ce dont il se sentait profondément reconnaissant. En contemplant sa renaissance plantureuse (depuis trois semaines, il était passé à un verre d’eau chaque lundi), un trouble inédit s’emparait de lui. Cette capacité légendaire à demeurer dans la plus stricte observance de la règle, des règles, et qui faisait l’excellente et terrible réputation dont il jouissait à travers tout le pays, de combien d’autres choses l’avait-elle privé ?

Elle est debout dans la cuisine. Une petite chaussette argentée dans la main. Sur le rebord de la fenêtre, dans les bacs de simples, une branche de thym part de travers, on dirait le Sud.

En lieu et place d’épopées, dans la famille, nous avons les procès. Des procès au long cours, où avant même le verdict, on en a déjà pris pour quinze ans minimums. Tout est bon dans le cochon, mais l’immobilier reste un nanan. La maison de famille est restée si longtemps en indivision qu’avec l’argent des avocats et des experts, on aurait pu en acheter deux pareilles. Il fait cette constatation sans aucune amertume. C’était la maison de ses beaux-parents, on dirait qu’il a vécu toute l’affaire – 20 ans tout de même – de loin, qu’il a regardé les sept frères et sœurs de sa femme s’empailler depuis les tribunes. Mais le procès, c’était la bonne chose à faire, ils en conviennent tous deux, en hochant tranquillement la tête : on va aux mariages, aux baptêmes, aux enterrements, on envoie des cartes pour les anniversaires, on prend des nouvelles et on convoque le ban et l’arrière-ban de la justice immobilière à chaque héritage.

Il faut quand même dire qu’on n’avait pas envisagé qu’on serait juste jusqu’au bout. Le contraire non plus, d’ailleurs. Mais on pensait qu’avec le temps, ça lâcherait un peu aux coutures et on se retrouve à soixante-dix piges passées à compter ses petits sous à la boulangerie. Les Bahamas, je ne dis pas, mais un café croissant pour agrémenter la promenade et de quoi acheter un journal digne de ce nom, au lieu de récupérer la feuille de chou du café… Et puis s’assoir ! Le comptoir, c’est bien joli, mais à mesure que les jambes fatiguent, il prend une allure de déambulateur tout à fait déprimante. Tout ça, c’est pas la mer à boire, mais tout de même, une déconvenue.

Les réunions chez le Doyen observaient un protocole strict. Le Professeur Tuppet, que tout le monde appelait Tuppet-Puppet, sans qu’on sache bien pourquoi, rime mise à part, arrivait systématiquement en retard. Elle détestait ce surnom, entrant dans des rages grandioses si elle entendait quelqu’un le prononcer et, il faut en convenir, elle avait l’ouïe fine. Ceux qui la côtoyaient depuis plus de deux décennies confirmaient bien volontiers que n’importe quel surnom lui aurait été également insupportable, mais qu’ils s’étaient attachés à celui-là et son succès auprès des jeunes générations entérinait cette préférence. Elle ne l’avait connue qu’habillée comme une grand-mère, mais pas comme sa grand-mère qui avait été en son temps une des femmes les plus élégantes du campus. Pour ce qui est des retards, la question est toujours la même : comment ? Tuppet-Puppet avait une façon particulièrement exaspérante puisqu’elle entrait dans la cérémonie du doyen en touriste — et je pense particulièrement à la horde bardée d’appareils photo dans le premier cloître de l’Abbaye de Tomar, alors même que des panneaux en abondance signalent par des pictogrammes qu’il est rigoureusement interdit de prendre des photos et qu’un peu de silence est bienvenu, le lieu étant toujours consacré et habité — donnant des signes ostentatoires de son inconscience du dérangement qu’elle provoquait. On pourrait dire bien des choses sur le Doyen — et on les dira, soyez-en assurés —, mais son goût du protocole convenait à l’ensemble du corps enseignant. Aucune remontrance n’ayant l’effet escompté sur Tuppet-Puppet — elles la rendaient au contraire encore plus agressive qu’à l’ordinaire —, ses retards furent incorporés au cérémonial et à chacune de ses entrées une rumeur quasi imperceptible ressassait son surnom, dans une sorte de comptine :

Late, late, late

Tuppet-Puppet

À son réveil, le réveil n’avait pas sonné. Un signe. Il était tard, or elle ne dormait jamais tard. Un signe. Les draps rêches et coupants s’étaient amollis et adoucis dans la nuit et à présent, ils la cajolaient. Nécessité oblige, elle se traîna aux toilettes, puis à la cuisine. Indécise, elle entreprit un époussetage des étagères en attendant le sifflet de la bouilloire. Une carafe se brisa. Un signe. Elle emporta la théière et des vivres et retourna se coucher. La pluie se mit aussitôt à tomber bruyamment, chassant les deux oiseaux roucouleurs qui l’avaient probablement réveillée. Un signe. Plus les heures passaient, plus il devenait clair qu’il faudrait vivre autrement. Moins d’espace, moins de bruit, moins de gestes… Réduire la voilure. Alors des cordages et des voiles, des histoires de sirènes, de mât, des chansons de marins et toute la Grèce antique envahirent la chambre.

La seule chose qu’il l’ait vu faire d’un tant soit peu érotique consistait à retirer une moufle avec ses dents. D’ordinaire, cela lui suffisait amplement : il était doté d’une grande imagination dans ce domaine. Il pouvait tenir des semaines sur un geste, une intonation, un regard, une bribe de conversation, un contact accidentel, un reste de parfum chauffé sur une écharpe accrochée à la même patère que son pardessus… Il avait conservé précieusement l’image de la moufle pour un moment tranquille, la maison vide, une longue soirée bordant une matinée sans réveil. Son sens de l’économie des émois était tout aussi spectaculaire que son imagination. Il l’avait d’abord interprété comme la juste contrepartie d’une jeunesse perdue dans un coin sans intérêt. Mais le roman avait changé avec l’âge, certaines complaisances biographiques ayant atteint leurs limites. Dire qu’un coin est sans intérêt, par exemple, alors qu’il en aimait profondément les reliefs, la lumière et nombre d’aventures dont il refusait à présent de rougir. Il pensait à présent que l’émoi était chose rare, que ces instants qui le bouleversaient contenaient un reflet d’une chose très profondément enfouie en lui, une intensité proprement insoutenable, comme l’attraction pour la couleur rouge ou bleu glacier. Il se saisissait de ces apparitions — soudain, il était aux aguets, avant même de savoir ce qui provoquait cet état, comme il se représentait les chiens d’arrêt, la patte levée, sur le recul presque, comme pour rembobiner les quelques instants qui venaient de créer une alerte assourdissante, un bruissement de feuilles, un effluve sur l’eau… — puis, avec patience, précautionneusement, il les dépliait et leur or miroitait sur toutes les surfaces de son esprit et de son corps. En dépit de ce grand savoir-faire, de cette remarquable connaissance de son terrain, il en restait là avec la moufle. Il appelait, mais rien ne venait propager ni même entretenir l’étincelle de son désir. À force de torturer son esprit, une autre image se présenta de la jeune femme à la moufle : elle avait une sorte de souplesse au niveau des cervicales, elle avait une fois basculé la tête en arrière pour voir qui arrivait sans prendre de se retourner… mais rien ce soir-là, ni les autres ne lui permit de lier ensemble ces deux paillettes minuscules.

Avec son costume sans cravate, il explique : C’est un peu comme un ménage qui se dirait tiens je vais m’acheter une maison à Romainville puis cinq ans après un appartement à Paris, puis trois ans après un appartement à New York…La femme de petits sous est terrifiée par cette litanie de chiffres. Le K inscrit après les centaines, initiale de Katastrophe.

Le Professeur Ægg était soucieux. Son appartenance à deux éminentes Facultés distantes de cinq heures d’avion lui avait semblé un équilibre idéal, d’autant que le prestige de chaque institution rejaillissait pour ainsi dire au carré sur son CV. Les voyages l’excitaient, il aimait les aéroports, les taxis, acheter des parfums hors taxe, dormir dans des hôtels que réservait pour lui une femme qui n’était qu’une voix — pouvoir énoncer la phrase « Bonjour, je suis le Professeur Ægg, vous avez une chambre pour moi », métamorphosait le lobby en décor de La mort aux trousses -- faire deux petits-déjeuners au buffet avant d’aller édifier par la qualité supérieure de ses raisonnements les amphis de phrénologie, pour les quitter quelques heures plus tard dans un nuage de fumée… La professeur Ægg aimait les lauriers, raison pour laquelle l’adage « pour vivre heureux, vivons cachés » n’avait jamais fait partie de ses préceptes. Cependant, il l’admettait amèrement en avalant son deuxième café, c’était bien là le secret d’une double vie réussie. Or depuis quelques mois, chacune de ses employeuses le pressait de dire enfin ce qu’elle représentait pour lui : maison-mère ou troisième bureau, plongeant le pauvre professeur dans des affres de mari adultérin, alors même que sa vie amoureuse était tout à fait dégagée de ce genre d’ultimatum. En désespoir de cause, il décida de s’en ouvrir à une jeune collègue grammairienne dont l’entrain naturel parvenait épisodiquement à le distraire. Une déception : seule la question de savoir si on pouvait considérer Ægg comme un aptonyme doublé d’une calvitie, élégamment dissimulée par un rasage de près, l’intéressait.

Elle n’appelait plus. Il ne s’inquiétait pas. Parfois il s’ennuyait, mais il savait y faire. Un jour, elle appelait à nouveau. Elle était de retour. Elle avait fait un long voyage. Elle avait vécu à des heures incompatibles avec les siennes. Il aurait aimé qu’elle lui confie davantage ses soucis. Il se serait senti plus solide.

Elle s’en était aperçue à l’occasion d’un séminaire dans le Montana. La neige l’avait surprise et ses bottes en caoutchouc étaient tout à fait inadaptées. Il fallait se rendre à l’évidence : son directeur de thèse la brimait. Elle n’était pas la première à se retrouver dans cette situation. L’autorité des spécialistes en la matière, quelle que soit la matière, faisait la réputation de l’Université et il n’y avait rien de surprenant à ce que cette autorité se commuât parfois en une forme plus spectaculaire. À l’instar d’une casserole de lait, les conséquences de ces débordements affectaient simultanément les parois de la casserole, le feu noyé d’un coup, le manche et la main qui le tenait (le gaz seul continuant discrètement à fuir en pareil cas). Tout cela, c’était le petit roman de l’épopée de la thèse, un lit de mesquineries et de contrariétés au-dessus duquel le sujet traité planait, tel un épervier dans le soleil. Elle remarqua soudain, dans le Montana, alors que son illustre professeur s’apprêtait à pénétrer dans l’enceinte feutrée où se tenait l’évènement, que les éperviers, pas plus que les autres oiseaux n’avaient vocation à demeurer dans le ciel ad vitam æternam et que s’ils tournaient ainsi, ce n’était pas pour la beauté du geste, mais bel et bien pour repérer quelque chose avant de fondre dessus. Ainsi de la relation entre la splendide élaboration intellectuelle et des innombrables tracasseries qui moutonnaient dans la fange des bourbiers de ce monde. Cette comparaison manquait de finesse, mais elle procédait d’une intuition qui lui parut fort juste. C’est alors qu’elle réalisa à quel point les brimades de son directeur de thèse étaient déplacées. Il lui avait proposé un sujet de thèse, une niche dont il était le plus grand spécialiste au monde et dont elle n’était plus jamais sortie. Un chien de berger apparu tout à coup entre l’épervier et le troupeau des déceptions qu’elle gardait par-devers elle depuis qu’elle l’avait accepté. Elle n’avait pas vraiment d’idées de toute façon, en tous cas, aucune de cette hauteur. Dans quelques minutes, elle ferait une communication de première importance dans le Montana tandis que depuis la salle il lui indiquerait d’abréger, de se concentrer, d’aller au sujet, de ne pas dépasser le temps qu’il lui était imparti, par de petits signes secs, des soupirs et des roulements d’yeux. Factuellement, elle avait rendu sa thèse six ans auparavant, de sorte que son directeur de thèse aurait dû devenir un collègue, passant, si l’on peut dire de l’autre côté du manche. Mais de cela, elle ne prit conscience ni au colloque de Montréal, ni aux journées d’étude de Cambridge, et pas même lorsque son directeur de thèse prit sa retraite, laissant vacant une chaire prestigieuse où elle lui succéda. Dans le Montana, envahie par son intuition du chien de berger et de l’épervier, elle mélangea ses pages et cette distraction l’affecta si profondément qu’elle ne parvint pas vraiment à répondre aux questions, pourtant nombreuses, que suscitât son intervention.

Un arbre à fleurs roses imperturbable dans son printemps. L’herbe haute et grasse à son pied, traversée de soleil couvre quelques mètres carrés d’une fluorescence idyllique. Il faudrait tout arrêter et s’asseoir là, entre deux bretelles du périphérique, poser contre le tronc une tête soudain légère, manger l’herbe peut-être ?

Elles ne se parlaient plus. Elles ne se voyaient plus non plus. Finalement, ça avait toujours fonctionné comme ça. Quelque chose fondait une brouille et pendant des mois, parfois des années, elles n’avaient plus aucun échange l’une avec l’autre. Puis, un jour, elles se fréquentaient à nouveau. L’une faisait une visite et elles convenaient d’une autre rencontre, comme si rien ne s’était passé. Au fil du temps, il n’y avait plus qu’un épais brouillard, dans lequel elles s’entrapercevaient plus ou moins.

Il faut le dire à Pierre. C’est alors que tu t’en souviens : Pierre s’est suicidé. Il n’a pas laissé de note, il ne t’a pas prévenue. C’est cela qui n’est pas supportable : il t’a quitté avant même d’être mort. Ce désir, il te l’a tu. La solitude est une boue épaisse. La peine est terrible. Elle s’enfonce comme une lame. La douleur est incroyablement précise. Exquise. Ce genre de douleur qu’on éprouve la nuit, quand on rêve.

Il lance un grand bonjour chaleureux. D’un coup, on se croirait dans la famille qu’on n’a jamais eue, ou au Bar des amis. Derrière sa vitre, la secrétaire médicale même paraît atteinte par cette vague bienfaisante. Les cheveux échappés de son chignon tremblant comme sous l’effet d’une brise des mers du sud… Le petit peuple anxieux de la salle d’attente échange des regards surpris. On croit un instant que le nouvel arrivé s’est trompé d’adresse. Des scénarios catastrophes s’échafaudent : peut-être vient-il pour des résultats d’analyse sur la surabondance de ses protéine bêta-amyloïde et tau et qu’il est sur le point de découvrir qu’il va complètement perdre la boule, ce qu’annonce cette légèreté de ton dans sa grande salutation enveloppante ? Peut-être croit-il sincèrement se trouver au Café des Sports de Mens ou aux fêtes de Binbin ? Il a pourtant l’air tout à fait normal quand il s’assied sur une chaise vert pâle, entre la femme rondelette avec un bébé qui pleure et l’homme avec la vilaine toux. C’est alors qu’une des médecins entre à son tour en lançant un petit bonjour facétieux. La stupeur s’accroît dans la salle d’attente, certains réajustent avec soin leur masque sur leur nez. Une pandémie, on sait comment ça commence.

La première volée de marches, elle la descend à toute allure, son gobelet brûlant dans une main. Sur le palier, elle s’arrête net, boit son thé d’un trait, avant de se précipiter vers la deuxième. Le retard n’est pas un animal qui se laisse rattraper.

Sur le parvis dégagé de bitume-plage, comme au sommet d’une dune sèche, les guetteurs rendent l’immensité du désert à la ville partout arrêtée et recommencée, la ville brouillonne, ils la dotent d’un horizon qui invisible aux yeux des passants, mais perceptible un instant. Ils scrutent des directions différentes tandis que leurs compagnons dorment, ou discutent allongés sur leur coude. Les matelas de fortune, les sacs, délimitent un campement, un fortin, un refuge. Un des dormeurs, sous la couverture crasseuse est vêtu de blanc immaculé et son visage parfaitement oval, est paisible comme une statue qui pense.

Un rêve tout entier dominé par un phénomène de phonème. Au réveil ne reste qu’une ligne de F et de R. Pas d’oiseau dans le rêve, mais le mot de l’oiseau, freux, était partout. Sortie au petit matin avec ce bruissement dans les oreilles, la ville vide, un corbeau marche avec distinction sur l’herbe verte des voies du tram. Comme il entend le bruit d’ailes qui m’accompagne, il ne prend pas la peine de s’envoler à mon approche, mais s’éloigne à un rythme parfaitement égal. Je me demande combien de temps vit un corbeau. Celui-là précisément. Peut-on parler d’une première attache ?

À ma naissance, on a planté un cerisier. Il grandissait plus vite que moi, et je me souviens lever les yeux vers lui dans le petit jardin en terrasse du ravin. Un jour, il donnerait des cerises et moi, on ne savait pas encore trop ce que j’allais donner… Finalement, il s’est pris un mauvais coup du lapin blanc de l’hiver, et on n’a jamais vu la couleur de sa confiture. En revanche, tous les autres fruits disponibles sur le marché passaient par la bassine en cuivre de Jeanne — la goutte perlait dans l’eau du pot en verre — pour finir sur les tables de l’hôtel dans de petits ramequins blancs, et sur mes tartines. Chez nous, tout le monde aimait les confitures, Jeanne elle-même n’étant pas en reste. Mais l’abricot était une pomme de discorde entre elle et son mari. Chaque été, elle en rapportait quelques caisses du marché, et Marcel, pourtant peu près de ses sous, en faisait toute une histoire. Les abricots étaient plus chers que la confiture. Pas celle de Jeanne, qui ne se vendant pas était sans prix, mais comparée à celles que nous n’achetions pas dans les supermarchés. En grandissant, j’élaborai un argumentaire formidable en faveur de la confiture d’abricots maison. Pour la forme, puisqu’en définitive seul comptait l’égal plaisir qu’elle prenait à faire ces confitures, à contrarier son mari d’une peccadille et à en manger. Je remarque que depuis qu’elle nous a quittés et que le dernier pot fait de ses mains a été vidé et lavé, Marcel achète ses confitures au Casino. Il se cantonne aux fruits rouges.

Je pourrais prétendre que c’est l’Est, l’Union soviétique, l’auteur expatrié au nom interdit et l’histoire que racontait Leonid Kheifeitz, le vieux professeur de GITIS, à son sujet, qui m’ont fait chercher le livre. Il expliquait qu’après la réhabilitation du banni par Gorbatchev, qui avait fait grand bruit dans la sphère où ses livres s’échangeaient sous le manteau au risque de la déportation et de la mort, une visite de l’auteur à la mère-patrie s’organisait. Alors que Kheifeitz montait l’escalier de l’école d’art de son pas lourd pour aller donner son cours tout en feuilletant le journal du jour, le titre СОЛНЦЕНИЦЫН ВОЗВРАЩАЕТСЯ l’avait fait immédiatement se retourner pour s’assurer que personne ne l’avait vu lire le nom interdit. Il disait avoir compris dans ce geste que son idéalisme était mort. Et sa peur à jamais vivante. Mais ce n’est pas pour cela que j’ai cherché le livre. C’est son titre, doux et amer, impensable dans l’âpreté inséparable de ce que la Russie est pour moi, qui me l’a fait quérir : La Confiture d’abricot. « L’idée de composer des récits binaires, en deux parties, était venue depuis longtemps à l’esprit de mon mari (…) Il commença à rédiger ces histoires dans la première moitié des années 1990, qui coïncident avec notre retour chez nous, en Russie » explique Natalia Dmitrievana sur la quatrième de couverture.

Nous en convenons : un jour, il y a un moment, mais pas de date, pas de chute d’un âne, pas de coup de la foudre, ça a arrêté de tirer, de serrer la gorge et aussi le ventre, de coller au fond du palais un goût âcre, de faire battre le cœur malaisément. Les rendez-vous ont pris fin et nous nous demandons : est-ce ainsi à la fin d’une analyse ? Les rendez-vous ont pris fin puisque nous n’avions plus à nous retrouver de loin en loin, au prix des pires difficultés, de sacrifices cruels en abyme de mauvaise conscience. Ce qui n’est jamais séparé n’a pas besoin de retrouvailles. Il n’y avait plus non plus cette fouge, bave aux lèvres, de l’heure volée, l’heure décisive qui seule peut permettre de prouver qu’on a bien été là, jusqu’au bout. Un jour, nous n’avions plus rien à brandir. De cet effort, de ces victoires, il ne reste plus rien ou presque. Nous sommes devenus véritablement païens, ne quittant plus la page, notre peau au-dedans profondément parcheminée, encore vierge. Nous en convenons, à présent, nous nous laissons écrire.

Ce que je voulais soutenir, dans la rousseur de mes cheveux, c’était deux figures de la lignée des femmes de ma famille. Le roux d’écureuil pop de ma trop jeune mère, les yeux au khôl derrière ces lunettes lourdes, m’allaitant au début des années 70 dans le salon de ces beaux-parents. L’auburn vanté des cheveux de ma grand-mère que j’ai toujours connue blonde platine. Une image et un mot. Auburn, une robe de cheval… Dans la rencontre avec mon troisième prénom, Audrey, je voyais apparaître le visage doux, drôle, et souriant de l’actrice américaine. Très vite le mystère de l’auburn indiscernable sur les photos en noir et blanc l’emporta sur la flamboyance. Je ne faisais plus que des reflets, mais pour qui m’avait connue franchement rousse, je demeurais telle. C’est seulement quand un surnom affectueux est venu nommer cette rouquinerie que j’ai cessé tout à fait. J’ai d’ailleurs cessé d’aller chez le coiffeur, purement et simplement, et voilà qui ne peut qu’évoquer le proverbe chinois : « Tu ne peux pas empêcher les oiseaux de la tristesse de voler au-dessus de ta tête, mais les empêcher de faire leurs nids dans tes cheveux, ça, tu le peux ! » Or « rook », je l’apprends ce jour, ne désigne pas seulement la tour aux échecs, mais également le freux : Oiseau tenant à la fois du corbeau et de la corneille noire, caractérisé par son bec étroit dont la base n’est pas garnie de plumes. Et d’après Michelet : « On assure que les freux [espèces de corneilles] poussent plus loin l’esprit de justice ».

Elle avait un goût pour les métaphores martiales. Le départ prématuré et sans retour du géniteur pour une armée sans guerre pouvait l’expliquer. Cela matérialisait une forme de lignée entre eux. Une ligne de séparation également : il devait être depuis longtemps retraité de service de la nation, mais pour elle, il restait un bon petit soldat. On lui avait montré une photo, en treillis, entouré par trois bergers allemands. L’esprit de corps. À chaque étape importante de sa vie universitaire, avant d’entrée dans la salle d’examen, de se confronter à un jury, de postuler auprès du Doyen… Ave César, ceux qui vont mourir te saluent. Combien d’années lui avaient été nécessaires pour comprendre qu’ils n’allaient pas mourir dans l’arène, sur le moment même, qu’ils saluaient depuis leur place de mortels, l’empereur-dieu ? Longtemps. Dans la vénérable bibliothèque, elle se rappelait le jour où elle avait lu dans Aristote qu’il y avait trois sortes d’hommes : les vivants, les morts et ceux qui vont sur la mer. Le volume était toujours à la même place sur l’étagère. Il n’y avait plus de fiches pour connaître le nom de ceux et de celles qui qui l’avaient lu depuis. Cette phrase avait-elle sauté à leurs yeux comme aux siens ? Avait-elle changé leur vie également ? Leur avait-elle permis d’avaler leur épée pour en faire un sabre ? Et le cas échéant, leur digestion avait-elle été aussi douloureuse ? Et leur déjection ?

J’ai longtemps souligné les reflets roux de ma chevelure. Parfois, la main un peu lourde, voire le geste militant. En sortant d’une audition, où un metteur en scène m’avait expliqué que du haut de mes vingt-sept ans, je ne pouvais pas envisager de jouer une jeune femme dans les Shakespeare qu’il montait la saison suivante, je suis rentrée en rage chez un coiffeur en demandant qu’on me coupe les cheveux au plus courts. Le gars était très bien. Il m’a dit : je ne sors pas mes ciseaux quand quelqu’un est en colère. Il a soupesé la masse de mes cheveux. J’ai compris qu’il y avait d’autres façons de partir en guerre qu’avec le crâne rasé. Deux heures plus tard, je ressortais avec les cheveux presque rouges sur toute leur longueur. Ils tranchaient comme la lave sur la queue de pie de mon manteau noir. Quelques jours plus tard, j’avais rendez-vous avec un autre metteur en scène. Celui-là cherchait une assistante. Dans la vitrine, mon reflet ressemblait à un personnage d’Enki Bilal, très pâle avec le béret noir, le long cheich bleu roi et le flot rouge des cheveux. Je crois que c’est ainsi qu’il me vit m’asseoir en face de lui. Notre collaboration fut longue et fructueuse.


L’objection revenait fréquemment : « dans mon interprétation, je vois les choses autrement ». Et l’image avec elle : Bernadette en extase dans sa grotte. Enfant, elle devait à la sainte son premier mot d’esprit. La tête couverte d’un exemplaire du Journal de Spirou, elle avait foncé au salon en criant : je m’appelle Bernadette ! Je m’appelle Bernadette ! Et pour ses parents interloqués, qui prenaient le thé avec le prêtre de la paroisse anglicane, elle avait précisé, dans un sourire triomphant : Bernadette sous Spirou !!! Son père bon public avait été pris d’un fou rire tel qu’il avait recraché un peu de son thé sur l’assiette de boudoirs. Le prêtre avait eu un sourire compréhensif. Sa mère, au comble de la gêne, avait expliqué en épongeant qu’on ne savait pas où elle allait chercher des choses pareilles. « Je crois qu’il est déjà marié quand il écrit ça. En tous cas, c’est ma vision du texte ». Revenir de ce souvenir d’enfance où la plongeait ce refrain familier lui coûtait et ce coût la plongeait dans une perplexité que les étudiantes prenaient parfois pour de la profondeur, d’autres pour une forme de peine que leur rébellion aurait provoquée chez leur professeure. Elles s’imaginaient que son esprit était à l’image de ses robes à fleurs désuètes, de ses grandes lunettes passées de mode dont les verres très épais lui faisaient des yeux pas plus gros qu’une tête d’épingle. En les réajustant, elle précisait qu’elle ne voyait rien. Les rieuses passaient de son côté. Puis, elle ajoutait qu’en revanche, elle aimerait beaucoup entendre le texte, pour commencer.

Pour mes quarante ans, j’avais pris une décision. J’apprendrais à jouer d’un instrument de musique. J’apprendrais à jouer de l’accordéon. Ce projet flottait dans une utopie raisonnable, dont on se rend compte avec l’expérience que c’est un parfait bain de poison. C’est pourquoi je caresse une idée bien plus difficile à mettre en œuvre pour ma retraite. Sa réalisation commence aujourd’hui et je peux même dire qu’elle a commencé il y a trois jours quand un ami a évoqué le livre de Thom Van Doren Dans le sillage des corbeaux — Pour une éthique multispécifique, dans un café au fil de l’eau — oui, l’eau et son fil sont aussi, bien qu’encore très confusément de la partie —. Quand je parle de la retraite, je ne parle pas d’un âge précis, d’une date précise : comment cela me serait-il possible dans les circonstances présentes ? Il s’agit davantage d’un état d’esprit vers lequel je tends, je tends très longuement comme une droite qui finira un jour ou l’autre par rejoindre une autre, qui lui est presque parallèle, mais dont ce moment d’intersection n’est pas destiné à notre regard mortel. Je tends vers le retrait, vers une retraite, comme on l’entend dans les tragédies de Racine (austère, prompte, riche, longue…), signifiant davantage une moindre fréquentation de mes congénères qu’une pension ou l’absence de travail. D’ailleurs, il s’agira, avec ce projet chéri, non de moins fréquenter le monde, mais de le voir d’un autre œil puisque je souhaite, alors, devenir l’amie d’un corbeau.

Eh, Madame, t’es un corbeau ou quoi ?L’apostrophe m’avait cueillie. Pourtant, j’arrivais vêtue de ma redingote noire, sous laquelle je portais une robe noire, chaussée de mes bottines noires et coiffée de mon béret noir. La tenue-théâtre : le noir, toujours pauvre, toujours élégant, jamais vraiment sale, va te rouler par terre, faire la reine ou la servante. Et sur fond de banlieue grise en novembre, un corbeau était bien la première chose à laquelle on pouvait m’apparenter. Un corbeau venu picorer l’asphalte apparemment stérile aux yeux de ces habitants. Et dans ce lycée abandonné des peintres, des jardiniers et des maçons depuis de trop nombreuses années, je me demandais, comme eux, si j’allais rapporter quelque chose de ce périple. Le gars qui m’interpellait boxait dans une autre catégorie que la mienne. On lui avait dit plus souvent qu’à son tour qu’il était noir. Mais il savait que c’était faux. Sa peau était d’une certaine nuance de marron, et il l’avait d’ailleurs expliqué plutôt gentiment au premier gosse qui l’avait appelé « le Noir ». Cela remontait à la petite école et il ne s’était plus donné la peine depuis de ce genre de subtilités. C’était moi, le corbeau, pour lui, pour eux. Passée la blague, et la gêne du gaillard quand je soutins son regard qu’il manifesta par un redoublement de défi, je me demandais ce qui se passerait si j’expliquais à quel point il voyait juste. Ou plutôt, je me le demande à présent que je prends la pleine mesure de sa sagacité. Alors je me contentai d’écrire mon nom de dix lettres de long au tableau en majuscule, puis, après m’être assurée que chacun avait eu le temps nécessaire à sa lecture, j’échangeai le D pour un B.

Elle avait succédé comme le printemps à l’hiver à un vénérable collègue. Du jour au lendemain, les petits archets, poussés tout droit, perce-neige de la première heure, s’étaient groupés autour d’elle. Ses très jeunes élèves formaient une petite troupe charmante et turbulente qui l’adorait. Sa blondeur, la fraîcheur de son prénom piaillé à tue-tête à la moindre occasion, son rire frais devant leurs maladresses, la fine ride verticale qui se dessinait sur son front quand elle jouait son instrument, le soir, dans des salles éclairées de cristal où les emmenaient leurs parents, conscients de l’importance du moment : autant de choses qui nourrissaient leur attachement, chaque jour plus profond. Mais ce qui l’emportait par-dessus tout, c’était son chevalier servant, un gaillard noir comme la nuit avec un bouc de diable qui venait l’enlever à la fin de la journée, pour quelque enfer sombre et magnifique où il régnait en maître, son archet en main.Vingt ans plus tard, assis au dernier rang de l’orchestre, il le reconnaît au premier pupitre des violons. Une joie oubliée lui monte dans le cœur et il se répète en boucle une litanie de c’est lui ! c’est son ami ! Oui, c’est lui ! Ce ne peut être que lui ! Son ami ! Et il s’attend en frémissant à ce que les premières notes qu’il jouera embarquent l’orchestre dans un nuage de fumée. Son cœur d’enfant perce le gel qui l’entoure depuis quelques années, il s’en aperçoit. C’est alors qu’une femme vient s’asseoir à ses côtés, au dernier pupitre des violoncelles. C’est elle. Les voilà réunis à nouveau tous les trois, Déméter, Hadès et le petit chérubin qui les observait de tous ses yeux quand ils disparaissaient au coin de la rue, main dans la main, secoués de rires, lumineux, tendres… Il la salue par son prénom, tant aimé. Elle le regarde avec une molle surprise. Elle sort son instrument de la boîte, s’installe au pupitre, en rectifie la position en soupirant. Il lui rappelle la petite armée des archets brandis, son arrivée dans le conservatoire de la ville où il avait grandi. Elle pose sur lui un regard terne. Il lui dit combien elle comptait pour eux tous, là-bas, et le grand chagrin qu’il avait eu à la quitter quand ses parents étaient partis pour une ville plus grande. Ah oui, lâche-t-elle finalement, et ses yeux éteints se tournent vers son ancienne flamme, qui debout, demande le silence pour l’accord.

Impossible de se souvenir si c’est le désir d’une forme d’avant-garde, la précipitation ou une nonchalance bon teint qui avait dicté ce choix. Il est trop tard à présent pour le rattraper. La radio sur scène était une vraie radio. Je pense que, secrètement, le metteur en scène espérait un effet Dario Fo, que le poste capterait momentanément la fréquence de la police et que comble de chance, un meurtre ou quelque chose de criminel serait en cours, créant ainsi un instant de vérité, dans cette grande blague du monde portée à la scène. Un des principes de la magie blanche consiste à ne rien souhaiter que de bénéfique à ses pires ennemis. Une promotion qui les éloignera à tout jamais de la ville, du pays, voire du continent. Un héritage qui les dispensera de travailler dans votre université. Une rencontre passionnée les vidant corps et âme de leurs forces dans l’extase (il n’est pas certain que cette dernière suggestion soit homologuée…). À son insu, le metteur en scène avait dû souhaiter trop fort et quand la nouvelle de la mort du président Kennedy traversa le plateau médusé pour arriver aux oreilles du public, on trouva son spectacle du dernier mauvais goût. Quelques personnes ne manquèrent pas de le faire immédiatement savoir en quittant bruyamment les rangs, et trois d’entre elles huèrent un bon coup avant de sortir de la salle. Sur la scène, les acteurs et les actrices étaient également sortis un moment de leur rôle pour échanger des moues dubitatives sur ce procédé racoleur. La plus âgée tourna d’ailleurs le bouton du poste pour le réduire au silence et reprendre l’interprétation inédite de leur adaptation de Memoirs of a Survivor. Elle avait dit dès le début des répétitions que cette insertion de l’actualité mettait complètement par terre la dramaturgie de la pièce, qu’il ne fallait pas dépasser les bornes en matière de politique-fiction… mais il faut se rendre à l’évidence, elle n’avait pas eu plus de succès que si un dieu lui avait craché dans la bouche. Bientôt les répliques fusèrent à nouveau. Seule la régisseuse générale, qui était également affectée au repassage des costumes, à la préparation du café et à la création son et lumière semblait se souvenir que les moyens techniques de la troupe des baladins du monde occidental n’offraient aucunement la possibilité d’un canular aussi raffiné.

On avait cru longtemps que leur mésentente spectaculaire était fondée sur un différend d’ordre esthétique. Cela n’expliquait pas tout, loin de là et notamment la soudaineté de cette rupture de ban entre d’aussi vieux collègues, mais c’était réconfortant de les croire agités seulement de passions inspirées par leur art. Pourtant, leurs grands élèves qui se lamentaient au bar du coin en vidant pinte sur pinte donnaient davantage à la patronne l’impression de resservir les enfants d’un divorce cuisant, que de participer, même à son insu, à la Querelle des Bouffons. Les pauvres chats étaient malheureux comme les pierres, commentait-elle en payant sa tournée et il faut bien admettre que la moindre occasion leur était bonne pour prendre leurs jambes à leur cou loin de l’ambiance délétère qui régnait désormais sans partage sur leurs heures de cours. La vie universitaire offre heureusement de nombreuses échappatoires et entre les colloques internationaux, les échanges entre universités et les missions européennes, il ne restait plus que trois ou quatre pauvres chats pour subir l’épouvantable guerre de tranchées qui se livrait à l’étage des comparatistes. À la longue, on dut renoncer à la théorie du différend d’ordre esthétique, qui, tous l’admettent d’une seule voix à présent, cachait forcément une forêt et, ergo, un loup. Mais le noble argument abandonné, on n’entra pas pour autant dans le vif du sujet, et la pédagogie fut invoquée comme pomme de discorde entre les deux collègues. Cela dura ce que dure les roses : un semestre universitaire. Quand le véritable motif de la misère dans laquelle pataugeaient les doctorants depuis presque deux années se fit jour, il se produisit la chose la plus étonnante. Devant la combinaison de frivolité, de sordide et de pathétique de l’affaire, personne ne trouva plus de raison de s’en affliger. Au bar du coin, le nouveau juke-box devint l’objet de toutes les conversations.

Le livre, je le lis petit à petit. Il n’est pas difficile, mais chaque chapitre, chaque page fait l’effet d’une révélation, pèse le poids d’une confidence. Même les confidences heureuses ont un poids particulier qui ne s’accommode que du silence qui les suit. L’annonce, récemment de l’arrivée d’un enfant longtemps attendu. Le livre que je lis est écrit en confidences, en voix modérée, la voix à l’intérieur de sa tête quand celle qui l’a écrit arpente les rues de Dresde ou de New York, quand elle réfléchit à se table de travail. Je devrais dire : celle qui l’écrit, tant est forte l’impression qu’elle est en train de le faire. Je m’attends à la trouver assise sur le fauteuil de ma chambre quand je lèverai les yeux.

À l’université, j’ai été son assistant. Si on peut dire : elle m’avait mis le grappin dessus et me payait de loin en loin, sans qu’il soit possible d’établir la moindre suite logique, et ne parlons pas de budget prévisionnel. Tout à coup, au milieu d’une phrase ou d’un cocktail, elle me regardait comme si elle me voyait pour la première fois et elle sortait une poignée de billets de la poche de ses grands pantalons de l’armée des Indes, en s’excusant d’être aussi peu rigoureuse. Un jour, elle m’envoie à l’autre bout du campus chez un confrère ethnologue pour récupérer son « petticoat ». Je n’ai pas osé lui faire répéter, je ne connaissais pas ce mot, mais je comptais sur l’ethnologue pour me remettre l’objet désigné sans sourciller. Il était parti en mission quand je me présente à sa porte. Sa femme considère ma demande avec une forme de perplexité, ou plutôt de lassitude et avec un haussement d’épaules, elle m’indique le jardin. Je me retrouve parmi les roses rares et les vivaces quand elle me rejoint, armée d’une pelle et d’une glacière. Là-dessus, elle me désigne un coin du gazon où creuser. Je pense à un rituel vaudou, l’ensevelissement des petticoats… inutile de préciser que je n’avais jamais entendu parler de l’affaire Petticoat ni de Margaret O’Neale. Le sac n’était pas enterré profondément, mais j’ai échafaudé plus de théorie en pelletant le mètre de terre qui le recouvrait que dans toute la suite de ma carrière. La femme de l’ethnologue pendant ce temps-là fumait de fines cigarettes en ôtant les pétales fanés des buissons de roses. Je n’osai pas ouvrir le sac, qui était taché et sentait fort mauvais. En deux temps, trois mouvements, elle referme la glacière et me met à la porte. Maintenant, il faut bien imaginer la scène. Le cours va commencer dans le grand amphithéâtre, j’entre triomphant avec ma glacière jaune moutarde. Mon professeur me regarde comme si elle me voyait pour la première fois. J’annonce le retour du petticoat. Elle ouvre la glacière avec un air vivement intrigué que je prends à mon crédit. La puanteur gagne tout l’espace confiné de l’amphi en une seconde. Elle s’exclame : « mais qu’est-ce que vous avez fait avec Winnicott ? » Notre collaboration a pris fin dans les minutes de panique qui ont suivi l'exhumation des restes de son fox-terrier de la glacière moutarde.

Tout le monde voit ses yeux de biche. C’est un sujet. Leur animalité, davantage que leur grande beauté. Aujourd’hui elle est assise bien droite et elle ne tremble pas. Elle doit dire ce qui s’est passé. Mais ses yeux sont si grands qu’en l’écoutant, le gendarme croit voir la capture, la réserve, l’apprivoisement, l’enfermement et la curée. Il regarde ses yeux de biche et un vieux conte sur le mariage d’un homme avec une fée à queue de poisson lui revient en mémoire. Mais lui sait que c’est un conte et qu’en face de lui, c’est une jeune femme courageuse qui se tient bien droite, sans pleurer. Dans le conte, c’est le frère du marié qui vient tout gâcher avec sa curiosité maladive. Il se demande si on peut parler de curiosité quand on a décidé par avance ce qu’on trouverait derrière la porte close… Devant la forme extraordinaire de ces yeux, il se dit que c’est dommage, ces confusions qui ont rendu impossible le mariage des hommes et des fées. Un dommage irréparable, ainsi qu’elle lui fait savoir en signant la plainte.

Bitume-plage. Ils sont assis parmi les machins. Un dort sur sa serviette en carton. L’autre regarde l’horizon du boulevard. Bitume-plage. Les machins sont très colorés aujourd’hui et ils flottent dans le vent, par morceaux. Le sol est bien lisse, en attendant un char à voile, deux cavalières au pas tranquille dans la lisière des vagues, des gosses en maillot avec leur équipement de bâtisseurs, un avion à banderole qui indiquerait bien nettement le sens de la vie, il reste assis sur son cul. L’autre se retourne dans sa capuche. Il prendra le prochain quart. 

La main, c’est encore la tienne. La tête aussi. Mais le reste du corps — ne faudrait-il pas dire les restes, à ce moment-là, les restes, les reliefs sur la table de la nature morte ? — ne répond plus. Sous ta main, c’est drôle, les proportions sont changées, la proprioception — c’est le mot exact et il revient sans peine, lui, preuve que la tête répond, comme tu viens de te le dire — la proprioception, bien articuler, n’est plus qu’un souvenir. Tu te souviens comment ça se passait quand ta main reconnaissait le reste du corps — on t’avait expliqué il y a longtemps (un ingénieur en robotique) l’extrême complexité de faire faire des choses simples pour la main humaine par des robots : recapuchonner un stylo sans regarder, par exemple —, tu te souviens comment il faut faire, mais en vain, puisque ce qui reste du corps est si différent de ce que tu as connu, toute ta vie, la semaine dernière… À la longue, l’étrangeté finirait par t’amuser, tu serais prise dans l’intrigue comme en lisant Kafka ou un bon polar ou le Guide de l’auto-stoppeur dans la galaxie. Seulement de quelle longue parle-t-on dans « à la longue » ? Tout va probablement continuer à bouger comme ça. C’est rassurant de se représenter les choses sous l’angle de la catastrophe, une chute libre dont tu repères le début aujourd’hui, mais qui sera sans fin à l’intérieur de toi-même, où ça ne répond plus.

Ça n’est arrivé que deux fois. Un livre disparaît, absolument indispensable à un travail en cours. On met la maison à sac, on se retourne la mémoire, on retrace ses allées et venues depuis l’acquisition même du livre, qui, dans le premier cas, remontait à de nombreuses années. Il y avait bien longtemps qu’on n’achetait plus de livres d’art, de livres coûteux. Arrive un moment où toutes les possibilités rationnelles sont épuisées, toutes les cachettes jusqu’aux plus improbables ont été fouillées et toujours pas de livre et le travail attend en pianotant des doigts sur le comptoir. Là commence le merveilleux. Des scénarios s’échafaudent sans effort jusqu’au ciel. Le livre volé, le plus invraisemblable, hélas, reste celui qui inspire la plus grande tendresse. Il faudra lister tous les autres, qui n’excluent pas définitivement une intervention martienne ou divine. D’ailleurs, le premier livre ainsi évaporé ne traitait-il pas justement de l’Annonciation italienne et le second, du Golem… ? L’un comme l’autre a réapparu, dès qu’il n’a plus été temps de les mettre au travail. L’échéance passée, ils sont là de nouveau, exactement là où on avait regardé cent fois. Le goût demeure cependant de leur absence insoluble, pareille à celui du mot perdu qui revient toujours avec une tête de sosie, de jumeau : même et autre.

Son cœur s’est arrêté. Il n’y a pas d’autre explication. Il n’y a rien à dire. Un jour, par quelque bout qu’on le prenne, le cœur s’arrête et avec lui le tic-tac du temps. Ainsi du sien. La vie continuait, il faut bien le reconnaître, sans le détail des secondes et des minutes. Restaient vaguement les heures. Elles ressemblaient à ces saisons qui vont par deux dans les pays lointains. Son cœur était comme le corps cassé d’une montre à gousset qu’on ne sort plus du fond de sa poche. Il tenait moins d’espace. D’autres objets plus utiles auraient pu le recouvrir, mais l’utilité elle-même avait disparu. Elle allait, avec cette cavité dans sa poitrine, vivre encore de longues années. Ou peut-être serait-elle emportée par un coup de vent un peu fort. C’était là tout ce dont elle parvenait encore à rêver. Un jour, on ne sait comment, un oiseau décida que l’emplacement vide et sombre convenait à son nid.

Elle se serre un verre de génépi. Le crêpe crisse contre le formica. Elle envoie promener ses escarpins noirs sous la table. Il faudra replier les rallonges. Dans son souvenir, le goût est infect, mais c’est ça ou le liquide vaisselle. Ils ne gardaient plus d’alcool dans la maison. Elle attend le soulagement. Combien de fois ces trois dernières années s’est-elle dit qu’elle n’en pouvait plus ? C’est bien ce qu’elle pensait : infect. Amer. Trop sucré. Elle voulait qu’il ne soit plus là, c’est chose faite. Le soulagement n’est pas venu au cimetière. Elle compte sur une visite discrète et tardive, à présent qu’ils sont tous rentrés chez eux. Les condoléances arriveront encore pendant des semaines, des mois. Il était insupportable, tout le monde le lui accorderait. Son obsession des bouchons en liège, pour ne citer que cela. Elle voulait partir. Elle se disait que sa mort le réveillerait de ses lubies, qu’une fois seul, il regretterait ce temps gâché en vaines colères. Elle a mal au cœur. Elle se demande comment font les gens pour boire ça, en remplissant son verre à nouveau. C’est un coquetier. Elle l’a confondu avec un verre à liqueur. Le soulagement n’a toujours pas fait son apparition. La tristesse (au fond du coquetier, sur la tache claire du formica usé, dans la fermeture coincée de sa robe) lui fait savoir qu’il ne viendra pas de sitôt. 

À l’image de mon déplaisir, la table. J’aimais le vide, l’ordinateur plat et élégant. Depuis deux mois, tout fout l’camp. Le calendrier de l’année comme sous-main, concession déjà ancienne, temporisateur des angoisses de lapin blanc. La petite plante increvable qu’il m’avait offerte pour un anniversaire, dans son pot gris et blanc façon béton et qui porte le nom d’un directeur de prison sympathique, elle disparaît derrière une lampe tarabiscotée à trois tulipes vertes et jaunes, qui n’a rien à faire là, mais qui éclaire, qui fonctionne pendant que l’autre, celle dite « d’ingénieur » couleur de chewing-gum soviétique, attend d’être réparée, s’ajoutant à la longue liste de ce qui est foutu, cassé, manquant. Un mouchoir avec du sang, rien de bien grave, le nez de l’hiver avec ses vaisseaux pris dans les glaces… Boxée, je me sens, d’ailleurs. Un petit bloc-notes étroit d’un très beau papier marqué d’une libellule d’or sur chaque feuille qui ont petit à petit perdu leur destination amoureuse, amicale, pour ne plus servir qu’aux échanges commerciaux soignés de la femme de petits sous. Le sac du micro, noir et rouge, le cordon fourré là-dedans : on dirait un dépotoir des années 80. Une soucoupe cerclée d’or, impossible de comprendre comment se sont retrouvé là une pince à linge en bois, une épingle à chapeau à trois perles mauves, une broche en ivoire, souvenir d’un vide-maison, les parents morts en quelques mois, les amis, la famille partout pour alléger la charge, les voyages à la déchetterie et puis à la fin de l’après-midi, pour alléger une autre charge, le choix d’un objet dans la boîte à bijoux… des boutons de manchettes, des cartes du Café Europa parfaitement carrées, mon nom dessus et mon adresse électronique avec ce pseudonyme que je traîne depuis plus de vingt ans, et qui ressemble à un petit escargot espagnol, caracolion, ainsi qu’un journaliste m’avait nommée par erreur dans une critique élogieuse, au demeurant, ou peut-être d’autant plus qu’elle ne m’était pas nominativement adressée, une clé USB que j’ai trouvé sur l’énorme ordinateur de dépannage qui mange tout le reste de l’espace de la table et coupe la vue sur le tranquille tapis vert olive et le petit meuble à volet où les carnets patientent, un ticket pour l’exposition des Jours heureux/Archéologie des trente glorieuses au Musée urbain Tony Garnier où j’avais retrouvé mon frère l’an passé, le bristol d’un hôtel trois étoiles à Castellammare del Golfo, trouvé dans un livre d’occasion et dont je me dis qu’il ferait un bon début d’histoire ou de voyage, ce qui revient à peu près au même depuis plus de trois ans. Bref, la biche dessinée au centre de la soucoupe, personne ne peut savoir qu’elle est là, pas plus que celle qui attend de savoir si je vais achever un jour le livret de l’Arbre qui devint, dont elle est une des formes du rôle-titre. Des stylos, le bleu c’est l’amie sincère qui me l’a offert, consternée de me voir sans, un matin à Laumière, comme si c’était l’attribut de ma divinité, des gouttes de vitamines D, un thermos noir comme un obus, une tasse Lucien Engel de Strasbourg posée sur un carré de carrelage noir. On ne s’aime pas en ce moment. J’écris au café.

Félix est un homme interdit. C’est l’homme que s’interdit Marguerite. Ils sont très bien mariés, l’un comme l’autre. Félix et Marguerite auraient beaucoup à perdre en une seule nuit, plus encore dans une seule vie. Ils le savent l’un et l’autre, parce qu’ils ne sont pas nés de la dernière pluie. Ils sont bien décidés à ne jamais arriver à l’heure où ils n’auraient plus rien à se dire. Dès leurs premières rencontres, Félix a étreint Marguerite pour la saluer. Cette pratique perdure : ils ont de gros manteaux, des bonnets des gants, ils ressemblent à deux apparatchiks dans l’hiver soviétique des années soixante. En été, ils ne se voient jamais – sauf une fois, où Marguerite accompagnait son cousin dans ses dernières heures. Quand ils se sont étreints, lui en chemisette et elle en bain-de-soleil, son chagrin s’est fiché entre leur corps comme une épée. Ils ne savent plus vraiment quand elle a commencé à lui raconter avec une précision chirurgicale et poétique, cependant, les autres hommes. Il leur arrive parfois de dormir ensemble, tout habillés, laissant entre eux libre le mitan du lit et sa profonde rivière.

Les assiettes blanches, il ne peut plus les voir en peinture. Mais, à la maison tout le monde les trouve si pratiques… Pire tout le monde les aiment. C’est lui après tout qui allait en prison une fois par semaine pendant des mois. C’est son déjeuner qu’on lui faisait passer ainsi, recouvert de plastique et qu’il emportait sans l’avoir déballé, assiette comprise, dans sa grande sacoche. Il le mangeait sur la route du retour, en fin d’après-midi, pour ne pas flancher. L’assiette restait dans la bagnole, sa femme la rapportait dans la maison le lendemain en revenant des courses. Elle pensait à la Pâque juive sans trop savoir pourquoi. Ils n’avaient pas brisé d’assiettes à leur mariage. Avec le recul, c’était un regret doux et déplacé.

Elle l’avait trouvé joli garçon. « Joli garçon ». Qui dit cela, de nos jours ? Sa grand-mère, mais elle était morte. Il n’était d’ailleurs plus si jeune. Pour sa grand-mère, il l’aurait été, mais il avait quand même une bonne quarantaine. La réunion allait son train de chiffres, avec leurs petits wagons de statistiques, et de données techniques. Elle faisait bonne impression. La présidente la couvait du regard. On croyait l’entendre dire à la ronde : c’est moi qui l’ai faite. Elle avait espéré cette reconnaissance et voilà qu’il avait dit le mot « désir ». Un mot que personne n’attendait à la réunion biannuelle des concepteurs d’engins mécanisés du futur. Et il insistait, souhaitant se faire bien comprendre, interrogeant toute la tablée sur la sincérité de leur « désir ». Elle avait levé les yeux vers lui, il n’était pas joli garçon. Il était… là. Il pesait plus qu’eux tous réunis. La pièce basculait vers lui. Il ne s’adressait pas à elle précisément, mais elle l’entendait mieux que quiconque, comme si ses oreilles avaient été spécialement équipées pour ce moment. Ils se voyaient depuis quand elle passait en ville. Deux ou trois fois par an. Son âge, son apparence l’indifférait totalement. C’est le mot « désir » dans sa bouche qu’elle étreignait à chaque fois.

Il ne lui manque pas le premier jour, ni la première semaine, au bout de dix jours, parfois, elle se dit : Tiens, on s’est vu la semaine dernière, ou celle d’avant. Mais ça passe vite, un train qui traverse en une seconde le fil des pensées qui patientent au passage à niveau.  La dernière fois, c’était bien, c’est toujours bien de le voir, elle sourit quand même et puis la barrière se lève et elle reprend la route. Mais, sans crier gare ! un jour au lendemain, son absence est inacceptable. Une souffrance soudaine, névralgique. Elle se met à compter les jours. Elle rêve de montagnes, de cailloux blancs, d’escaliers de pierre. C’est simple de l’appeler et de proposer une rencontre. Rien ne se met en travers. Ce manque est un vêtement trop lourd pour le temps qu’ils traversent. Pourtant il n’est pas question de résoudre cette énigme, qui reproduit chaque moi son cycle de joie, de tranquillité, de douleur, de questionnements, de joie…

Elle remarque, trop tard forcément, qu'elle oublie toujours le jeudi. Le lundi a gardé sa marque d'école, il frémit dès le dimanche soir. Le mardi est un jour d'intense travail. Le mercredi, il y a toujours au moins un ami à voir. Et voilà le jeudi... Qu'est-ce qu'il fait là ? Dans le meilleur des cas, c'est une journée en plus, inespérée, un délai : la mort qui fait demi-tour à la porte parce qu'elle a oublié d'éteindre la cafetière chez elle avant de partir moissonner... Elle part marcher dans la ville, car les jeudis oubliés sont toujours citadins. Elle téléphone à des gens qu'elle se désole de ne pas appeler plus souvent. Elle accepte une traduction de dernière minute pour donner un coup de main à une vague connaissance... Dans le pire des cas, les jeudis oubliés s'empilent les uns sur les autres sur une seule date : elle devrait être ici et là simultanément, la rue est barrée par un carambolage de rendez-vous, d'engagements. Quand quelqu'un autour d'elle parle de «la semaine des quat' jeudis», sa gorge se serre et, un instant, elle se demande quel jour on est.

Finalement, ils se ressemblaient tous. Une certaine épaisseur dans la nuque, une moue butée et sombre dans la concentration, des yeux derrière lesquels ils pouvaient vivre des semaines entières, parfaitement retranchés, un raffinement extrême qui empruntait le chemin banal d'un rasage scrupuleux, du choix d'une écharpe où courait un fil inattendu mais à peine visible, une qualité de peau à même de supporter le plus ardent soleil, les plus lourds parfums et une méfiance avertie à l'égard du monde qui ne se rencontrent que chez les grands singes. Endormis, ils étaient les fils magnifiques d'une même fratrie. Éveillés, ils ne se reconnaissaient entre eux que pour un instant, à contrecœur et parce qu'elle avait beaucoup insisté.

Écrire l'été
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