
Grâce à une amicale mobilisation d’intérêts, de manifestations de soutien, voire de présences physiques à l’évènement, j’ai enfin compris que Nettoyer le matin était un texte. Ce n’est pas sa destination, (la mise en musique), qui m’empêchait de le voir, mais le caractère strictement utilitaire que j’alloue à chaque ligne écrite dans le cadre de mon enseignement (une cinquantaine de spectacles). La confusion est de taille et elle dure depuis de nombreuses années. Je l’évoque régulièrement, car, hélas, j’ai à ce sujet une épiphanie renouvelée, moins fréquente que ma capacité d’oubli. Il faut dire que, bien que je ne doute pas de l’estime de mes collègues, voire de mes élèves, pour les spectacles que nous montons ensemble, la rareté de leur parole à l’endroit de mon écriture est proverbiale. Pour les collègues spectateurs, elle s’explique par le fait que le texte leur est dissimulé par le spectacle lui-même (scéno, costumes, lumières, musique…). Considérant moi-même ce que j’y écris comme les chevilles ouvrières de l’ensemble, il ne me vient pas à l’idée de m’en navrer. Sans compter que beaucoup viennent dans le but premier, louable et pédagogique d’observer les progrès de leur(s) élève(s). La chose est un peu plus problématique de la part des élèves qui assistent au geste dans son ensemble, depuis la conception dramaturgique jusqu’à la création des lumières, tout cela leur étant montré pour objet d’étude afin de les préparer à une vie professionnelle où il leur faudra souvent décrypter ce qui se passe sur le plateau sans aide de la part de la maîtrise d’œuvre. Je peux nommer précisément ceux et celles qui, en plus de vingt ans au CNSMDP, ont pris le temps (le risque ?) de me dire quelque chose sur le texte que j’avais conçu/adapter/écrit. Personne ne s’est lancé dans une critique en règle, la plupart du temps, ils ont simplement salué le travail, mais ces moments sont très nets dans ma mémoire. Je sais à quel degré la réception de ce qui leur est délivré les occupe — comme l’Allemagne occupe la France à partir de 1942 —, et donc, je vis avec.
À l’occasion combinée de la création de la Cantate Nettoyer le Matin et du colloque Prima le Parole, consacré aux librettistes, à l’Opéra-Comique, je prends la mesure de la dérive que ce « vivre avec » entraîne. Pour exemple : je suis toute surprise que des gens entendent le texte, puisqu’il est mis en musique, alors même que je ne travaille qu’avec de bons prosodistes et que cette exigence est rappelée sans répit aux interprètes.

« J’ai tout de suite que c’était moi, m’a dit Latifa. J’ai reconnu tout le monde ! » Pendant la Cantate, mercredi matin, je la regardais filmer la scène et l’écran avec son téléphone. Toute l’équipe d’entretien de l’Opéra-Comique était là. La présence des élèves en Illustration scientifique de l’école Estienne sous la guidance de Patrick Pleutin, leur professeur et mon audacieux collaborateur, m’avait ôté tout trac : le visuel l’emporte toujours, mon texte serait caché derrière leurs lignes comme la réponse de la Vierge se fond dans la colonne d’or dans certains tableaux de L’Annonciation.
Plan de la Cantate
Prologue Le matin c’est la nuit
Acte I Opéra-Comique
Portraits Mahamadou, Khadi, Housseyni, Latifa & Doro
Acte II CNSMDP
Portraits Corinne, Emmanuel, Marie-Anne, Souleiman, Aziza, Zara & Abi
Finale Ce qui est invisible à nos yeux
« Quand j’ai entendu dans la loge, a ajouté Latifa, j’ai su que c’était moi. » S’entendre, c’était l’essence de ce projet, de cette recherche. Écrire ce que j’avais vu, dans mes expéditions tôt le matin, lors de nos rencontres collégiales, c’était l’objet inatteignable de ce livret. Les portraits en pied, presque en taille réelle, réalisés par mes élèves d’Estienne de la promotion 22/23, leur rigueur et leur liberté, m’ont aussi beaucoup inspirée, guidée, vouée à l’action. Oui, à l’action d’écrire. Tantôt, il fallait dire la franchise de leur présence, de leur approche du travail et de l’existence avec simplicité, parfois avec une ampleur à la mesure du parcours qui les a amenés là, tantôt en utilisant les outils dissimulateurs de la poésie pour être à la hauteur de leur discrétion, de leur pudeur. Il fallait accepter la variété de formes des portraits : il y en a douze dans la cantate, derrière, il y a douze personnes. On peut unifier les personnages, pas les personnes.
Pour des raisons indépendantes de sa volonté, Pierre-Emmanuel Faille, le compositeur a été absent des répétitions et des spectacles. Dans le livret que je lui ai livré, il reste de courts textes en amont des portraits « Opéra-Comique », qu’il n’a pas mis en musique. Il est possible qu’il ait pensé qu’ils seraient parlés, lus… Il ne les a pas écrits dans la partition. Il est possible également qu’il n’ait rien pensé, que ces textes soient passés à l’as. Ces compléments d’information lui ont servi à écrire, cependant, c’est certain. Je les ai laissés disparaître, sans regret, derrière la masse de travail nécessaire à monter une musique qui, comme toujours dans les créations, est arrivée tard. Ce filigrane me plaît.
Après la représentation, les modèles ont rencontré l’interprète qui les représentait. C’est un moment dans lequel je vais vivre et écrire longtemps… bien que je sois incapable d’en dire grand’chose pour l’instant.
La Cantate Nettoyer le matin commence à la 43e minute...
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