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  • Photo du rédacteurEmmanuelle Cordoliani

ÉCRIRE LE PRINTEMPS VI


Premier tour du lac depuis des mois © Al Piq


LUNDI

Depuis deux jours, le travail de Peters Bernard pour les Fées fâchées me fait de l’œil. Les essais de logos, de couverture sont faits à partir du Journal d’un mot ans I-III. C’est très facile… nous nous connaissons bien. Je lui dois le logo de ma compagnie et de nombreux projets, la charte graphique de mon site… Il fait trois propositions et toutes pourraient très bien m’aller. J’ai une préférence pour les lettrines inversées des mots Fées et fâchées en vis-à-vis, qui rappelle plusieurs scénographies d’Émilie Roy pour nos projets d’opéra (Le Sérail, Ô mon bel Inconnu) nous aimons toutes deux les jeux de lettres, les inscriptions qui peuvent se lire dans les deux sens ou des deux côtés d’une vitre. Je recale une proposition d’utilise une gravure pour les couvertures : nous sommes déjà bien assez datées, les fées. Mais je garde la géométrie étoilée dans l’espace des deux autres. Tout cela va son train tranquille. Nous parlons de la relecture, de la chance d’avoir une interlocutrice comme Marion (déjà aux manœuvres pour En Cas de dysfonctionnement de la baguette de la fée, dont elle avait écrit une partie). Il évoque un imprimeur qui relisait. Sa secrétaire appelait Peters en s’excusant du dérangement qu’elle allait causer dans la maquette pour lui signaler coquilles, doublons, fautes d’orthographe. Je lui dis qu’il faut épouser pareil imprimeur, mais il semble qu’il ait pris sa retraite depuis des lustres.


MARDI

Marion justement m’envoie ses textes pour Non loin de là. Une riche matière. Le rêve est presque trop possible. Il est trop écrit, mais elle le passera dans une moulinette de dialogues en un rien de temps. La liste à partir de Sei Shônagon m’émeut comme cela avait été le cas avec celle d’Olivier.

Choses que nous aimerions posséder : – une fureur aux vertus cathartiques – L’art de feindre l’affabilité en toutes circonstances – Des souliers à talons confortables et élégants – Des réveils jamais difficiles – Le contrôle absolu des anticyclones…

Marion Vergez-Pascal / Non loin de là


Je me retiens de l’enregistrer également. Nous sommes trop proches de la date des entretiens. Il va falloir les préparer avec une tête de fer. Mais je sais que j’attendrai la veille. Je m’assiérai à une table de bistro et le protocole s’écrira tout seul sur la page : voilà des semaines que j’y pense et que chaque entretien avec les membres du Quatuor Ponticelli, chaque conversation avec un.e élève, chaque projet à venir passe par ce point. Comment poser la question juste ? Comment se taire ensuite ?


MERCREDI

Enfin, j’arrive à lire les conférences de Gertrude Stein (Narration). Leur rare ponctuation en fait un défi inaccessible pour mes soirées. Mais le matin et à voix hautes, cela vient vers moi comme un groupe de marcheuses rapides, décidées et intarissables. J’ai envie de les dire, ces conférences, de les enregistrer de les partager. Et puis la première m’offre le meilleur exergue pour Alice chut !

Et c’était arrivé en Angleterre de la même façon que cela arrive partout où il y a un grand-père ou une grand-mère par rapport à un petit-fils ou une petite-fille.

Gertrude Stein / Narration / Première conférence


Dans la boîte aux livres du Centre Place d’armes, je fais un casse : Un livre de 1985 publié par l’université locale suite à une rencontre sur la littérature et les villes, un livre de Doris Lessing, Le Rêve le plus doux, (en français, mais à cheval donné…), un Camillieri.

Doris Lessing, j’y pense beaucoup depuis l’envoi pour les Fées fâchées. La simplicité, l’absence de tralala émotionnel me rappelle la position de l’héroïne de The good Neighbourgh quant à l’écriture : elle a un autre travail, des choses à faire, elle écrit en plus, parce qu’elle en a envie et ne semble rien attendre de plus. Le Journal d’un mot s’est depuis longtemps décollé de moi. Sa nouvelle mouture pour l’an 4 presque davantage encore… C’est bien, comme ça. Il est probable que la perspective d’avoir bientôt un nouvel emploi, accentue encore ce parallèle avec cette chère Jane Somers.

Une bonne expression, « saisir ». On peut rester une heure et demie à écouter des informations qui devraient réduire en miettes la précieuse citadelle de votre foi, ou qui ne s’accordent pas facilement avec ce qu’on a déjà dans la tête, mais on ne « saisit » pas. On ne peut pas forcer les gens à saisir…

Doris Lessing/Le rêve le plus doux


JEUDI

Je reprends la rédaction de 7 poèmes à la manière des Djinns de Hugo. J’y suis revenue pour un envoi aux Villes en Voix de Françoise Breton. Elle m’a envoyé un mot d’un grand enthousiasme, propre à remuer les montagnardes. Cela faisait deux ans que je n’avais pas touché à ces textes. Je voulais en faire une série de 7, il y en a déjà trois. La contrainte métrique me facilite toujours beaucoup l’existence. Je me demande si cette série ne ferait pas un bon matériau à mettre en musique pour de la percussion iranienne, une voix et… un cor ? Un tuba ? Une contrebasse ?


J’essaie d’organiser des résidences d’écriture pour l’Arbre qui devint, ou plutôt de les faire porter par une structure qui accueillerait tout le projet jusqu’à sa création avec orchestre d’harmonie. Le temps de l’écriture, si je veux aller là où je crois vouloir aller, il va falloir sérieusement le nommer et l’instituer.


Je voudrais retourner écrire du côté de l’enfance à partir d’expressions : « rencontrer un problème », ou « ce petit n’arrête pas de pousser »… J’en parle à Romain Dumas (je voudrais écrire ça pour qu’il le mette éventuellement en musique). Il me dit : « Il faudra un jour que tu me montres l’emplacement de ta fontaine à idée ». Je ne lui dis pas, mais pense : « Tu es pour moi le Manastabal de Wittig ».


VENDREDI

Je rapporte les costumes empruntés à l’Atelier lyrique de Tourcoing. Je vais avoir 50 ans bientôt. Je suis dans des histoires de pressing, de gros sacs à porter, de bagnoles à trouver pour rendre à Pierrepoljak ce qui lui appartient. Ça va faire 33 ans de transports de chiffons. Pas étonnant que je me dise parfois que je devrais apprendre à faire du papier, plutôt que d’écrire ou en plus d’écrire. Mais les femmes qui m’accueillent sont si gentilles et chaleureuses, ça devrait tenir un peu à distance la grande diatribe autocomplaisante qui s’amorce ici sur les angles morts de ma mirifique carrière.


Les corvées m’ont emportée aujourd’hui. J’ai avancé d’une relecture et de trois vers dans Aux Vacillantes (III). Pas retouché le long échange en parler-clown entre le Grand D’ombre et le petit Gnou commencé hier dans une concentration très intense. Plutôt perdu mon temps à me demander : mais qui veut lire ça ? Mais heureusement je suis si disciplinée que ce genre de tour de chien ne dure jamais bien longtemps.


Très intriguée par la forme chorale de Peste de Chuck Palaniuk aperçue hier dans le désherbage de la médiathèque.


SAMEDI

Il faut lancer une réflexion sur ce journal. M’est-il utile ? M’est-il encore utile ? M’est-il utile sous sa forme actuelle ? Ou bien seule la régularité m’est-elle utile ? Et alors, pourquoi ne pas plutôt suivre régulièrement des cours de dactylo ? Est-il utile à qui que ce soit ? Loin d’être certain (et encore un point pour les cours de dactylo). Ne pourrait-il pas être plus… précis sur le geste ? Est-ce que j’écris chaque jour en dehors de ce journal ? Oui, a minima le Journal d’un mot [an 4]. Mais comment se fait-il que je n’en analyse quasiment jamais le geste ici ? De quoi est-ce que je parle ici ? Dans quelle mesure le long descriptif des travaux en cours, des travaux en rêves ne retarde pas d’autant leur réalisation ? Faut-il vraiment réaliser ses rêves ? Pourquoi me semble-t-il de plus en plus nécessaire d’écrire les miens et au sujet des miens (de rêves, je n’écris pas sur mes proches, j’écris, parfois autour de ce qu’ils et elles disent) ? Pourquoi est-ce si difficile d’accepter que ce soit ça, mon journal d’écriture, ce qui s’écrit ici depuis des mois et qui n’a rien de commun avec mes admirations, mes inspirations (Antoine Emaz, Leonardo Sciascia, Doris Lessing…) ? Comment ai-je pu oublier un instant le nom d’Emaz (j’ai dû aller le voir écrit pour m’en souvenir) ? Est-ce parce qu’il ressemble à mon diminutif et que j’essaie de me démontrer notre absence de point commun, de me coller au piquet avec un bonnet d’âne et non d’Emma ? Pourtant c’est bien moi qui porte le chapeau, non ?

De ce bref échange, je déduis qu’une certaine mécanique glougloutante me rassure ici. Dorénavant, avant chaque entrée, je repasserai par la case POURQUOI. Je n’y toucherai pas les 20 000 Frs qui font cruellement défaut à ma tranquillité d’esprit et me permettraient une forme de planification des travaux. Mais au moins, je ne resterai pas en prison.

À venir : une sérieuse réflexion sur la nécessité des échéances, accompagnée d’un agenda.

Écrire l'été
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