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Photo du rédacteurEmmanuelle Cordoliani

ULYSSE ET LES SIRÈNES : L’HISTOIRE VÉRITABLE ET SES CONSÉQUENCES

Quand Ulysse ligoté au mât s’est exposé au chant des sirènes, il en a été irradié. Elles ont laissé dans son être une brûlure comparable à celle d’Icare s’approchant du soleil et comme Icare il a été purifié de tout ce qu’il y avait de faux en lui, la cire des abeilles, les ailes en plumes de poulet dont son père Dédale l’avait doté… mais comme à Icare, cette pureté originelle n’aura servi de rien. Ulysse ne s’est pas retrouvé éparpillé en centaines de petits os semblables à ceux dont les festins du Minotaure pavent le sol du labyrinthe, mais c’est sous la forme (et non le déguisement) d’un vieillard sénile qu’il est retourné à ensuite à Ithaque. Bavant, effaré du moindre chant d’oiseau…


Bien sûr, ce n’est pas ainsi que l’histoire se raconte, mais qui choisit véritablement la part de vérité et de mensonge dans les histoires ? Voilà ce qui s’est passé : Pénélope a empoisonné les prétendants avec un puissant somnifère et tandis qu’ils gisaient béats sur la mosaïque, elle a planté dans le cœur de chacun une flèche d’airain — non sans avoir pris le temps de lui conter une anecdote illustrant le dégoût et le mépris que ses manigances lui avaient inspirés, bien qu’elle n’en eut rien dit, serrant la rage de ses yeux au plus profond de son sein —. Elle a pris soin ensuite de disposer l’arc entre les mains d’Ulysse, dont les yeux avaient perdu leur couleur. Elle a enfin cousu de toutes ces pièces la légende du retour du roi et du meurtre furieux des prétendants. (Comment elle avait eu la certitude de son identité grâce à sa réponse exacte au sujet du bois de leur lit nuptial est un autre conte).

Elle a déposé cette histoire dans l’oreille de celui qui s’était cru jusque-là le plus habile conteur du royaume d’Ithaque. Beau joueur, il l’a propagée dans tout le monde connu, non sans l’orner de variations subtiles de façon à ce que son inexactitude détourne la curiosité de son inauthenticité. Et Pénélope eut alors le grand règne digne que sa sagesse, sa force et sa beauté réclamaient depuis vingt étés et vingt hivers.

Mais ce qui n’a pas été divulgué, c’est ce qui arriva à celui des marins d’Ulysse servi le dernier à la distribution de cire. Tandis que ses compagnons, clos hermétiquement comme amphores en cale, ramaient mécaniquement au travers des chants des sirènes, celui-là, moins bien protégé, aurait entendu deux choses. La supplication d’Ulysse réclamant qu’on le détache du mât et l’invitation des sirènes à toujours revenir dans leurs parages, assortie de la description minutieuse du chemin, manière de carte au trésor dessinée entre la mer et le ciel par des sons. Là où Ulysse s’assourdissait aux hurlements informes, terrifiants et absolus et aux cris qui sortaient de sa propre bouche, le dernier marin, lui, entendait un chant qui disait tout ensemble l’histoire du lieu qu’ils traversaient, sa nature et son avenir. Il avait suffisamment de cire dans les oreilles pour se préserver du charme, car toujours en ramant il entendait le chant de la rame et puisqu’elle volait dans l’eau et dans l’air et faisait ainsi corps avec les éléments, il ne ressentait pas l’urgence de s’abîmer lui-même dans l’une ou l’autre.

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