Gare
Entre deux visites sur ses traces, ces vacances absurdes à l’aveuglette dans des trous, en province, ou dans les pays qui sont la province du centre monde, j’écrivais comment il y vivait, ce qu’il y avait vécu, pour m’en débarrasser, pour que cette vie, minuscule, planquée qu’il avait mené ici ou là, c’était certain, dans un but qui souvent m’échappait complètement et d’autres fois partiellement, mais en sachant toujours que je ne voyais pas le tableau dans son entier, comme lorsqu’on assiste à une éclipse de Lune, en sachant toujours qu’il y avait des coulisses, des tiroirs secrets, des prologues à ses intentions, j’écrivais pour que cette vie se sépare de la mienne, fasse encore une différence, quitte ma pensée, un instant, j’écrivais pour me débarrasser de ses ramifications vivaces qui, je le croyais dur comme fer, envahissaient mon esprit et mon corps et puisaient dans sa substance pour croître. J’écrivais ses moindres journées, ses instants, ses repas, sa solitude et ses illuminations, minutieusement, jusqu’à ce que je comprenne enfin, dans des circonstances intimement déroutantes, que jamais il n’avait envahi mon esprit et mon corps, que jamais il ne m’avait privé de mon temps et de ma matière, mais, tout à rebours, combien il m’avait augmenté, combien ses ramifications en leur vivacité prolongeaient mon corps et mon esprit dans l’espace et dans le temps.
Toute ma vie avait été placée sous le signe d’un très grand amour, inédit et méconnaissable, mais oui, quel autre mot ? Un très grand amour. Le jour où je l’ai compris, j’ai cessé d’écrire ses journées, ses manquements, ses blancs et ses doutes, ses absences, son mystère et ses cachotteries pour les… [1]
Quand elle descend du train, personne n’est là pour l’emmener à destination. Elle se dit qu’on l’aura oubliée, qu’il y aura eu un empêchement, qu’elle pourrait attendre une heure et repartir dans l’autre sens, rentrer chez elle, ne plus jamais être disponible pour ce qu’on lui propose de faire ici. Enfant, quand ça devenait trop pénible, elle répétait doucement : « … ça n’existe pas, ce n’est pas en train d’arriver, c’est une illusion ». Avec le temps, le dispositif s’est raffiné, d’innombrables paramètres flottent dans l’air confiné de la salle d’attente, comme autant de petits oiseaux jaunes autour de sa tête. Une inondation entraînant la fermeture du lycée, un accident de voiture et de sanglier — rien de trop grave — ou une délicieuse étourderie — on n’avait pas dit jeudi ? —, un élève diagnostiqué tuberculeux — et la vie du lycée, de ses classes entières qu’il faudra recréer dans l’enclos étroit de l’hôpital pendant des semaines… —. Elle prend un petit carnet : chaque élève, professeur, membre de l’administration ayant été en contact direct avec le petit (comment l’appeler ? Prendre un nom déjà existant ? Gaspard Winckler ? Un nom avec des initiales symboliques ? Tu perds ton temps avec ça…) en contact direct avec le petit… gnou (!) au cours des dix derniers jours est prié de se présenter sans délai à l’Hôpital (là aussi il faudrait un nom…) afin d’être examiné. Potentiellement contagieux pour une durée de trois mois, même en cours de traitement, une étrange bouffée d’air hors les murs de l’école… Elle sort sur le parvis. Elle cherche un café pour écrire au café. La voiture de la bibliothécaire pile avec une quinte de toux au milieu du parking. Elle n’a qu’un tout petit sac, qu’elle gardera avec elle sur le siège passager, merci.
Le sanatorium, il en est sûr, il a lu le carnet. La bibliothécaire aussi. Si elle encore vivante, en dernier recours, il pourra la contacter. Mais le reste n’est que littérature. En descendant du train, il a préféré contourner le bâtiment directement, plutôt que de traverser ce petit hall essoufflé, qui attend le coup de grâce de la prochaine rénovation. Nous ne savons plus vieillir. Saurai-je ? La plaque, elle ne l’a jamais mentionnée. C’est un détail. Un détail en marbre rose : « En présence du Président François Mitterrand, la nouvelle gare a été inaugurée le… ». Il n’y a pas si longtemps. Pas si longtemps qu’il était enfant. Pas si longtemps jusqu’à sa mort. « La rénovation a coûté 18 millions de Francs, mais celle-ci était nécessaire, car la gare n’assumait plus son rôle ».
Traversée au pas de charge, la ville, de la gare à l’hôtel convenu, n’a laissé qu’un souvenir. Deux maisons fausses jumelles, pâté à elles seules, dans un jardin rachitique et public — ceci explique cela ? — . La gare (pourquoi s’y attarder ?) est toute semblable à ces cousines de province qu’on voit à chaque mort d’évêque et qui déclinent le même air de famille sur tous les tons. Cette frénésie de carton-pâte qui s’est emparée des consciences intercommunales pour homogénéiser les départs et les arrivées, réduisant à néant l’effort de partir et celui — combien plus coûteux — de revenir, à grands coups de ravalement de façades, voire d’apposition sur l’existant d’un logoplaco, parachevant, à l’extérieur, la consternante colonisation de la poésie du voyage par les Relais H, qui ont depuis longtemps réussi à l’intérieur le tour de force de transformer tout ce qu’ils touchent en produits équivalents (bonbons caramel chocolat et paroles, paroles)… Bref, tu reviens à la gare, finalement, après deux jours de chasses vaines dans ce petit trou de verdure et de zones. La salle d’attente est climatisée. Entre un routard salement endormi et une flopée de petits enfants noirs s’égayant sous la présence tutélaire d’une antique déesse de la canicule, tu réfléchis. Elle avait dû mentionner ce bout du monde. C’était le plus improbable. Le moins romantique. Ça n’a pas d’importance. Tu réfléchis. Il est arrivé en fin de journée. Il s’est assis sur ce petit banc appuyé au côté de la gare. Aujourd’hui l’herbe craque sous la dent. Mais alors ? Peut-être le chef de gare aimait-il les roses ? Ça n’a pas d’importance… Il est peut-être arrivé en pleine journée, avec un groupe de touristes qu’il aura suivi négligemment jusqu’à un minibus pour découvrir la région. Mais pour aller où ? Les larmes te montent aux yeux. Un des enfants, un petit garçon en bermuda framboise, planté devant toi, serre ses lèvres avec une moue pleine de compassion. Le tableau des prochains départs te laisse encore deux heures pour te décider. Foutu pour foutu, tu vas acheter un café à la machine du Relais H. Bermuda framboise t’accompagne. Quand tu lui demandes, exaspéré, s’il veut une friandise, il répond très poliment : non, merci, monsieur. Plutôt un Twix.
Par exemple, le gros village de Pens, ses 1637 âmes, son patrimoine médiéval de la fin du XVIIe, ses trois correspondants du Renseignement : ils ne se connaissent pas comme tels et je ne les connais pas non plus, je sais simplement qu’ils (ou elles, d’ailleurs) sont là comme partout dans le beau pays de France et lui le savait également. Espions serait un bien grand mot, délateurs rémunérés, un gros comme il faut. Cela suffira pour faire d’étranges calculs, mis en puissance d’éléments aléatoires, qui déterminent l’abscisse et l’ordonnée d’un point sur la carte.
Il peut disparaître en province comme nulle part ailleurs. Une science du moindre. Il se fond dans la France très profonde — qui s’oppose à l’autre, par contrecoup, la super-superficielle, donc —. Pas un don inné de l’enfance à la campagne, mais bien acquis laborieusement durant la précoce adolescence qui semblait ne devoir jamais finir, inoubliable d’ennui très pur dans la petite ville de , 12 000 hab. Là-bas, il ne remet jamais les pieds (je m’aperçois que je ne pourrais pas utiliser le futur avec certitude…), ce serait inutilement dangereux quand le territoire fourmille de tant de miroirs ternes de ce trou initial. Ici, son expertise en traintrain est à son meilleur et lui déroule le tapis sympathique qui absorbe le son des pas : pas de mauvaises rencontres, pas d’anomalie qui ne se voit grosse comme une maison, pas de nostalgie déplacée. Sitôt foulé, sitôt disparu. Finalement, il marche sur le chemin qu’aurait dû prendre le petit chaperon rouge… le chemin du loup.
Dans ces villes, — il faudra trouver une autre nom pour désigner ces architectures sans intérêt qui s’additionnent génération après génération au point de laideur qu’on finit par appeler « maisons de maître du Parc », les deux grosses bourgeoises crasseuses du XIXe, dont l’une abritait la MJC et l’autre l’ancienne bibliothèque — si j’ai bien compris — dans un espace vert asphyxié par deux rues bruyantes et rogné régulièrement par les grandes dents des promoteurs d’immeuble avec vue sur —, dans ces « villes » tout tient dans la rubrique des faits divers, de la naissance au décès, en passant par la vente judiciaire d’un Robineau fantoche et la fête d’ouverture de la nouvelle médiathèque.
Pêche dans les Grands Lacs, marche au Ladak, voire retraite dans un monastère bulgare… rien n’est trop beau pour endormir mes proches et mes collègues, alors que je passe dix jours sous les étoiles pâlottes d’un des hôtels franchisés d’une de ses petites villes dont il a le secret, et moi, l’abrutissement. Si j’en prononçais le nom à Paris, je récolterais à coup sûr des yeux en soucoupes assortis du « Mais c’est OÙ ??? » éclatant entre hallucination surjouée et commisération volatile — dans un second temps, personne ne serait à l’abri d’un reflux acide de souvenirs : une cousine de mon père à/en colonies de vacances, j’ai campé au/une panne de voiture sur la route de/… —. Mais je ne prononce pas les noms. Ou seulement ceux qui m’appartiennent en propre. Je ne prononce aucun de ses noms.
Dans la gare pareille, j’arrive avec 3 ans de retard — c’est une moyenne, ne noircissons pas le tableau, il y a de bons jours, des coups de chance, des raccourcis, c’est arrivé… — et mes « vacances » sont réglées d’avance. Je ne peux rien omettre, j’ai donc droit à tout : visites systématiques de la collection permanente des musées locaux, longues battues des ZAC, ZA, ZI, ZEP, et autres zones, campings, campements… tournées des rades les plus excentrés disposant encore de téléphone à pièce et de présentoirs à œufs durs, virée nocturne du parc — sic — qui fait office de mauvais lieu pour quelques Polichinelles à secrets locaux… Dix jours aux aguets dans le convenu le plus attristant, des scores du FN à l’aménagement urbain. En deçà, ce n’est même pas la peine. Il faut du temps pour suivre cette piste, pour devenir nul, ras et risible… devenir ou deviner plutôt, à quelle profondeur il est descendu. Il est venu s’enterrer ici, je creuse et il n’y a pas de fond. À la longue, je peux tomber sur une pépite. Ou sur un os.
Jean Hyp
Établissement
Jean Hyppolite. Ça s’arrête là, pour la philosophie. Retour à la case départ, comme à la Communale, coincé entre deux rejetons des notables du cru, qui n’avaient de notable que cette terre qu’on appelait comme eux à force qu’ils s’y cramponnent, les ongles dedans. À présent, qui ça intéresse ces deux pauvres rues qui s’appellent comme tout le monde par ici, à force de cousinage et d’entre-soi ? Même pas de quoi faire lever une babine à l’heure de l’appelle dans les classes du lycée. Mais tu n’es pas mieux loti, Jean Hyppolite, avec ton nom de gosse abandonné à la tourière — pas toi bien sûr, mais il ne doit pas falloir remonter bien loin, et ils le savent les Julien-Laferrière et les Guiffier, que tu n’es qu’un bâtard, pour quart ou pour moitié, l’un d’eux, par la bonne, ou par la fille de ferme —. Tu es bien loin de la Chaire d’Histoire de la Pensée philosophique avec ton buste préfossilisé sur les marais assainis. Les Deleuze, Derrida, Descartes même, ne se bousculent pas aux portes de l’institution. Bien sûr, Léopold Dussaigne, serait, comme de son vivant, un interlocuteur plein de force et de vigueur, — tu sens encore dans ta gorge de pierre la bouchée de cendre que tu as vainement tenté de déglutir en apprenant la chute du réseau Navarre —, et vous en auriez long à dire sur l’architecture de vos établissements scolaires respectifs. Mais comment passer le boulevard de Chanzy, quand ce dernier s’entête comme un vieux bouledogue à front d’airain dans une Algérie d’un autre âge que le vôtre ? Heureusement que les gars Ruibet et Gâtineau, brillent encore sur l’asphalte de la D604 comme Castor et Pollux dans le ciel de juillet, tout auréolés du feu d’artifice à 80 000 tonnes de munitions qu’ils ont lancé à la carrière d’Heurtebize (mais oui, Heurtebise, comme l’ange vitrier à Cocteau, puisque je te le dis et qu’est-ce qu’on s’en fiche que ce soit un Z ou un S, y’a pas d’orthographe qui vaille pour les noms propres. C’est pas l’orthographe qui va salir un nom, ça non !), ces deux-là, ils assurent la liaison — Ma lettre va vous faire bien de la peine. J’ai été désigné pour faire sauter la carrière. J’avais posé des mines qui n’ont pas fait leur effet. J’attendais quelqu’un qui n’est pas venu. Il est de mon devoir de tout détruire, tant pis, je vais y mettre le feu, je suis bien décidé, seulement il y a beaucoup de chances que j’y reste. —, beaucoup de chances qu’ils y restent, fidèles au poste de communication. Pour Saint Ex, il ne se montrera pas de tout le jour sur la place qui porte son nom, parce que c’est un parking plein en journée. (Vous avez déjà essayé d’atterrir avec un Lightning, un renard, une rose et un mouton sur un parking bondé ? Du suicide, ce serait, répondent Ruibet et Gâtineau). Mais la nuit, la place est vide… Hyppolite prend soin de donner une présence à cette grande ombre un peu fantomatique de Hegel qui rôdait depuis le XIXe siècle et avec laquelle obscurément on se bat, murmure Foucault, comme pour lui-même.
ll fallait un vêtement de travail pour aller là-bas. Pour supporter, comme un supporter. C’était anormalement dur — à l’époque toute difficulté paraissait anormale, le pas de côté n’avait pas encore été découvert qui permet de ne pas tout prendre de face, en plein vent —, c’était incompréhensible et mystérieux. Il y avait quelque chose qui dormait dans les profondeurs de ce contrat sans grand risque professionnel, sans objectif mirobolant : en province, un lycée, des voix de jeunes femmes à écouter, à enregistrer. Mais après la première fois, toutes sortes de prétextes s’étaient présentés pour faire obstacle à la deuxième session de travail. Avance des billets de train, complication d’agenda, possible grève des transports, tout était bon pour remettre. Il était encore temps d’annuler, les voix étaient encore à l’intérieur des jeunes femmes et il y avait fort à parier qu’au terme des cinq visites prévues, elles n’en seraient toujours pas sorties. Y aller pour l’argent ? Ça ne tenait pas ensemble : l’Éducation nationale payait une misère après des délais scandaleux. Se le dire tout de même : pour l’argent. Et avec cet argent fabuleux de Perrette, acheter un vêtement de travail qui protègerait de l’humidité — tout ce qui restait de la première visite c’était l’humidité, les marais de la chambre d’hôtel, des salles de classe, du murmure des jeunes filles suintant de larmes.
La deuxième fois et les suivantes, la ville disparut au profit du petit camp retranché du nouveau lycée. L’hôtel moisi fut troqué contre un logement de fonction au deuxième étage d’un bâtiment attenant à la cantine — vide et captivant —. Le vêtement de travail remplissait son office : l’extérieur du corps était au sec. Pour le reste, les heures d’échanges avec les jeunes filles — jeunes filles, jeunes femmes… comment les appelle-t-on quand elles ont dix-huit ans, celles qui à douze en avait déjà trop vu ? Quand certaines sont mères depuis deux ou trois ans déjà où rêvent de le devenir tout en parlant avec la voix suraiguë des petites filles ou rauque et cassée par des saisons de cris, de rudes nuits dehors ? —, les heures avec elles puisaient profond, épuisaient. Les enregistrements les fascinaient, les suspendaient au-dessus d’elles-mêmes entre émerveillement et terreur. L’une d’entre elles avait parlé — les larmes aux yeux, les larmes dans la gorge — de sa passion pour les chevaux en se cramponnant à un calendrier des PTT vieux de plusieurs années, où une jument beige semblait découpée sur une prairie et un ciel électriques. Elles étaient si nues dans leur voix, dans leurs récits, qu’on voyait qu’aucune caresse n’était passée sur ces corps. Seulement des coups pris pour. Dès la fin des cours, il n’y avait plus qu’une chose à faire : s’étendre dans l’appartement vide. Une heure, deux, jusqu’à ce que la force enfin revienne d’aller jusqu’à la forêt.
Sur le chemin de la gare — les minicassettes dans un petit carton sur les genoux — surgit de nulle part le sanglier. La conductrice dit qu’elle le redoutait, que déjà ils avaient eu un accident, l’avant de la voiture écrasé, poilu et ensanglanté. La voiture morte, mais la bête increvable. Ce serait une fameuse coïncidence… on en avait vu de plus étranges. Il avait commis de nombreux méfaits dans la région. Elle s’étonnait que les filles n’en aient pas parlé dans leurs textes… Mais, les textes traitaient de ce qu’elles aimaient, de leurs moments préférés ou plus fréquemment de leurs rêves — que demanderiez-vous si un génie… ? — . La conductrice marmonna : oui, oui, bien sûr, je ne sais pas pourquoi je raconte ça. Les minicassettes arrivèrent sans dommage à la capitale.
Quand les yeux font mal, la forêt. La forêt les baigne, enfin la forêt, un bois, un bosquet, quelques opportunistes poussés là au bord de la rivière qui se Seugne aux quatre verts. Mais elle avait dit, précise, par la fenêtre, inattendue : une forêt, la dame de la forêt, forêt soit-elle ! Ce bouquet d’arbres, tu le mets au carré du printemps et tu le multiplies jusqu’à ce qu’il s’ogre et se goinfre de tout ce qui blesse la vue, de tout ce qui fait tache de la fenêtre à la rivière — carapaces calcaires plastiques des hangars, carré témoin bordeaux d’une voiture qui ne devrait pas être garée là, couvercles jaunes des poubelles — toutes ces traces de la main de l’homme qui brouillent le paysage comme ces traces de doigts sur la vitre du salon où chaque empreinte cartographie un monde, sur l’existant… le monde des forêts en incessante circonvolution autour d’un infime îlot qu’elles ignorent alors même qu’il les tient, les règle, les ordonne… le monde des ciels tourmentés inlassablement par les spires et finalement désunis par les deltas capricieux… et quelque part, invisible, et immanquable, sous l’arc parfait du majeur oublié de la dame de la forêt, la rivière qui coule, toujours et mouille les yeux douloureux d’avoir trop fixé.
/ce que j’aimerais vraiment, vraiment, c’est avoir un cheval voix de femme, question inaudible rien, je ne sais pas, rien, pour le voir, comme sur le calendrier, mais en vrai, avec les mains voix de femme, question inaudible et ça, oui, c’est sûr, ça me rendrait heureuse, tellement, ça fait mal de penser à ça parce qu’il me manque tellement voix de femme question inaudible non, jamais, mais c’est pareil comme si j’en aurais eu un qu’il me manque voix de femme, question inaudible c’est un plaisir, mais aussi ça rend triste. C’est les deux/Quand elle était venue le voir, elle pouvait marcher seule la nuit dans les rues, ce n’était plus un problème, ce n’était plus le problème — marcher seule la nuit sans se retourner brusquement en terrifiant d’innocents promeneurs de chiens, en dérangeant de fiévreux amoureux encastrés dans des portes cochères, marcher seule la nuit c’était le but, le jalon de la fin de la peur, la pierre blanche de la guérison, le signe de l’après —. Pourtant, elle était venue le consulter, informelle — les choses ne sont pas exactement ce qu’elles semblent être, elles ne portent pas exactement leur nom --. Alors qu’elle avait laissé la pierre blanche loin derrière elle, d’autres histoires que la sienne, d’autres tristesses puissantes, l’avaient réouverte comme un poisson qu’on vide, d’un coup net de leur découd-vite d’apprenties couturières, elles l’avaient déchirée comme on fait un accroc dans une robe dont on souhaitait seulement retirer l’étiquette qui démange. Tout était à recommencer, à reprendre du début, rien n’avait été guéri, réparé, soigné, seulement salement recousu avec les moyens du bord, rebâti à gros points de fils blanc emprisonnant dedans la farce et le vide. Le tout du vide et de la farce avait dû rester sur place, dans cette ville de hasard où ces jeunes filles — femmes ? — lui avaient par hasard administré le coup de grâce du tranchant de leur détresse. Il marchait dans ce vide, il marchait dans sa trace, celle de la peur surmontée, battue, par les petites rues des pavillons où les murs ont des oreilles et les siennes, tout ouïe, — pleines des voix lointaines des jeunes filles rêveuses, qui charment la vigie et endorment les aguets — ne lui étaient plus d’aucun secours. Il marchait, toutes leurs voix, son invisibilité perdue : incapable d’être encore le premier à voir, le premier à entendre celui ou celle qui pourrait le voir ou l’entendre par hasard dans ces rues sans histoire pour qui est aveugle.
Les murailles crayeuses se découperaient au couteau, ne laissant apparaître que du blanc, cassé et laiteux, mais solide toujours. Solide, mais friable pourtant. Meringue énorme qui n’y perdrait que quelques petits cailloux blancs de quelques tonnes. L’Histoire importe peu, n’importe plus les huguenots, les vieilles guerres, mais la matière, sa friabilité, son goût exquis de Turon frais au palais imaginaire, sa consistance de monumentale crème au caramel, le tenait éveillé des heures entières sur la chaude terrasse qui ne montrait que des dos admiratifs ou las, dégoulinant de sueur, des mangeurs de glaces à coulures collantes, des photographes du temps perdu…
Un camping, un campement où réside le changement ? Camping en plein air, campement aux quatre vents. Camping avec sanitaires, au campement, la rivière. Camping pour touristes, campement pour itinérants. Camping pour l’agrément, campement, avec celui de la mairie. Camping : voisins, campement : monde en soi. Camping, les chiens en laisse aboient, campement… laisse les chiens aux abois. Si tu veux te faire remarquer au camping, tu passes en journée, si tu veux faire causer, à l’apéro. Si tu veux passer inaperçu au campement, passe ton chemin, évite la nuit, la nuit tout le monde-en-soi te voit. Qu’est-ce que tu cherches au juste ici et là ?
Traversée au pas de charge, la ville, de la gare à l’hôtel convenu, n’a laissé qu’un souvenir. Deux maisons fausses jumelles, pâté à elles seules, dans un jardin rachitique et public — ceci explique cela ? — . Pourtant la patine du temps dont on fait grand cas, là, ne s’appliquait pas, pas bien, l’après qui manquait sûrement, l’après des générations après générations, ennoblissant des portraits de famille même désargentées, les apprêtant à la sobre dignité. Là, rien de tout ce trois fois rien là, du terne et du morne, du publique qui ne fait pas d’éclat surtout, rien de pimpant, rien d’auguste… La pelouse mangée par les rats, on n’en parle même pas. Il ne faudrait pas qu’on y dorme, qu’on y boive, qu’on y baise, qu’on y lise, qu’on y rêve, qu’on y apprenne à marcher. N’empêche, de la traversée à grands pas, le seul souvenir, comme un graton sur le pull, c’était celui-là.
Hors des heures de service, une cantine sent le pédiluve à nouilles. Quoi qu’on porte aux pieds, la très légère adhérence du carrelage chausse de sabots en caoutchouc blanc. Carrelage crème vanille à grains, avec des stries et des cercles antidérapants. Il ne s’agit pas de déraper, appunto, mais d’ouvrir très délicatement la porte des grands frigos sans allumer la lumière. Smack onctueux des joints en caoutchouc : fiat lux. Les réservoirs à bouffe en acier inoxydable brûlent les mains de froid. Légitime châtiment des voleurs. Il ne s’agit pas non plus de chaparder, mais de voler bel et bien, avec ordre et méthode, en gardant la tête froide autant que les doigts, et de couvrir ses traces. Pas de raies dans la purée, pas de trou dans le pain : une petite cuillère de chaque, sans discernement, comme le goûteur de la reine et ensuite, ni vu ni connu, lisser le dessus des plats, corriger les découpes des fromages et des tartes… Ne rien faire chauffer. Ça sentirait. Ça modifierait l’odeur de l’antre et, au matin, les yeux des habitué. es brilleraient d’un éclat dangereux au-dessus de leurs narines frémissantes. Il faut tenir plusieurs jours, sans rien emporter avec soi qui manquerait à la liste de l’économat. Bref, manger froid, suffisamment, vite. Mais mâcher tout de même : tomber malade n’est pas une éventualité, être indisposé non plus — l’usage des toilettes… encore plus délicat que celui des réserves de la cantine —. Il faudrait manger assis, pour les mêmes raisons sanitaires, mais ça complique l’intendance. Les épinards de cantine sont des extra-terrestres réduits en poudre et mélangés à l’eau du broc de la veille — celle dans laquelle il y a de la bave et de la mie —. Mais pas cette fois. La cuillère d’épinards est une bouchée d’algues de lac écossais. Encore ! Non. Une cuillère de chaque et on lisse. Du riz soyeux, les grains rigolent sur la langue comme de petits enfants en luge. Encore ! Rien qu’un peu et on lisse. Une salade de pommes de terre. Heureusement trop froide : les larmes montent aux yeux en traçant le déglaçage au vin blanc, le nez s’enchifrène au marché de Noël… Elle avait raconté cette histoire : l’étoilé qui se fait chef de cantine pour pouvoir toujours manger avec ses gosses et les repas merveilleux au milieu de la désespérance des gamines. Quinze après, l’étoile n’a pas bougé. Ça sent le vinaigre blanc et le cumin ici, hors des heures de service. Le cul sur le carrelage moulé, dans l’obscurité totale, la salade de litchis… garde le plus longtemps possible sur la langue ces petits glands à la texture divine, ces minuscules pénis du souvenir d’une vie autre, érotique en diable.
La nuit les murs cessent de trembler sous les coups de butoirs des baskets de superhéros, des casse-têtes des devoirs assis, des brouille-cœurs des nouvelles coupes de cheveux, des brise-glace des premiers mots, des capitaines Fracasse des idées reçues. La nuit ça ne bouillonne plus de culture, ça se tait enfin, infiniment et par scissiparité le silence se fait sur des kilomètres à la ronde, à l’intérieur et à l’extérieur des bâtiments et des êtres humains et dans les animaux même, ça baisse encore d’un ton. En quelque saison qu’elles adviennent, les vacances scolaires sont faites d’une nuit polaire. Une lointaine mobylette trafique son pot à quelques rues de là ? Une modulation infime, mais obstinée de l’hygrométrie du labo fait craquer régulièrement le bois de l’armoire aux fioles — maintenue en service par les enseignants de physique-chimie avec une semblable obstination tacite en dépit de sa vétusté — ? Une sédimentation du jurassique supérieur assiège un joint négligé et nostalgique ? On ne peut reconnaître dans ces manifestations épsylonesques qu’une forme de réfraction de la lumière solaire au solstice d’hiver, un point de clarté qui laisse la longue nuit arctique des congés scolaires imperturbable. Sur un plan de travail inoxydable de méticuleuse propreté, un gâteau. Île posée sur un miroir d’acier, condamnée comme l’Atlantide à n’être vue de personne. Ombre sépulcrale vaguement baignée par le souvenir de l’éclairage d’évacuation, loyal bateau-phare des cuisines de la cantine. Peut-être un baba. Vert-de-gris. Il s’envole en poussière. Dehors les guêpes sont grises également, rien qu’à l’odeur de l’alcool fermenté. Mais pas touche, leur taille est encore trop pour le tout petit jour qui soulève légèrement la porte. Seule la poussière passe, se glisse et vole pour mêler son antique rhum au délire des chèvrefeuilles des pavillons endormis.
Avec la maudite maladresse d’Howard Carter, un jour ou l’autre, quelqu’un ouvrira la porte à deux battants et ne trouvera qu’un petit tas de poussière perdu dans l’odeur du tombeau d’un pharaon. Dans un siècle, quand la nuit polaire n’aura plus cours.
Parking
Des bagnoles. Les convictions affichées sur les vitres arrière : NON AU NUCLÉAIRE ! Bébé à Bord ! Match amical samedi 19 juin ! Sur les banquettes, des poils de chien, des bouteilles en plastique pas entièrement vides, des paquets de photocopies d’exercices de math, un ballon en pleine insolation, tout le saint-frusquin que trimballent les profs à longueur d’année. Rien qui ait de la valeur.
Des voitures. Trois ou quatre, en comptant la Mini publicitaire rose de l’Institut de Beauté du Centre de Thalasso. L’administration, les visiteurs.
Une poubelle intergalactique : le camion à incrément infini du concierge.
Une caisse de luxe. Tout est relatif : une Mercedes. Récemment chahutée
Un véhicule de la police.
La nuit, seulement un parking vide. N’était l’insistance d’une des alarmes tuning du camion, et la route qui finira par atteindre la mer, soixante-cinq kilomètres plus tard.
Quand on se lâche dans les rues de la virtualité, d’un seul coup les 50 Dinky Toys du parking se réduisent à deux. La camionnette du plombier-chauffagiste — climatiseur Dupré, garée à propos à l’ombre d’un pin parasol à aiguilles réfractaires, entre deux marquages BUS dont le B tend à s’effacer pour donner à rêver un instant à l’essor de l’artisanat français à Sacramento. « Spécialiste de la maîtrise de l’énergie, de l’air et de l’eau » annonce le flanc du camion, mais rien pour déclarer qui a eu la maîtrise du bois et de la terre en suffisance pour planter à deux pas du char du démiurge une sorte de poubelle à rabat en rondins — hutte pour castor convalescent du parc de Yosemite ? Abri à oiseaux nocturnes ? — sans le sac plastique noir qui déborde, on pourrait tout s’imaginer. D’ailleurs on ne se gêne pas en voyant s’éloigner discrètement ce couple improbable de banalité estivale, apparu simultanément à la disparition de dizaines de petites autos. Le motif de moucharabié gris clair sur fond blanc de son combishort, resserré à la poitrine par une faveur drôlement rose, pas plus que les larges rayures bleu-bleu-blanc-rouge du T-shirt de son compagnon ne peuvent une seconde distraire l’œil exercé de leur musculature de marcheurs surentraînés, ni du sac en papier kraft qu’elle tient négligemment au bout de son bras droit, alors même que le contenu, manifestement trop lourd, en boursoufle comiquement le fond. Sinon, les stores blancs immaculés de l’appartement du deuxième étage — au-dessus de celui du concierge, avec les brise-vues — sont fermés. Cela va tout seul.
Au début c’est très long. La règle c’est de ne rien attendre. L’application de la règle, c’est dans tes rêves. Le moindre mal c’est de se focaliser sur un objet sans importance, enfin un lieu, un coin, un endroit : on ne cherche pas à faire de la télékinésie. Un lieu comme ça, pas chargé. Ni louche, ni suspect, ni marrant, ni inquiétant et pas inhabituel. Focaliser, ce n’est pas le bon terme : ça peut rendre… tourmenté, obsessionnel, et ce qu’il y a à voir, ce qui devrait te crever les yeux, tu passes à côté. Oublie le campement rom qui s’est fait tolérer au bout de l’impasse avant le bois. Pas touche aux manouches : trop pittoresques, trop occupés d’eux-mêmes pour nuire. Prends le parking. Tu te bornes au parking, voire à une place en particulier. Mais tu en changes quand même tous les deux ou trois jours, sinon merci la fixette. Le hamster, tu dois le nourrir, mais en aucun cas lui offrir une roue à tourner à fond de train 24/7. Sinon, c’est perdu d’avance. Ce parking c’est comme si tu observais les girafes Rotschild dans une réserve près du lac Baringo. Tu fais quotidiennement tes petits relevés fastidieux qui ne serviront qu’une fois compilés avec au moins cinq années de petits relevés tout semblables. Si tu tires trop vite des conclusions — c’est un matriarcat : un mâle pour six femelles ça va le faire. Louez les camions, on repeuple l’Afrique — tu perds — deux claquent pendant le transport et les cinq restantes s’égayent dans la nature et safarira bien qui rira le dernier — . Y’a pas de romance parce que Kangoo bleue et vieille Seat pelée arrivent pratiquement ensemble et se garent toujours dans le coin sud-ouest. Comme dans la vie, s’il y a romance, on attend trois semaines pour savoir si ça vaut le coup d’une nuit d’en parler à son voisin. Laisse le temps à la Terre de tourner autour du soleil et tu verras, parfois, c’est pas la romance, c’est simplement le désir d’ombre qui rapproche. Pareil pour le chien qui poireaute des heures à l’arrière de la Clio métallisée : tu le balaies du regard, tu ne penses même pas à BB. Il doit s’appeler Stockholm ce corniaud pour faire une telle fête au barbu qui lui laisse la vitre un peu ouverte à chacun de ses retours. Si ça t’assaille, les histoires, laisse-les passer comme les nuages. Mais le parking, c’est un meilleur terrain de jeu que le ciel, sinon tu finiras par te foutre de tout.
Au début c’est très long, mais à un moment, le temps disparaît. Comme quand tu jouais avec tes 3 petites Matchbox avant de savoir trop bien parler. Sinon tu peux faire des calculs. Poids des véhicules, distance des revêtements… mais évite « vitesse maximale de combustion » et évaluation des dommages collatéraux en cas d’explosions simultanées. Il ne s’agit pas de virer sentimental comme Lutz Bassmann.
Il y aura une Volkswagen Karmann Ghia jaune et même les flics une paire de fois. Ingrédients indispensables, comme le curé ou la femme enceinte des films catastrophes. Balaie-les du regard. Reste sur le parking, depuis ton petit nichoir. Limite au maximum les déplacements dans l’appartement et l’usage des robinets et des toilettes. Observer le parking te détend parce que ce n’est pas là que ça se passera, si ça se passe.
Deux fois par 24 h, visionne en accéléré l’enregistrement des deux caméras de sécurité qui donnent sur le point-rencontre à trois km de là. Et puis tu vois.
Vide de fonction
Point de départ : Lycée Jean Hyppolite
Appartement : vide
Situation : élevée
Fonction : de fonction
Exposition : double, béton/forêt
Personne morale : propriétaire
Personne physique : occupante en transit
Personnes métaphysiques : préoccupantes permanentes
Mobilier : un lit double, une table dans la cuisine, une chaise dans la cuisine, un coûteux canapé en cuir gris.
Petites cuillères : pas l’ombre.
Blanc : carrelage partout
Vert émeraude : Sdb baignoire
Très framboise : salon
Écran disproportionné : Blue Velvet
Bleu pipi : cuisine
Caméléon dormeur : chambre de rêves
Point de fuite : Forêt
Un jour la terre s’ébrouera une bonne fois, pour se débarrasser de tous ses parasites. Cette bonne vieille planète-chien en aura eu marre de nous trimballer dans l’univers. Sa grosse carcasse sera fatiguée de nous, après cette longue histoire d’amour égoïste. Mais pour l’heure, elle se contente de se rouler dans la neige, et avec elle tout l’hémisphère nord, ce qui n’est que justice, même au début du joli mois de mai. Il n’y a plus de neige à la télé, depuis quand ? Où est passée la mire d’antan ? Et sa neige ? Et surtout quand ? Pas facile à dire quand on ne possède pas de poste, quand on les évite comme les vampires, les miroirs. Mais dans l’appartement vide, la fenêtre de l’écran plat dernière technologie — monolithe de 2001 devant la grotte — fait appel d’air. Un grand rectangle blanc. Rien d’autre à montrer des campagnes et des métropoles. On leur file du blanc, alors les moutons filment du blanc. C’est beau, c’est pur et ça recouvre à propos la misère de ceux qui couchent et crèvent dans les rues et les fossés. À l’aube, la fenêtre de la cuisine, autre rectangle blanc sur blanc, encadrement et fond. La neige tient dans la nuit blanche. En bas, le parking a disparu, il s’est fondu dans les toits des petits pavillons, dans les arbres laineux. Le camion 100 % tuning du concierge s’est refait une virginité. Il était tant que la nature reprenne le dessus. L’humanité a mis les patins : on n’entend pas un bruit.
Père est mort, il y a juste un an, le cinq mai, le jour de ta fête, Irina. Il faisait très froid, il neigeait, ce jour-là.
À 100 km à la ronde, il n’y a rien qui ressemble à un chasse-neige. Jean Hyppolite sous sa chapka de neige va passer une journée paisible comme l’éternité. On ne pourra pas en dire autant du lycée éponyme, qui n’a pas été conçu pour affronter la campagne de Russie. Les canalisations ont gelé à -2. — On peut boire sa pisse, mais l’utiliser pour faire du thé… ? — L’électricité papillonne. L’image saute. La neige envahit l’écran. Il est temps de monter le son. Volume 0 à 22. La neige crachote sur l’écran. Bruit blanc dans son genre. Ça amuse un moment, ce Casper sonore venu des temps anciens — quand taper sur les postes suffisait pour les rendre meilleurs —. Ça amuse et puis sans crier gare ça absorbe. Sursaut à 7 h 50, la cloche sonne malgré tout, parce que la sonnerie préréglée, le concierge ne la débranche que pour les vacances d’été — et encore, il est vite en manque sans sa piqûre de rappel —. Le téléphone de l’administration, dans un demi-sommeil, vers 7 h 35. Les parents exemplaires voulaient être bien sûrs que le Lycée était fermé, que les cours étaient annulés. Sonnerie dans le vide. D’autres tentent même une approche en voiture, moteurs rugissants dans les épreuves imposées du grand concours de patinage improvisé sur le parking. Dans la demi-hypnose du crachotis télévisuel, l’illusion d’entendre jusqu’aux salves de neige projetées par les roues déchaînées qui s’enfoncent dans l’épais revêtement blanc du parking. — Tu vas voir qu’ils arriveront à le faire tourner en bouillasse qui floque et qui pouitche, ces intégristes — . Une triade héroïque : les moteurs qui se hurlent à la face pendant cinq, dix minutes… Une trêve de bon sens ne laisse plus dans l’air que quelques paroles de gauche solidarité entre les conducteurs. Pendant qu’ils se dépatouillent fusent les cris d’effroi ravis des boules de neiges dans le cou au plus chaud de la bataille qui s’est engagée. À 8 h 47, ce petit monde a laissé la place au gros silence blanc dehors. Le disjoncteur donne le clap de fin pour l’écran plat, la lampe du couloir et le frigo vide. Toute tentative de remise en jeu s’avère vaine : petits clics de babiole cassée. Pénible gargouillis tiède des radiateurs en fonte. Le goutte-à-goutte de la cafetière s’espace jusqu’à rester en suspens. Le vol soudain d’une mouche, légitime en mai, détonne sur la fenêtre, avant de s’effacer dans les pièces du fond. Lente agonie des radiateurs qui semblent communiquer d’un appartement à l’autre, avec des rythmes de prisonniers en cellules. 10 h 15, il fait froid dedans et le gros silence de couette bouche toutes les issues. Vigilance orange. Il n’y a plus qu’à marcher à pas de loup, à présent qu’aucun bruit ne recouvre plus l’occupation clandestine de l’appartement du 2e. Il n’y a plus qu’à attendre et à s’écouter respirer en faisant taire les voix d’inquiétudes dans la tête. Compter les respirations. Ne même plus entendre les chiffres. Seulement le souffle. Long régulier. Respiration lourde.
Leningrad
Leningrad sous le lit. Sous le plancher. Moderato Risoluto. Pureté liliale du transistor à piles de la salle de bains au 1er. Ondes courtes, fraction survivante de la vague de froid. Quelques mesures pour réaliser. Quelques mesures d’extase et puis le concierge n’aime pas Chostakovitch et part naviguer les fréquences brouillées. Léger ronflement qui réveille en alerte 54 minutes plus tard. Scruter le silence — s’il a parlé en dormant, ou crié, comment savoir… ? — Rien. Soupir. Le cœur cogne à la porte pendant un moment. 11 h 12, le téléphone de l’administration sonne 5 fois, puis 2, puis 2 encore. C’est l’appel.
Hôtel
La faillite du langage. Le nom n’est pas loin. Il picote le pourtour des lèvres. En convoquant le souvenir d’un lieu, un autre brusquement, brille par son absence. L’espace vide sous le timbre qui s’est décollé de l’enveloppe, avec le temps, dans la boîte en fer. L’espace brille. Blanc. Non. La colle reste, douce et lisse. La mémoire-colle retient la salive du correspondant, évaporée en nuage, flottant autour des yeux perdus qui lisent et relisent l’écriture maladroite de l’adresse. L’empreinte dans la terre de la clé volée, sous une pierre lourde qu’on soulève. La clé est dans la poche, le camion emporte les meubles. Les nouveaux propriétaires font changer les serrures. Le trousseau d’ailleurs la reçoit, inutile et précieuse. Quelque part l’empreinte persiste, comme un feuillage. Avant l’appartement, il y avait un hôtel, quelle importance dans une vie pleine d’hôtels ? Quelle importance de ne plus retrouver le nom de cet hôtel ? De sentir confusément qu’il s’apparente à cet autre à Vézelay où une antique pèlerine à bicyclette nous cassait les oreilles depuis la terrasse en faisant profession d’optimisme avec sa petite voix haut perchée : POSITIVE ! POSITIVE ! Ça ressemble à cet autre oui, comme une interprétation bâclée ressemble à une œuvre. Le nom coléoptère entre les yeux, avec son gros bruit de B52, mais il échappe. Ce n’est pas tant ce lieu, mais à force d’y penser c’est cette pensée qu’il y a eu là-bas — au début, on croit à un rêve, mais non, une pensée — et qui est perdue, sans le nom, sans l’adresse, sans la chambre à l’identique retrouvée. Bien sûr il y a internet, cette défaite… ce diable, pour qui aime apprendre en s’égarant — ne plus retrouver la rue en pente aux maisons colorées comme au Portugal, mais en plein Paris avec sa place aux arbres hauts, et ce déjeuner en solitaire dans le soleil de la vitrine, ne jamais la chercher, attendre le prochain hasard, dernier bus de nuit — Internet… Bordel de dieu ! Tous les hôtels se ressemblent, ils sont pimpants et clairs et la sensation qui tient lieu de mémoire n’a qu’à bien se tenir toute seule, dans un escalier étroit sombre de bois et de moquette, d’une humidité avec peine abandonnée à la rue. Cette solitude-là, pas irrémédiable, non, juste en voyage — mais finalement qu’en sait-on ? — c’est tout ce qui reste. Le nom de l’hôtel revient. Il a une petite tête décevante. C’est l’or du pauvre qu’on remonte d’une descente de 20 000 lieues sous les mers. On ne peut même pas se dire qu’il a été changé. Non, c’est lui et c’est là. Reste, terrible et réconfortante, une sorte de brume dans le fond.
À quoi bon les mettre en vitrines ces cernes, ces joues marbrées des draps rêches, ces maladifs colleurs de l’aube, ces après-rasages sur pattes, ces 4 épingles déplacées, ces familles égarées dans les confins de l’ancienne colonie d’outre-Manche ? La punition n’était pas comble de ce reste de poussière du sol ramassée en sachet de thé, du café cuit et recuit et dix de der dans son thermos qui bave, du pain en carton blanc, du jus multifruits qui n’en contient aucun, de la confiture aromatisée au sucre ? Fallait-il, vraiment, la télématin et ses 3 piliers de la Terre : Amour, Gloire et Beauté, accrochée en surplomb pour nous épier de Damoclès, pour nous mettre bien profond en abîmes, avec en sus l’aquarium vide, mais éclairé — les poissons y pioncent ponctuellement ou pour l’éternité — qui bulle sur le cache radiateur marron, alors qu’on traîne péniblement cette vie qui mâchouille, hors du lit ? Mais, dehors, personne n’a le cœur à mater. Tous et toutes vont quelque part et passent sans piper le show. N’était un ou deux enfants cruels qui collent leurs mains contre la vitre, il n’est pas certain que nous serions là.
De l’autre côté de la rue, il y a un point de rencontre — ! — . S’entend : une borne moche avec un pictogramme sans ambiguïté : the place to be ( together ). Pas exactement le mauvais lieu où se font les rencontres crapuleuses. Ni le poétique Kiss and Ride de la gare de Liège. Pour l’heure, l’indifférence à la bitte d’amarrage est complète, mais si on reprend une tasse de Lipton Yellow — jus de moquette — et qu’on attend qu’il soit tiède pour le boire, alors des tas de parapluies s’y regrouperont autour d’un parapluie orange, panache des visites guidées dans ce secteur.
Couleurs locales
Marais
Il y a le côté de la Seûle, le seul qui vaille, le seul qui vague déjà de sentir la mer à quelques heures de là dans la barque plate des pêcheurs et des plaisanciers qui régulièrement, depuis des siècles se faisait endormir la nuit par des malappris qui ne peuvent pas traîner ici, qui ne peuvent plus ne pas répondre à l’appel du large, long jusqu’à l’or de l’autre Amérique, celle qui a gardé son mystère d’aventures et de forêts, de deuxième chance et d’as dans la manche, celle où l’on peut toujours se refaire comme un self remède man, avec l’aide de l’ombre et du soleil, avec l’aide des champignons des chamanes déjà connu ici, avant, dans les vapeurs de méthane du marais, magie qui abolit le temps, la séparation, l’exil, qui arrondit la planète pour que la Seûle coule jusqu’à la mer quand bien même elle a l’air de partir vers le nord, vers Paris dont elle n’a jamais eu que faire, préférant se donner des airs d’importance de sous-préfecture modeste, qui baisse les yeux et n’élève pas la voix, alors que tout ici est plus rongé d’ambition de grands destins et de fortunes formidables que les bateaux relayant la passe des barques plates ne le sont par la rouille et tout ça recouvert d’un goudron pour limiter les dégâts et d’un coup de peinture d’honnêteté qui fait la blague puisque tous ceux qui restent doivent jouer le même jeu, mais s’ils entendent l’écho, l’écho toujours plus lointain, l’écho de ces vies sauvées par la nuit de la Seûle et refaites, rechapées, reshaped aux Amériques, l’écho infime porté par le vent fou de bonheur dansant dans les cheveux de la liberté plus brûlante que si on l’avait chauffée dans le cercle d’or de l’Ouroboros et qui à présent étouffe chaque jour, inexorablement dans les chaînes inoxydables d’informations, mais si jamais ils l’entendaient, l’écho, ceux de Sauveterre, par un accident de conscience, dans une seconde d’attention alors ils les envieraient ces bannis, ces exilés, ces rescapés et ils n’auraient de cesse de suivre leur trace, ils brûleraient de savoir chacune des histoires des Évaporées du marais et enfin ils verraient, que le corps souple de la Seûle sur le cadastre dessine toujours un bras d’honneur qui saute aux visages.
— C’est la première fois qu’une même personne m’achète trois tours d’affilée. — J’aurais aimé pour vous qu’il en fût autrement, mais ça ne m’étonne pas. — … C’est pas un manège, vous savez ? — C’est beaucoup moins monotone. — Vous trouvez aussi ! — Les gens changent… — Oh, les gens, je n’y fais même plus attention. — Vous regardez devant vous, c’est plus sûr. — À peine : il y aura bientôt sept étés que je fais le petit train. — Et le circuit n’a jamais changé ? — Les sites historiques, ce n’est pas comme les champignons. — Non… — Ça ne pousse pas dans la nuit. Sept ans que le trajet n’a pas bougé d’un pouce : on commence à la Porte Vieille, on longe les remparts… — Oui, oui, j’ai vu… — Ah oui, plutôt trois fois qu’une. — Comme vous dites… Mais vous pourriez ajouter une étape, non ? — Où ça ? — Je ne sais pas. Dans un lieu anodin où il se serait passé quelque chose de pas banal… — Comme un fait divers, vous voulez dire ? C’est sûr que ça plairait à la nouvelle municipalité ce genre d’horreur… Nous longeons actuellement la zone pavillonnaire où Marcel F. électricien et inventeur de son état a tenté de ramener à la vie sa défunte épouse Gabriella en détournant l’énergie de la foudre grâce à un ingénieux paratonnerre de sa confection ? — Vous plaisantez ? C’est arrivé ? — Évidemment. Évidemment je plaisante. Comme si j’allais raconter une histoire pareille à un touriste. J’ai une vive imagination, mais Gabriella est toujours bien de ce monde. Même si elle nous a foutu la trouille une paire de fois avec sa maladie. — Quel genre de maladie ? — Ça vous intéresse, hein ? — Je suis médecin. — Oh pardon. — Et puis tout m’intéresse : je viens de faire trois fois le tour de la ville dans votre petit train. — Pas faux. Enfin, je ne suis qu’un pauvre employé communal, ce n’est pas mon train. — Un pauvre employé avec une vive imagination… — Bah, j’ai lu des livres… ça m’arrive encore des fois. Même si depuis l’affaire de la bibliothécaire, j’ai plus l’idée. — L’affaire de la bibliothécaire… Agatha Christie ? — Pierre Siniac, plutôt. Elle faisait la visite avec moi, sur le petit train. C’était une guide incroyable, d’ailleurs personne ne pouvait la croire : elle ne racontait jamais deux fois la même histoire… Au début, je croyais qu’elle avait peur de m’ennuyer, que c’était pour ça qu’elle changeait tout le temps de version. Mais un jour, j’ai pris mon courage et je l’ai remerciée franco… Eh bien elle m’a répondu qu’elle n’avait jamais eu peur d’ennuyer qui que ce soit, à part elle-même. Du tac au tac. Elle ne me l’a pas envoyé dire ! On rigolait bien avec elle… — Elle est… morte ? — Pensez-vous ! Elle a démissionné. — À cause des versions différentes ? — Des versions différentes ? Ah ça tout le monde s’en fichait : les gens du coin ne prennent pas le petit train. À part les gosses qui ont des tickets gratuits une fois l’an, mais eux, elle les captivait, alors ils n’allaient pas se plaindre. Surtout qu’elle leur faisait un peu peur, comme on aime à cet âge. Les chocottes… C’est bien pour eux qu’elle faisait les changements les plus spectaculaires : un dragon qui avait ébréché le rempart une fois qu’il avait abusé du cognac à la foire de Saint-Jean-D’Angély… ou une année où il aurait soi-disant neigé en juillet… mais ce qu’ils préféraient, c’était le sanglier. Une gloire locale cette bête. Au point, qu’il m’arrive de me demander si je ne l’ai pas vu quand je fais la route pour rentrer le soir, avec la fatigue. — En petit train ? — Non, en voiture, par le marais. C’est d’ailleurs ça qui a mis le feu aux poudres avec la municipalité… — Le sanglier ? — Non, le marais. La bibliothécaire — encore que c’est une licence de l’appeler comme ça, parce c’était celle de l’ancienne bibliothèque qu’est fermée depuis que la nouvelle médiathèque a ouvert, mais bon, ça aussi c’est local — en tous cas, la bibliothécaire, elle en connait un bout sur les marais. Elle a fait des pieds et des mains pour obtenir un changement d’itinéraire qu’aurait ajouté une étape là-bas. Mais la mairie a jamais voulu en entendre parler. — Pourquoi ? — Bah, ils ont dit que c’était « glauquy ». — Pardon ? — Glauquy. Vous avez bien entendu. Ils ont dit glauquy. Soit disant les histoires du marais, que ça n’intéressait personne, les gens qui s’y cachaient, les femmes qui allaient y accoucher, les parpaillots et les criminels qui espéraient trouver un passage vers l’Amérique, parce qu’ici ça sentait le roussi. Que c’était glauquy. — Mais vous dites qu’ils n’auraient rien contre un bon fait divers ? — La bibliothécaire, elle vous dirait que « le paradoxe doit être vécu, pas résolu ». Je l’ai assez entendu, celle-là ! On rigolait bien. — Vous voulez dire… — Qu’ils se mettraient leur culotte sur la tête pour qu’on parle d’eux sur Touitterre, qu’il n’y a pas de crétinerie assez géante à faire figurer dans le Guinness des records à leur goût, mais qu’ils ne veulent surtout pas qu’on traverse vraiment la ville avec le petit train, parce qu’il y a des gens moins bien lotis et puis un campement de Roms ! Et ça, ils le diront pas, mais c’est ça le glauquy. — Et ça a suffi à faire capoter le projet, le… glauquy ? — Oh non, ça n’est pas un argument, elle a insisté. Mais ils ont fait comme d’habitude. — La sourde oreille ? — Non, les raisons de sécurité. Dans notre beau pays de France, on peut à peu près tout interdire pour des raisons de sécurité. Il faut pas trop aller voir de près de la sécurité de qui on parle. — Alors elle a démissionné. — Elle a toujours été raide comme la justice, c’est pas pour s’embarrasser avec ces… Qu’est-ce que vous me faites dire ? Faudrait pas aller… — N’ayez pas peur, cette conversation restera strictement confidentielle. — Comme au cabinet. — Pardon ? — Vous êtes médecin, vous avez dit. — Ah oui ! Secret professionnel. — Bien. — Et cette maladie de la femme de l’électricien, dont vous avez parlé ?
— Gabriella. Une sorte de somnambulisme. On la retrouvait dans les marais, justement, la nuit. Mais toujours à sec. — Et son mari, il est vraiment… — Inventeur ? Oui et électricien. Mais ça n’a pas de rapport. Il a consulté la terre entière pour soigner Gabriella. Si ça vous intéresse tant que ça, vous pouvez aller faire du secret professionnel avec le Docteur Ledoux, c’est le médecin de famille. — Où se trouve son cabinet ? — Vous êtes passé trois fois devant : après l’ancienne corderie, au premier étage d’un tout petit immeuble blanc, avec une pizza qui s’est installée au rez-de-chaussée d’à côté… Mais ça vous fait une belle jambe : il est à vendre depuis trois mois. — … — Le docteur habite une maison presque en face. Une sacrée belle baraque avec deux échauguettes. Il y est né, il y mourra. Vous ne pouvez pas la manquer. Lui non plus d’ailleurs. C’est une gloire locale. — Comme le sanglier. — Vous ne croyez pas si bien dire. Un quatrième tour ? — Ça ira.
Puisqu’ils ne veulent pas le savoir, elle les laisse à leur ignorance. Elle leur montre les remparts et la Porte Vieille, le Château, le Musée et la toute nouvelle Médiathèque, et gentiment les invite à aller manger une glace, à retourner se tremper dans la piscine, à débarrasser le terrain. La vraie visite, la seule qui vaille, elle se la garde. Guide oui, voilà ce qu’elle est devenue, guide, et même en plaine, il y a des lieux à haut risque, où seuls les arpenteurs confirmés peuvent la suivre. On les repère au premier coup d’œil. Elle les engage à la suivre dans le pavillon légèrement excentré qui depuis 1967 s’est substitué à la bicoque de son enfance. Fini les moustiques, l’humidité et les oiseaux, mais sous l’assainissement, le marais n’a pas bougé. Elle-même en est faite, comme les petites bonnes femmes de boues qui prennent vie dans les contes africains. Elle éclaire peu, sert une liqueur dangereusement locale et la vraie visite commence. Ce n’est pas la peine d’aller voir, le camping raisonnablement éloigné de la rivière qui ne s’en laisse pas compter et débordait encore un an sur deux jusqu’au milieu des années 90. Elle s’assèche, depuis, comme moi, c’est son dernier tour aux touristes. Les poissons se font rares… La petite villégiature pour familles modestes venues manger leur pain mou a fait long feu. Celles qui avaient pris leurs habitudes sur deux générations ont quitté la place pour le camping des 4 castors, ouvert en grande pompe à l’occasion du jumelage avec Saint Marie-la-Mauderne. C’est international là-bas, voyez-vous ? Ici, la vue sur zone pavillonnaire, lycée et parking, est encore assez bonne pour les saisonniers et les familles qui vivent en dessous du niveau de la mer, la tête sous l’eau dès le 10 du mois. Il y a quelques années, pourtant, le camping s’est fait détourner en campement par 7 caravanes de Roms. D’un coup la vie est revenue dans cette triste misère, comme si le marais avait repris le dessus. Il a retrouvé son chemin vers la rivière des baignades et des lessives. Un autre point de vue. Des gens qui respectent davantage le marais que les sanitaires n’ont plus beaucoup de chance de nos jours. J’ai fait un peu la classe pour les enfants, j’ai tout mon temps, vous comprenez — je vous ressers un petit coup, vous en aurez besoin —. Les femmes embellissaient chaque jour, elles se gonflaient d’eau comme des plantes heureuses. Il y a eu en peu de temps de nombreuses naissances, y compris sur des terrains peu fertiles. Elles m’ont appris de nouvelles histoires de Vouivre, même si elle portait un autre nom dans leur bouche. Les enfants traduisaient. Trois heureuses saisons… Les nuits du dernier quartier, elles ont vite remarqué que leur pas sur le sable faisait un bruit de baisers. Même quand elles étaient toutes assises en cercle et que les enfants étaient couchés. Même au beau milieu de la nuit d’été, elles l’entendaient, celle qui traversait les marais, boueuse jusqu’aux genoux. Chacun de ses pas reçoit les baisers appuyés du sable gorgé d’eau, son étreinte mouillée, son enlacement piégé. L’empreinte est inévitable, elle est si lourde avec l’enfant sur son dos et les brodequins d’homme qui pendent sur son gros ventre. Mais le marais recouvre leurs traces d’eau, brouille les sables dès qu’ils sont passés. Ils sont marais et femme, promis depuis l’enfance. Il a caché leurs jeux, leur apprentissage. Il aurait caché ses ébats si elle n’était pas si vierge. Maintenant, il cache sa fuite. Au loin, pas si loin, des torches et de la rage. Mais le profil du gros ventre de la lune pour elle seule sourit. Elle arrive au point où l’eau l’emporte sur le marais, où ils se relaient. Ses pieds sont bleus. Le froid du temps des loups, plus de moustiques ni de sangsues. Elle s’accroupit. L’enfant glisse de son dos, nimbé de l’odeur de ses cheveux. Elle les a si bien lavés avec les herbes et la cendre, qu’il n’a pas pu sentir sa peur dans la sueur qui les collait à sa nuque. Le marais seul coule dans sa sueur. Et la femme et l’enfant savent exactement où sont les loups avec les torches et combien de temps il leur reste. Elle s’accroupit dans la vase au milieu des roseaux. Elle sort un ballon d’osier de sous sa robe, dont l’enfant se saisit à deux bras. Elle se fouille et sort de son entrecuisse un mince rouleau de parchemin. L’enfant la regarde. Sans un mot, elle lui fait savoir : le corps est l’ultime cachette, tête comprise. Elle essuie le parchemin du mieux qu’elle peut sur sa robe avant de le serrer dans le poing de l’enfant. Les torches des loups crèvent la nuit. Sans se relever, elle prend l’enfant contre son ventre tout plat à nouveau. Une seconde plus tard, il flotte sur l’eau. Un mois plus tard, il aborde dans un monde nouveau. Elle se fond dans le marais et les contes de la Vouivre abritent son secret depuis plus de cinq siècles… L’escarboucle à mon doigt ? C’est une coquetterie de vieille toquée. Je vous ressers ?
Qu’est-ce qu’elle m’a servi cette femme ? Une petite liqueur sèche et jaune dont la première gorgée levait le cœur. Je redoute d’en savoir la composition exacte. Je m’interroge encore sur sa provenance et je ne désespère pas de trouver un moyen pour convoquer les mannes de la bibliothécaire. Je vois chaque verre disparaître dans ma paume, pourtant pas si large, je me vois le porter à ma bouche, soupeser l’épais liquide râpeux sur ma langue, je vois ses yeux se dorer à mesure que j’avale, mais le goût toujours m’échappe. Une liqueur de champignons. Mais je ne sais plus combien. De verres. La posologie importe. Les doses… Une soigne, deux droguent, trois tuent. D’un coup, tard dans la nuit, elle a cessé de me resservir. Il reste encore un quart de liquide dans la bouteille. Ses petits papillons jaunes m’aguichent l’œil. La maison est grande, j’imagine, mais elle ne me propose pas de rester dormir. Quand je prends congé sur son invitation ostensible, je tangue. Les vannes de la parole se sont fermées elles aussi. Je ne sais pas comment je suis rentré. L’hôtel… le nom m’échappe toujours. Ma chambre s’est confondue avec l’appartement. Vert émeraude Très framboise Blue Velvet, Bleu pipi. Mais à cette époque-là, je ne sais pas pour l’appartement. La première partie de la nuit, sommeil d’une douceur jamais expérimentée jusque-là. Jamais. À travers la nuit lumineuse où toutes mes questions sont devenues des réponses. Simplement. Je me réveille en riant et sans allumer, je note tout ce que j’ai pu en entendre, contrebande de luxe pourtant à peine cabossée de-ci delà.
Ce qui se passe dans les marais c’est à part. Ça l’a toujours été, ça le sera toujours. À part, chacun chez soi et les caches seront bien gardées. Maintenant qu’une partie de la ville s’est agrandie dessus, évidemment… ça ne change rien. Ce ne sont pas nos affaires, ce qui se passe en dessous et ce n’est pas les États-Unis ici, alors ça ne va pas le devenir. Les marais, ça a toujours été un lieu de passage, il s’y passe des choses, il y passe des gens, on y fait des passes — ne fais pas cette tête, on se parle franchement, il demande, je réponds et je sais de source sûre… —. Un lieu de passage : personne n’aurait l’idée de s’y installer à moins de ne pas avoir le choix et des gens qui n’ont pas le choix, il y en a toujours eu et il y en aura toujours, pas des noirs marrons comme aux États-Unis, ici on était bien trop occupé à chasser les parpaillots pour s’intéresser aux nègres — mais je rigole, d’abord il n’y en avait pas — mais des protestants qui espéraient trouver une traversée vers l’Amérique, ça par contre, on n’en manquait pas, d’ailleurs on ne les ratait pas toujours et dans ce cas, vous croyez vraiment qu’on allait se les enterrer en Terre sainte ?
Les marais sont un genre de Gange local : tout à la fois lavoir, réserve animalière, décharge sauvage et cimetière. L’assainissement de la partie Est dans les années 60 a permis la construction de la zone pavillonnaire et du Lycée Jean Hyppolite. À l’époque, les écolos n’étaient pas aussi vivaces qu’aujourd’hui et comme nous ne sommes pas aux États-Unis, personne n’a songé à s’inquiéter de ce que les disparu.es du marais, probablement des centaines de macchabées au fil des siècles, se sentissent insultés par l’implantation de ménages moyens au-dessus de leurs vénérables têtes de poussières, au point de perturber le système électrique ou de faire claquer nuitamment les portes des placards.
Si personne ne s’inquiète des morts du dessous, dans les pavillons, c’est parce qu’on les connait : ils sont tous plus ou moins de la famille. Des imprudents qui pêchaient au foulard, des pauvres gens à qui on n’avait jamais ouvert la moindre porte de leur vivant et pour qui on n’allait pas faire exception avec celle du cimetière maintenant qu’ils étaient trépassés, pas vraiment de différence avec ceux qui se sont endettés pour vingt ans pour un bout de maison en plâtre avec un jardinet infesté de moustiques en été et détrempé toute l’année. Aux États-Unis, ils ont que des étrangers qui vont et viennent sur la tête des Indiens des origines, pas étonnant que ça leur tape sur les nerfs. Ici, le rythme des pas est familier, ça rappelle la bourrée aux vieux dont on ne savait plus quoi faire, et ça berce les nouveau-nés qu’il fallait taire et enterrer avant qu’ils aient pu crier.
Un corps dans le marais disparaît de la vue en un rien de temps, et il est recyclé en moins d’un mois.
Ici, on n’a pas d’enfant qui parle à son pouce, pas de télé qui passe à l’envers la musique des Beatles, pas de voiture possédée dans l’allée Mozart.
Évidemment, le cas de Gabriella a beaucoup fait causer. C’est une petite ville. Ses escapades nocturnes du quartier résidentiel en chemise de nuit vers les marais restés sauvages, d’autant qu’elles la faisaient passer devant l’internat du Lycée Jean Hyppolite, nous ont valu ce qu’il est convenu d’appeler de fameuses légendes urbaines.
Marcel l’électricien, il ne voulait pas qu’on en parle des bizarreries de Gabriella. Mais après deux verres, il en parlait bien tout seul : et qu’elle savait plusieurs langues quand elle dormait, et qu’elle avait des discussions érudites avec Émile Gaboriau… Gabriella ? Des conversations érudites ? En plus le Gaboriau, c’était un monsieur et il repose dans l’ancien cimetière, celui qu’on visite avec les beaux monuments funéraires d’avant, pas dans les marais.
Pendant presque trois ans, Gabriella passait une heure par jour à faire la lecture à Émile Gaboriau, autrefois gloire locale, plus connu aujourd’hui — ô ironie du sort — aux États-Unis que dans son propre pays. Mais c’est encore la bibliothécaire qui sait le mieux cette affaire : elle lui conseillait les ouvrages. Et puis, du jour au lendemain, ça s’est arrêté. Enfin… la lecture.
Quelqu’un qu’ils ont fait venir. Un grand médecin. On ne l’a jamais vu. Mais c’est pas possible autrement.
La bibliothécaire, si elle est bien lunée, pourra vous montrer une collection très particulière qu’elle tient de famille. Les Évaporées du marais. Je ne devrais même pas en parler, mais c’est si singulier et elle se fait vieille quoi qu’elle en dise. Depuis quelques mois elle prend un soin étrange de la statue de Jean Hyppolite. Autre gloire locale, mais encore bien à nous celui-là. On raconte pour la blague qu’il n’a pas supporté que son nom soit attribué à un bâtiment aussi laid. Mais je me souviens qu’il était assez ébranlé de savoir qu’on assainissait une partie du marais dans ce but.
Sanglier
Fantôme d’un sanglier jamais vu, mais raconté, rhabillé d’un petit manteau en crochet mousseux moisi de légende provinciale…
Le cochon tourne ! Fiers comme s’ils l’avaient mise sur orbite, les hommes au-dessus des braises finiraient plus cuits que la bête. Ils se rengorgeaient de l’avoir dégradée de sa sauvagerie à l’instant de l’embrocher, lui ôtant jusqu’à son nom. Bientôt pourtant dans leurs yeux, brûlant leurs visages d’argile vernie, on apercevra la lueur du sanglier. La graisse chaude tartine les joues des enfants les plus chanceux, pour une fois, ceux qui ont eu leur morceau entre deux tranches de gros pain rude, avec sa croute en éperon de requin qui laisse de grandes éraflures au palais et dans l’intérieur des joues, et épuise la faim rien qu’en fatigant les mâchoires. Les autres, les petites endimanchées qui se pavanaient une heure plus tôt dans leur robe de Princesse Synthétique, corollant la grande rue exceptionnellement piétonne d’un jardin de fleurs imaginaires anglaises ou chinoises, et les Petites Cotons, ce gentil troupeau de dentelles dont les trou-trous ne s’écartaient pas de la chienne garde d’une demoiselle rassise mutualisée pour l’occasion par les familles bien, les Petites Cotons qui savent dès le plus jeune âge tourner les yeux sans bouger leurs paupières et dont un seul regard touché-coulé vaut une image, toute cette pastorale de petites filles dont certaines chaussent déjà du 41 font les bêcheuses à présent, assises en rang d’oignons pensionnat sous la bâche où, pour être protégées de l’ombre, elles ne sont pas pour autant à l’abri de la chaleur écrasante qui auréole d’humanité leurs aisselles et le bas de leur dos, rosant délicieusement la percale blanche de leur tenue. Elles s’y donnent malgré tout des leçons de bonnes manières, tandis que leurs couverts en plastique se battent en duel avec cette chair sauvage qui en appelle aux mains et aux dents de toute sa force, dont on sent poindre aux tréfonds les griffes et les crocs. Pour ne pas tacheter leur joliesse impeccable d’un éclat du bain graisseux qui amollit le carton des assiettes, elles déploient des trésors de concentration qui plissent leurs fronts tendres en délicates barres parallèles, ou laissent entrevoir, plus rarement, une lionne encore à venir. Elles ont déjà bien conscience de ce que cet exercice réclame à être exécuté avec le plus grand naturel, dont elles s’efforcent de donner un signe, de loin en loin, entre deux passes périlleuses. Il y aura toujours parmi elles quelques garçonnets malingres, timorés ou punis, qui n’ont pas eu la permission de manger debout, avec les hommes et le tout-venant. Que leurs lèvres se retroussent avec dédain, que leurs visages se renfrognent n’y change rien : la viande leur est amère, quand bien même pour une fois elle n’est pas accompagnée de légumes bons pour la santé.
Cette amertume, c’était la revanche des gamines mal fagotées, des fratries Lavoisier rien-ne-se-perd-rien-ne-se-crée-tout-se-transforme où le pantalon de l’aîné finissait immanquablement en short sur le petit dernier, la revanche des zéros pointés en dictée de mots usuels et pourtant toujours exotiques à écrire, des humiliations au tableau de math de ceux qui en avaient toujours moins que les autres et qui ne sauraient jamais couper un gâteau en 7 sans laisser leur part, des ballons de foot recousus comme des poilus de 14 et de la bicyclette à tour de rôle. Alors, ils s’essuyaient, bravaches, la graisse du menton et le soleil du front avec l’avant-bras nu, un regard de défi vers la tablée des bons enfants qui suintaient d’envie sous leur petit dais, mais de part et d’autre la lueur du sanglier faisait briller les yeux.
Le soir, il avait bal et des réconciliations épisodiques prenaient la piste, tandis que d’autres se réglaient leur compte à deux pas de là, couverts par les flonflons et le bienveillant grommellement des grandes personnes entre deux verres de blanc limé : qu’en ce jour du Sanglier c’était « la vie qui rentrait ». Ceux qui avaient rôti la Bête étaient accueillis avec des applaudissements, des cris et bientôt des grognements. Ça dansait toute la nuit et à force de mélanger les sueurs, l’alcool, les eaux de Cologne et les parfums humides de la nuit, la hure et les poils venaient à tous et à toutes. Quant aux marcassins, on les avait envoyés au lit dès l’apparition des signes avant-coureurs de la métamorphose, sous la conduite de celle qui depuis de trop longues années savait résister à ce genre de sortilèges. Parfois deux des petites bestioles prétendaient avoir réussi à échapper à ce couvre-feu indigne des forêts et rapportaient dès le lendemain, en rançonnant des goûters, les récits les plus extravagants de ce qu’ils avaient pu apercevoir, depuis leur cachette, de la suite de ces étranges danses. Ça leur valait une popularité de plusieurs mois, bien que personne, sauf les plus petits — mais ça ne compte pas —, ne crut jamais à la moindre de leurs fariboles.
Mais ce n’est jamais là que ça s’est passé. La rôtisserie, le bal, les petites rivalités, les adultères à peine déguisés… Le Comité des Fêtes peut toujours prendre un DJ pour faire mode, au lieu d’un orchestre avec une chanteuse qui imite les voix de toutes les chanteuses à la mode et met étrangement mal à l’aise quand elle reprend à l’inflexion près des tubes d’hommes. La Municipalité peut bien supprimer la broche pour raisons de sécurité et même remplacer le sanglier par un très gros cochon, parce que tout ça, c’est symbolique… La sempiternelle bénédiction de l’animal avant la broche par le curé donne encore la mesure des forces en présence…
La pleine lune qui précède la fête, on guette les bruits de la forêt. Sur le sentier d’habitude de la bête, on a creusé un grand trou profond, fallacieusement obstrué par une bâche recouverte de feuilles mortes et d’un peu de terre. On n’y voit que du feu, en fait, on n’y voit pas grand’ chose sous les branches basses, même à la lune pleine. Le temps reste à l’arrêt sur une patte, l’oreille dressée, mais pas les bruits de la forêt ni la lumière de la lune qui fait des tâches d’après-midi sur le sentier. On s’ankylose, on s’assoupit, on sent la boue dont il a fallu s’enduire pour avoir le droit d’accompagner, avec la promesse solennelle de ne rien dire, de ne rien raconter, ni aujourd’hui ni jamais. On croit voir, on croit entendre. Le temps a une crampe, on oublie les douleurs, les moustiques, tout ce qui grouille. Le sanglier, après, il n’aura plus jamais le même goût. Ni la nuit. Ni rien. On t’a promis. On attend on ne sait pas combien de temps. Le temps est en pierre… Enfin, les voix des hommes, les cris des rabatteurs, les grosses bouches difformes qui ne hurlent aucun mot reconnu, les bois de cerfs à leurs têtes, les bâtons et les torches. Ça respire fort la vie très intense le sanglier un cri en tombant ça balafre les oreilles finit par un coup sourd tremble la forêt volent les oiseaux de jour de nuit tous réveillés. Si tu as de la chance, ça s’arrête là. Couic mal tombée la bête. Sinon, il faut la finir, la lapider d’en haut, la percer avec les longs bâtons, tandis qu’elle crie, crie, crie dans son trou comme ça n’est pas permis jusqu’à la fin. Le sanglier, après, il n’a plus jamais le même goût. Ni la nuit. Ni rien. Mais la bête revient l’année d’après. Et nous de même.
À Sauveterre, il n’y a que pour les morts qu’on creuse profond.
Penché au-dessus de la fosse, on croirait facilement qu’il y a quatre mètres de profondeur. Un peu comme l’illusion d’optique qui fait voir les morts et les gens de la télé plus grands qu’ils ne le sont en réalité, bien qu’en réalité, les morts ne sont plus. Ils ne sonnent plus non plus à l’improviste, comme on fait en province, pour discuter à la grille ou prendre un café en passant ou déposer quelque chose, un livre ou une bouture, dont on s’était parlé quelques jours avant. Depuis qu’ils n’ont plus comme avenir que l’apprêt fourni par les Pompes, l’avant dont il avait été question n’a plus cours. On leur a coupé le sont, il ne leur reste que les restes, ce qui demeure dans leur dernière demeure. C’est-à-dire qu’ils ne sont plus rien d’autre que morts, c’est définitif, comme d’être nés.
Ce n’est pas le sujet, mais si on doit parler trou, il faut bien en passer par là, parce que c’est quand même une spécialité locale de ne creuser profond qu’en cas de décès. Et encore, au propre, pas au figuré… mais ce n’est pas le sujet.
Ici on fait des trous de punaises, comme les locataires, les pelleteuses prennent la terre avec des pincettes et les promoteurs ne s’avisent pas de dépasser les trois étages. Jamais on n’irait planter une grande méchante vis de dix mètres de profondeur, avec sa grosse cheville. Ce n’est pas par respect de l’environnement, entendons-nous bien, on n’a pas peur de ne pas récupérer notre caution au moment de la pesée des âmes. C’est par crainte des emmerdements sans nom qui éclaboussent sans fin quand on remue la gadoue. Ici, rien qu’en ramassant des pommes des terres on trouve du gallo-romain en veux-tu en voilà. Alors avec un chantier immobilier, on a toutes les chances de donner de la pelleteuse dans une nécropole. Et là, c’est la Mort avec un grand m : les travaux sont interrompus jusqu’à la fin des temps. Les fouilles commencent… Avec leurs petits pinceaux et leurs gentilles pelles, les paléontologues, les archéologues, les médiévistes, sourient d’un air faussement ennuyé : en fait, c’est toute la ville qu’il faudrait retourner. Mais les moyens manquent, techniques et financiers, alors ils vont bientôt refermer. Dans un an, ou deux, ou trois… Leurs yeux pleins d’espoir dans le progrès se lèvent vers le ciel : un jour nous disposerons des moyens de creuser en profondeur sans risquer d’abîmer les vestiges, et là…
On verra ce qu’on verra. En attendant, ici, tout le monde prend ses précautions. Il n’y a qu’une seule chose qui tient les fouilleurs à l’écart : la graisse. La bonne grosse graisse bien appliquée sur les pattes idoines. Pour la construction des Caraïbes, personne n’est allé y regarder de trop près. Le mur du chantier faisait cinq mètres de haut. La bibliothécaire disait en ricanant qu’ils avaient élevé une double palissade comme dans la Princesse de Clèves. Il fallait une autorisation spéciale pour pénétrer dans l’enceinte et tous les maçons, du chef des travaux au dernier des gâcheurs de plâtre étaient badgés, comme pour le Festival de Cannes. Mais les vigiles, qui faisaient les nuits, passaient boire leur café à la Secousse. Et quand Marcel l’allongeait au cognac, on entendait de drôles d’histoires, avec des macchabées dedans qui ne dataient pas tous de Mathusalem. Enfin, rien de trop récent non plus. Mais des choses qui auraient bien intéressé les têtes chercheuses du Kalifat [2]… Je dis ça, je ne dis rien. D’ailleurs, j’ai à faire.
Quand la jeunesse a eu son retour de flamme pour Émile Gaboriau, la mairie a entrepris de restaurer son monument funéraire au cimetière. Il y avait eu des visites, des fleurs, des poèmes Maldororant, des escape games et des murder parties, des tags et des graffs… il fallait agir, maintenant que les médias régionaux, soucieux des réseaux sociaux, s’intéressaient à son cas. Il en allait de l’honneur de Sauveterre, a fait savoir le maire. C’est à cette occasion qu’on a découvert que le héros du jour avait joué les filles l’air : dans le caveau, point d’Émile. La télé a fait comme si, mais le secret s’est vite éventé. La chasse au cercueil était ouverte et bientôt les alentours de la villa Sang Noir se sont mis à ressembler à une taupinière sur la lune. Mais il était profond, le Gaboriau. Profond et dans un cercueil en plomb. Sa dernière intrigue aura mis tout le monde sur les dents pendant deux décennies.
Nouvelle Médiathèque
Malaise dans la civilisation
Il y a un angle mort. Elle s’avançait dans les allées, le sol sous ses pas élastiques mou comme une éponge, le regard ébloui par les baies vitrées. Pas facile de lui donner un âge — la lumière sur son front — mais les mains disent 65. Au moment où elle est entrée dans l’angle mort, un petit môme à gros yeux fixait la webcam de son poste avec une insistance si pénible qu’elle aurait déconcentré n’importe qui. Une seconde plus tard, la bibliothécaire était étendue de tout son long à la lettre F. La bibliothécaire ! C’est la bibliothécaire qui a fait un malaise ! La directrice de la médiathèque s’est encore mordu l’intérieur de la lèvre supérieure, parce que simultanément inquiétude — pas déjà ! — coup de vieux — ça fait quoi ? Dix-sept ans qu’elle a fait son stage de documentaliste sous sa houlette, à cheval entre l’ancienne bibliothèque et le CDI du Collège Léopold Dussaigne — amertume — on ne l’appellera jamais la bibliothécaire parce qu’elle dirige la nouvelle médiathèque. Médiathécaire ?… Moustiquaire à brouiller les ondes télévisuelles ? — . « Vous voulez que j’appelle les pompiers ? » lui demande le jeune type barbu qui l’a prévenue du malaise. « Parce que je n’ai pas de téléphone portable… » Il est couvert de poils de chien « … mais je sais faire le 15 sur un fixe ». Il sourit gentiment, pas le genre à laisser son chien crever de soif dans une bagnole en plein soleil… Le gosse n’a pas bougé d’un cil après l’angle mort de la vieille. Pendant que les pompiers insistent pour l’emmener se faire examiner au CHU, qui est si moderne… un hôpital qui n’a même pas de nom… lentement, les gros yeux de poisson-chat glissent de la webcam à la caméra de sécurité. Trois fois de suite. Un sourire plein de dents et de trous à l’écran, et ce petit sournois file se cacher. Dans l’angle mort. Derrière son ordinateur, à 700 m de là, qui a l’air d’un gros malin ? On a dit : le point de rencontre et le parking. Tout le reste, c’est du risque. Mourir d’ennui aussi, c’est dangereux. Avant de couper la connexion, comment manquer le barbu du chien portant un verre d’eau sussucrée à la directrice, visiblement choquée ? .
Les jeunes rêvent accessible. Trois cartons de Jours de France sur le trottoir du jour des poubelles. Des choses qui s’achètent tout de suite, sans magasin, sans essayage en cabine, sans vendeur, sans monnaie. Pas de Haute-Couture qu’ils ne pourront jamais s’offrir. Pas de rêve de rêve. Tout ce qui est hors de portée de la main, ça n’a plus d’intérêt et ils gobent que le monde est à un clic et qu’il ne coûte qu’un euro par mois. À ce prix, ils croient à de la drogue douce, et ils sont contents de ne pas pouvoir s’arrêter, de ne pas décoller de là. Mais il ne faut pas lui faire, même avec ses vieux yeux, elle sait encore discerner le bois de chauffage de l’amourette. Combien de fois, du temps de l’ancienne bibliothèque a-t-elle récupéré des gamins défoncés dans les petits cabinets exigus, avec des veines-fleuves charriant de la merde pire que la Seugne pendant la grande crue de 43 ? Une fois elle avait même dû démolir la porte avec les outils du jardinier, tellement ça geignait la mort, là-dedans… Elle a choisi son camp depuis longtemps, retranchée dans les rayons de livres, même si en se promenant dans les étages en mezzanine de la nouvelle médiathèque, elle est prise d’un vertige. Comment lire dans toute cette lumière ? On dirait une salle de shoot. Comment lire sans un minimum d’intimité pendant l’acte ? Et en même temps, comment a-t-on pu renoncer à la filiation des fiches de prêt avec les noms des prédécesseurs, la date d’emprunt et de retour… ? À elles seules, elles constituaient une République des Lettres. Avec quelle émotion on pouvait tracer, sur plus de 30 années parfois, la chaîne solide des lecteurs et des lectrices d’un même volume ! Des amoureux qui se suivaient de près, des parents et leurs enfants devenus grands assez pour emprunter au rayon des adultes, de parfaits inconnus, unis en fraternité sur le petit bristol tamponné comme un passeport de globe-trotter. Dans la nouvelle médiathèque tout est neuf. Même les livres. Ceux de l’ancienne bibliothèque sont partis chez les bouquinistes ou au CDI du Collège Léopold Dussaigne. Par un concours de circonstances tout administratif, elle avait durant quelques mois occupé simultanément les deux postes : au CDI dès le matin, elle profitait de la pause déjeuner pour venir ouvrir la bibliothèque du parc, qu’elle laissait en accès libre jusqu’à la fin des cours, pour finalement y assurer la permanence du soir. Vous n’avez pas peur de laisser tout ouvert, comme ça ? Vous ne pensez pas qu’il pourrait arriver quelque chose ? Avec la faune qui va et vient dans le parc — Elle imaginait un renard et un cerf attablés dans la salle d’étude et le sanglier fouinant les rayonnages de la lettre G. — Sans compter la proximité de la M.J.C… — l’autre maison de maître du parc, convertie à la jeunesse après la guerre, où ça bricolait du hip-hop et du théâtre pauvre — Et puis, je ne devrais pas vous le dire, la promiscuité du foyer des immigrés… — Avant de devenir l’annexe de la Kommandatur, les deux maisons du parc avaient abrité des fuyards en transit. La galerie souterraine qui les reliait encore, elle était la dernière vivante à le connaître. Enfin, c’était l’histoire que se racontaient les gosses quand le cours de hip-hop était annulé et qu’ils traînaient d’un banc à l’autre sous les grands cèdres. On pourrait voler, vous savez comment sont les gens ? Elle répondait avec un sourire immuable et dangereux : « Ce serait merveilleux, un monde où on volerait des livres… ». Une fois, on lui avait volé un livre. Elle s’en souvenait très bien. Elle l’avait laissé sur le comptoir en retournant à Léopold Dussaigne. L’Usage de la Parole de Nathalie Sarraute. Elle avait pensé à un admirateur inconnu, ou à un mutique. Un souvenir cher à son cœur. Prière d’observer le silence. Pris dans l’obscurité bienveillante de la salle de lecture d’avant. Les persiennes closes en été pour garder le frais, les carreaux fréquemment lavés en hiver pour laisser passer le plus de jour possible. Il y avait tout à faire, là-bas. Dans la nouvelle médiathèque, on ne s’occupe pas de ça. Il y a une telle fréquentation que le silence n’est plus de mise. Le silence n’est pas cool. On s’aperçoit tout de suite qu’elle est tombée dans les pommes. Les pompiers ne vont pas tarder : les accès sécurité à la nouvelle médiathèque ont été très bien pensés.
Transactions
Un mal qui saute au ventre et y reste accroché par la mâchoire provoquant une morsure très aiguë et trois rendez-vous consécutifs chez le docteur Ledoux. Symptômes et conséquences pour la petite Samy. Dans la salle d’attente se trouvaient toujours un ou deux malades aux fraises pour s’indigner de ce qu’elle passait devant tout le monde, pour la plus grande gêne de sa mère, qui n’arrangeait rien en tirant nerveusement sur son foulard à motifs d’oiseaux. Le père de la petite Samy, rompu à l’exercice, cachait sa gêne avec un sourire de fierté respectable. Quand ça mordait le matin, c’était sa mère qui l’accompagnait : elle faisait après-midi et soir à la maison de retraite. L’après-midi, si ça n’allait pas, c’était pour papa. Il faisait l’aube avec le camion vert et la fin de matinée avec le camion jaune, au grand dam des limonadiers-restaurateurs qui s’insurgeaient contre cette avalanche de décibels pile à l’heure de l’apéro contemplation à la Porte vieille, tandis que les hôteliers sur le pied de guerre s’opposaient férocement à toute modification des horaires de passages, brandissant leur coûteux double vitrage comme le rempart ultime et dérisoire qui peinait déjà à protéger leur clientèle de l’aube du camion vert. Au milieu de ces conflits d’intérêts régulièrement discutés au conseil municipal et devant un petit jaune, parce qu’on n’était pas sans humour à Sauveterre, le père de la petite Samy avait bien vite appris à garder ses distances, qu’il marquait assez nettement en ne buvant que de rares Picon-bière et en étant noir.
Dans la salle d’attente du docteur Ledoux, au grand soulagement de Samy, se trouvait toujours une âme charitable et au fait des nouvelles pour calmer les râleurs et les pinailleuses en expliquant la raison du passe-droit : c’est la gamine qui a la charge du livre. S’en suivaient des explications détaillées et fantaisistes qu’elle n’entendait pas, puisqu’elle était déjà à l’abri dans le Voltaire vert du cabinet, la grosse porte capitonnée bien close derrière elle et la bonne voix du docteur Ledoux comme un baume sur la morsure cruelle. La première visite avait coïncidé avec l’annonce de son élection à la charge du livre.
— Je ne vois pas pourquoi j’aurais mal d’avoir peur, puisque je n’ai pas peur : je suis fière et heureuse d’avoir été choisie.
La petite Samy était un brave petit soldat, ce n’était pas douteux. Cependant pour le docteur Ledoux, qui la recevait sur la recommandation de la bibliothécaire, il ne faisait pas un pli que sa bonne volonté craquait aux coutures. Il avait essayé en vieux singe de l’amadouer avec un médicament bonbon framboise, mais la gamine était coriace et elle l’avait édifié par la richesse de son vocabulaire et la netteté de sa diction des mots placebo et charlatan. Loin d’être offensé, le docteur Ledoux avait bien ri et exprimé son admiration avec enthousiasme à Samy, qui en avait eu les larmes, mais qui avait minoré poliment : c’était la base, vu qu’elle ambitionnait de devenir médecin elle-même. À l’école, on s’extasiait sur la petite Julie, bilingue en anglais, sur Simon qui connaissait l’allemand et un peu de danois, mais personne n’avait jamais trouvé remarquable la petite Samy, qui parlait couramment la langue du pays d’origine de son père et le dialecte de sa grand-mère en plus de son français truffé de trouvailles. Enfin, presque personne et c’est ce qui lui valait la charge du livre et un crocodile à son ventre. Devant le cas de la petite Samy, Ledoux avait dû redoubler d’inventivité. Le franc-parler de la gamine lui avait donné un coup de fouet dont le privait le formol de respectabilité dans lequel il s’était laissé conditionner, avec l’âge. Ça le sortait des transactions convenues des visites réglées d’une patientèle dont il connaissait tout l’arbre, et qui tenait sa gentillesse pour acquise depuis deux générations au moins, les curiosités de son cabinet et la petite phrase qui va bien, même quand ça sentait furieusement le sapin.
— Je pense que tu ne connais pas la peur, petite Samy. Et c’est là que le bât blesse. Pour une personne aussi savante, cette ignorance te plonge dans un doute douloureux. Alors au lieu de te donner un médicament, je vais te faire faire des analyses. Des analyses de chocottes, pour commencer.
Il lui avait passé Dix Petits Nègres. Elle l’avait lu à la lampe de poche en trois nuits. Trois nuits de trouille intense, sans monstre dans le placard, sans morsure. Mais l’échéance se rapprochant, il avait fallu augmenter les doses. Et affiner l’analyse. — Celui-là, il fait vraiment peur. Elle n’y voit rien. Elle ne peut pas parler ni bouger et lui, il rôde tout autour, mais en vrai c’est la mort qui rôde et l’assassin, ce n’est qu’un rien du tout, en comparaison. — Tu dirais qu’il fait plus ou moins peur que ta mission de demain ? — Beaucoup plus. Ma mission de demain ne fait pas peur. Elle illumine de fierté le visage de ma mère et auréole notre nom de gloire. — Tu t’es encore fait piquer ton goûter ? — Non. Ils me l’ont échangé. Contre un coup de pied. — Fais voir… — Ça ne se voit pas bien avec ma couleur. — C’est pas le visuel qui compte, Samy, c’est ta douleur. Ça fait mal ? — Moins que le chacal.
— Je croyais que c’était un crocodile. — Avant c’était un crocodile. Aujourd’hui, un chacal. — Tiens, prends des Pimm’s, je vais te mettre de la pommade qui chauffe. Heureusement que ça s’arrête demain, cette histoire, sinon il faudra te mettre à la boxe. — C’est parce que ça s’arrête demain que ça fait mal : après, il n’y aura plus la charge, rien que les problèmes. — Un jour après l’autre, petite Samy.
En partant, les patients avaient salué son père bien poliment et prodigué des encouragements sans intention de donner dans l’hypocrisie, sans s’apercevoir qu’ils faisaient semblant de donner de l’importance à quelque chose dont ils ne voyaient pas l’importance. Ils avaient été gentils. Ils lui avaient assuré qu’ils seraient là, demain, pour le grand jour.
Le lendemain, à midi pile, comme retentissait la sirène des pompiers, nombreux étaient ceux qui avaient joué le jeu. Les écriteaux se retournaient pour fermer jusqu’à 14 h, on avait prévenu les clients des terrasses que le service était suspendu pour trente minutes et profitant des us du marché du mercredi les rues du parcours avaient été fermées à la circulation. Les vieilles, qui scrutaient d’ordinaire planquées derrière leurs rideaux à troutrous, étaient penchées aux fenêtres et causaient au-dessus de la rue, tout étonnées de ces conversations inédites et bien loin du sec bonsoir des volets de la nuit. La directrice de la nouvelle médiathèque, depuis la veille enfermée à la bibliothèque avec la vieille collègue qui l’avait formée, pour échanger des secrets professionnels, s’était éclipsée par la porte de derrière quelques minutes avant l’arrivée de la petite Samy, empruntant un raccourci pour rejoindre le parvis du nouveau bâtiment où le personnel de la médiathèque s’affairait au vin d’honneur, avec la main des employés communaux et des bénévoles du Comité des Fêtes. Pour l’occasion elle avait échangé ses vêtements confortables contre un tailleur dont tout le monde saurait qu’il venait de chez Elle… toujours, puisque sa réplique en 36 se pavanait encore dans la vitrine. Fushia… son reflet ébouriffé se superposait à cette Louise Brooks sans yeux sous son impeccable coiffe de plastique : le mouvement que Fabienne de chez Sauvett’Hair lui avait donné en vitesse parachevait l’impression qu’elle était le miroir déformant de son double mannequin. Elle était fière et heureuse de devenir la première directrice de la nouvelle médiathèque, mais dans un monde situé par-delà la vitrine de Elle… loin, bien loin derrière l’arrière-boutique, il y avait une médiathèque historique, sans problème de fuite d’eau en sous-sol, ni mesquinerie architecturale de clocher, dont la directrice portait magnifiquement le fuchsia et n’avait jamais mal au ventre.
La petite Samy, de son côté, avait extorqué à sa voisine, qui l’employait fréquemment comme tête à coiffer vivante en préparation de son CAP, des oreilles d’ours, au désespoir de sa mère qui aurait aimé quelque chose de plus sobre, en accord avec la robe bleu marine qu’elle lui avait cousue à l’atelier couture Emmaüs du samedi. Pour une fois, Samy s’était entêtée des oreilles d’ours, sans avouer pourtant qu’elles lui permettraient de communiquer avec l’univers par la tête en cas de détresse.
Deux minutes avant la sirène, quelques gouttes de pluie se mirent à tomber sur la chaleur. Le vin d’honneur se réjouit de la marquise, fierté de l’architecte, qui donnait tout son contemporain à la nouvelle Médiathèque — qui n’était jamais que l’ancien couvent restructuré —, et qui protègerait la manifestation dans un équilibre apprécié d’utilité et d’esthétisme. Pour Samy, qui avait remarquablement bien tenu le coup jusque là, en dépit des morsures et des coups de vache de ses camarades, ces gouttes d’eau la débordèrent de panique. D’autorité, la bibliothécaire lui colla dans la main la poignée d’un grand parapluie jaune-Casanis et lui remit l’édition Pierre Boaistuau de l’Heptaméron de Marguerite de Navarre, trésor de la Bibliothèque de Sauveterre, avec l’Intégrale manuscrite des œuvres d’Émile Gaboriau. — C’est un livre. Pas un sucre. Va maintenant, ils t’attendent là-bas.
Samy serra le livre contre elle. Elle était petite. Elle était appliquée. — Vous ne venez pas ? — Non. J’ai d’autres chats à fouetter. Ne t’inquiète pas pour le livre. Ne t’inquiète pas pour toi. Vous êtes une diversion.
À ces mots, la morsure du fennec lâcha le ventre de Samy. Être l’une des dix versions de l’Heptaméron lui allait très bien : elle n’était pas vaniteuse pour deux sous. La tête pleine de chiffres, elle traversa la ville sous son parapluie jaune, le livre sur cœur et son ventre. À 12 h 30 pétantes on coupait le ruban, le service reprenait en terrasse, les vieilles retournaient à TF1, le livre était en majesté dans sa nouvelle vitrine sécurisée, le vin d’honneur pouvait commencer. La bibliothécaire se faufila entre les petits fours sur les coups de 13 h, avec un petit sourire que d’aucuns prirent pour de la fortitude. Loin des festivités, les livres de sa bibliothèque, triés et rangés dormaient paisiblement dans leurs caisses dans la confiante attente de leur résurrection aux étals des brocanteurs. Le docteur Ledoux trinquait avec les parents de la petite Samy en cherchant confusément quelque chose à leur proposer.
Villa Sang noir
Émile Gaboriau, le Sang noir de Sauveterre aimait son mystère et sa tranquillité, et puisqu’il avait échoué là, qu’il fallait bien vivre quelque part, il avait surpris tout le monde en venant déloger un beau troupeau de bœufs blancs à l’ombre d’un bois au sud de la ville pour s’y faire construire une maison de maître. Une maison de rêve, mais de ce genre de rêves un peu tordus qui sentait bien son post-romantique, c’est-à-dire une forme de maison de cauchemars, gothico-grandiloquente avec des petites tourelles, un pigeonnier et des ailes qui demeuraient entièrement inhabitées les trois quarts de l’année. Les trois quarts ou les deux tiers, en dehors de l’été et de la Toussaint où des Parisiens en mal de sensation et de santé venaient s’incruster chez lui pour jouer à des jeux de meurtres et boire le bon lait de la ferme d’à côté, seule voisine à l’époque avec les voies du chemin de fer, l’une et les autres à bonne distance du Manoir tout de même. Manoir tout de même ça faisait sa petite impression sur les maquignons du coin, qui se demandaient un peu quoi faire de cet illustre voisin qui écrivait des feuilletons terribles dans des journaux de la ville, la vraie, celle où on n’habitait pas, où on n’allait jamais, pas Sauveterre où ils étaient tranquilles dans ce coin de bois et de prés depuis des générations qui avaient à peine senti la révolution, où les hommes et les bêtes regardaient passer les trains avec le même œil étonné et placide. Placide, chez les hommes, ça n’avait pas duré pourtant : des lueurs de cupidité s’étaient allumées en même temps que l’électricité du manoir et les étincelles des roues en fer sur fer. De leur terre il y aurait autre chose à faire que labourer et brouter, qui l’eut cru ? Qui l’eut dit qu’en moins de deux guerres, tout ça aurait été vendu pour habitations laissant aux bœufs blancs la portion congrue de la verdure et des champs ? Des champs, il avait aussi fallu en lâcher pour faire la grande route vers Toulouse et plus fort que les marteaux des terrassiers sur les pavés, on avait entendu grincer les dents des paysans. C’est qu’elles étaient devenues bien longues avec le drôle de succès qu’avait apporté à leur coin cet original d’auteur et sa maison endormie dans l’élégant délabrement qui avait suivi sa mort prématurée. Dans un premier temps, les paysans avaient vendu, judicieusement et juteusement, quelques parcelles à d’autres snobs, tout en conservant le gros des terres. On en restait à ces quelques demeures élégantes, initialement très éloignées les unes des autres, et le paysage s’en trouvait bien. Mais l’avidité des propriétaires terriens et leur sens du vent, ont rempli, génération après génération, presque tous les espaces de petits pavillons. (…) Jusqu’au Tremblement : 5,9 pour Richter, 0 pour les pavillons. Pour les vénérables villas, dont la Sang Noir, match nul : délabrement stationnaire. À l’heure où je vous parle, comme il n’est plus question d’octroyer le moindre permis de construire dans ce secteur, une drôle de faune a pris possession des lieux. Des gens de tous âges, portés sur la décroissance, l’agriculture bio et la résistance à ce qu’ils appellent sérieusement la société de consommation, ainsi que des inventeurs de jeu GN, entre murder party et survivalisme et des hackers. Pour ces derniers, il n’est pas exclu qu’ils occupent la même place que le sanglier de Sauveterre : à cheval entre la légende urbaine et l’attraction locale.
Depuis que le code de la villa Sang noir a été craqué, le sud ne sert plus qu’aux dépaysements. Comme on a cessé de croire au progrès depuis que la perception du Temps/Aïôn est accessible au plus grand nombre, personne ne s’étonne plus de ce qu’un obscur écrivain de feuilleton policier du XIXe siècle ait pu mettre en place un dispositif aussi simple qu’efficace. Grâce aux amplis sensationnels, la puissance du portail est étendue aux prés voisins de la maison, ce qui permet évidemment à certains passagers clandestins d’embarquer en douce. À leurs risques et périls : si personne ne surveille leur corps-songeant dans l’herbe, il peut leur arriver toutes sortes de mésaventures allant du grotesque (métamorphose hallucinatoire au réveil) au tragique (métempsycose redistributive par éparpillement), sans parler plus trivialement des risques de vandalismes élémentaires, d’origine animalière ou humaine. La révélation du portail de Sang noir a jeté une lumière crue sur le mystérieux sanglier de Sauveterre. Il se trouve encore quelques panthéistes acosmiques furieux pour récuser la Démonstration de Lecok, qui tend à prouver que le fameux sanglier se dupliquait sans fin dans une anomalie de l’axe du sud, qui doublait la route du sud de plusieurs couloirs spatio-temporels, pour dire les choses un peu vite. Suite à l’apparition du portail, toutes les villas environnantes ont été démontées pierre par pierre de manière à ce qu’on puisse les reconstituer au sol en deux dimensions à partir de leurs propres matériaux, sans retrancher ni ajouter la moindre pierre, afin de déterminer si la roche a une quelconque influence positive sur les rêvoyages. Vue du ciel toute la partie sud de Sauveterre est tapissée de ces étranges puzzles blancs et verts. Dans le plan des chambres et des cuisines, des corps étendus donnent à l’ensemble un air de bas-relief, surtout au soir tombé, quand la lumière dorée de l’axe du sud se souvient du bref coucher de soleil pour de longues heures.
Dans certains espaces — le terme de lieu est inapproprié, trop de paramètres rentrants en ligne de compte n’étant pas stricto sensu géographiques) on peut trouver le sommeil parallèle propice aux voyages des Corps-songeant, plus communément appelé rêvoyages. Deux personnes côte à côte ou bien éloignées d’une distance indépendante de toute notion métrique peuvent se rencontrer dans un rêve partagé. Ces rencontres sont, à ce jour, intraçables. Il semble également impossible de faire volontairement intrusion dans l’une d’elles. Impossible de débarquer dans le moment de la rencontre comme une armée étrangère ou une cousine de province sans y avoir été préalablement ou simultanément invité. Ce terme, qui évoque les bristols du XIXe siècle, les événements envahissants les réseaux sociaux, les mailing listes, pourrait donner une idée inexacte du processus des rêvoyages. En tous cas, ce n’est pas avec ce genre d’invitation qu’on peut espérer participer à une rencontre entre Corps-songeant, et les arnaques fleurissent dans lesquelles tombent par milliers des gogos en mal de sensation, des âmes désespérées de la perte d’un proche ou encore d’insatiables cliqueurs et cliqueuses de tous âges. Pour qu’advienne la rencontre, la condition nécessaire et suffisante est le désir des personnes à se retrouver en présence les unes des autres. Voilà pourquoi le procédé reste alternatif et s’il intéresse au plus haut point le monde des affaires, il lui reste partiellement inaccessible. Le désir porte à la fois sur l’autre et sur le lieu où la rencontre doit se produire. L’élaboration du lieu est extrêmement délicate et nécessite une mémoire sensorielle pleine de vivacité et de fantaisie. La qualité même de l’air, de ce qui s’offre au regard et aux sens des Corps-songeant plus généralement, est fonction de leur désir et peut s’altérer en un rien de temps (les unités de mesure habituelles de durée sont invalides dans ce processus).
(…)
Afin d’optimiser les chances de retrouvailles lors des rêvoyages, il convient de se diriger vers un lieu commun aux deux personnes, idéalement fréquenté, sinon connu, à la même époque. Ce lieu ne peut cependant pas être celui du portail même : du fait des interférences, les risques de confusion et de brouille sont trop élevés. Le parasitage de l’image et du son — sans parler des autres sens convoqués — peuvent provoquer un sentiment d’usurpation d’identité pouvant friser le délire paranoïaque, et, des malentendus inextricables, au sens premier du terme. Il importe également que le lieu choisi soit calme, c’est à dire vide de personnes réelles (occupants éveillés), les interférences créées par leur présence, bien qu’inexplicable à ce jour, n’en demeurent pas moins dangereuses. C’est également le cas des lieux ayant radicalement changé de destination depuis la dernière visite en chair et en os des participant.es (redistribution des pièces avec modification du bâti, destruction pure et simple du bâtiment, coupes claires dans le cas d’une forêt).
Quand le Squat Sang noir a découvert le portail, les essais les plus concluants ont été soigneusement listés et appris par cœur par tous les membres, grâce à la technique Ad Herennium. Comme par un fait exprès, les rêvoyages les plus satisfaisants en termes de stabilité ont pris place dans des lieux extrêmement proches du SSN et familiers de leurs membres, soit par une connaissance personnelle (appartement de fonction du Lycée Jean Hypp, après rénovation, cabinet du docteur Ledoux, pavillons de l’Atlantide étêtés par la grande tempête), soit par un ouï-dire local très puissant (la cave à souterrains de l’ancienne bibliothèque).
Je consigne ici deux de ces essais. L’un provient d’un carnet retrouvé du Squat Sang noir, que je retranscris le plus fidèlement possible, en regrettant cependant d’être dans l’incapacité d’en conserver la calligraphie nette et nerveuse qui en dit plus long que tous les mots qu’elle a formés. Le second est la transcription d’un enregistrement obtenu auprès d’une personne fort désireuse de conserver l’anonymat et dont je ne saurais dire si elle a participé elle-même à ce rêvoyage, si elle était présente lorsqu’il s’est produit pour sécuriser la zone, ou encore si elle l’a appris par cœur d’un. e des membres du SSN. La forme, très parlée, s’éloigne beaucoup de la netteté scientifique des Carnets d’Essais, mais dans quelle mesure ne peut-on y voir une finasserie supplémentaire du SSNAugmenté pour brouiller les pistes ?
Environs
Ouest glissant
C’est pas parce qu’on a la plus grosse part qu’il y a la fève dedans, lui avait dit la sœur Blanchard, au sortir de chez le notaire. C’était de l’amertume qui avait tourné à la clairvoyance, comme un beurre rance qui se remettrait d’aplomb, quelque chose qui n’arrive jamais, sauf quand ça arrive dans les dents. Le père Blanchard, on aurait dit qu’il s’était fait bananer, et il n’y avait pas de quoi le prendre mal, parce que son domaine avait bel et bien la forme d’une banane, et qu’il était tout jaune. Rien n’y poussait là-bas, et c’était sec dès la mi-avril et triste comme le jour des cendres. Mais ça, c’était une grande et grosse banane de terre qui s’étalait sur tout le côté de la route de la mer. Le père Blanchard, lui, n’y avait jamais récolté en suffisance que les pissenlits et encore, il avait dû se délocaliser au cimetière pour les manger par la racine. Son seul legs pérenne avait été son nom et on disait encore chez Blanchard, quand on y allait, il y a pas plus de 3 ans de ça, dans la Zone. C’est qu’un des héritiers avait fini par damer son pion à la vieille Blanchard : il avait ramassé le pactole en vendant sa banane de propriété pour faire le Mac Donald et toute la zone commerciale. Enfin, ça lui payé l’EPADH. La chambre, pas l’établissement, à lui et à sa veuve. Le nom est resté et la zone est vraiment devenue la Zone, quand tout le commerce s’est dématérialisé en fumée. Plus personne de sain d’esprit n’y met les pieds aujourd’hui : on se fait livrer par des gonzes de la Zone, genre intérimaires pas regardant et pas regardés. Parce que dès que le centre commercial et toutes les grosses franchises environnantes se sont dépeuplés, les promoteurs ont trouvé sans trop de difficulté un moyen de se refaire : l’enterrement en terre Blanchard d’un gros paquet de déchets de la Centrale du Blayais.
Une grande et grosse banane de terre qui s’étale sur tout le côté de la route de la mer. L’herbe a séché une bonne fois pour toutes. Sans jamais plus reverdir, sans jamais plus disparaître non plus, sauf à devenir noire quand on y fout le feu, ou à cause du sang noir des profondeurs du sol. É Blan’ha, ceux qui vivent là-bas, É Blan’ha ne prononcent pas les chuintantes. Ils ont un palais autrement fait. La seule nourriture qui passe, c’est les doses de liquide semi-épais dans des briques individuelles en aluminium qu’on leur livre par camion spécial deux fois par mois. Comme la seule façon de se déplacer, dans la canicule qui règne sans ombre dix mois par an, consiste à sortir revêtu de combinaisons intégrales, elles aussi en aluminium, les habitants ont écopé du surnom d’Alus. Les Alus. À moins que ce ne soit à cause de l’illusion d’optique provoquée par les reflets étincelants de leur vêture, qui rayonnent d’éclairs sur deux kilomètres à la ronde. Une étrange fortune pousse pourtant dans cette misère étouffante : des fleurs, rouge orangé, qui semble l’explosion mousseuse de fleurs anciennes, comme on en voit dans les grimoires. Leur commerce et les immenses profits qu’il génère, en dépit de la dangerosité des pollens, explique seul les sacrifices immenses de ceux et celles qui persistent à travailler dans la Zone. Contraints par leur équipement à de fréquents arrêts au milieu des champs jaunes et noirs, où d’immenses dieux-chiens ont laissé les traces indélébiles de leur ébats, ils sont autant d’épouvantails inutiles sous ce ciel sans oiseau. Mais les enfants de l’Ouest savent distinguer laquelle de ces armures protège Antant », l’héroïne, et ils crient son nom en sillonnant l’air épais de leur cape, couverture de survie trouée, déchet d’une autre ère déjà.
Est
Les camions passent à fond sur le bout de Nationale qui délimite le quartier Est. On fait avec : le bar en bordure de route s’appelle La Secousse. Cent fois par jour les verres tintent, mais les étagères sont équipées de butoirs, avant ils se brisaient au sol. On peut rentrer la noire sans même effleurer le billard et le vieux flipper tilt tout seul à intervalles réguliers. Mais le bistrotier ponctue chaque transaction par : Tout baigne ! Et c’est vrai que dans ce coin là tout baigne dans l’eau, mais ça ne se mélange pas. Sur si peu de terrain, il ne faut pas confondre l’eau de la Seûle qui ne fait qu’y passer, les marais qui stagnent et les Caraïbes qui rapportent. C’est même la principale source de revenue de la bonne ville en matière de tourisme, et le petit train y file directement une fois expédiée les cartes postales historiques du centre-ville. L’eau thermale qui coule là-bas, c’est mieux qu’une rivière à pépites, et le Centre Balnéo/SPA/Loisirs des Caraïbes sort tout droit d’une science-fiction malmenée par les années 80, avec ses espaces-bulles, ses solariums et ses toboggans qui s’entortillent dans les airs avant de se réinjecter dans la structure mère. Après l’arrêt Caraïbes, le petit train rentre presque toujours vide. Dans ce cas Franck, le chauffeur, afin de se ménager une pause correcte avant son prochain chargement, coupe en douce par le parking du lycée Jean Hyp et la zone pavillonnaire dite Atlantide, en rapport avec l’assèchement du marais qui lui a permis d’émerger. On y nage en plein 60’s, ce qui a son petit charme pour ceux qui tapent la quarantaine. On balance entre hors-sol et pilotis là-bas, quelque chose d’une expérience abandonnée, comme un mikado oublié dans un grenier au milieu d’une partie. Pas sûr que tout baigne, tout flotte plutôt et se dégrade. Par un contrecoup étrange, l’ancien camping donne une impression de terre ferme. Ce serait difficile de tomber plus bas que le sol des tentes et c’est pour ça qu’on a laissé les gitans s’installer là. Un printemps sur deux leur terrain est rincé par une mauvaise crue de la Seûle, qui leur dégueule dessus plus de boue que les riverains ne le font en une année. Mais ils doivent avoir ça dans le sang de tenir tête aux emmerdements, alors ils se prennent un gros courage et ils recommencent à zéro, comme au Bangladesh. Reste qu’encore au début l’été chaque pas laisse une petite flaque. Mais pour rien au monde, croit-on, ils ne renonceraient au voisinage du marais, qui a les moustiques, les écologistes et les décharges sauvages, mais aussi la pêche à l’écrevisse et les passages secrets vers la sortie.
Depuis le Tremblement, on a fermé La Secousse et le bistrotier, reconverti chauffagiste se mord la langue chaque fois que lui vient un : Tout baigne ! Par ricochet, le Tremblement a provoqué un sacré mélange. Sur si peu de terrain, d’un coup, l’eau de la Seûle a débordé les marais et les Caraïbes se sont mises à fuir par tous les toboggans. L’eau thermale qui coule là-bas, c’est mieux qu’une rivière à pépites, alors on a vite colmaté les brèches des soucoupes du Centre Balnéo/SPA/Loisirs, et remis en sécurité les espaces-bulles, ses solariums et ses toboggans qui s’entortillent dans les airs avant de se réinjecter dans la structure mère. Plus question pour Franck, le chauffeur du petit train de couper en douce par le parking du lycée Jean Hyp et la zone pavillonnaire dite Atlantide (!), en rapport avec l’assèchement du marais qui lui a permis d’émerger. Pendant presque deux mois, tout le coin a baigné dans la vase, on se serait cru au camping municipal, où un printemps sur deux le terrain est rincé par une mauvaise crue de la Seûle, qui dégueule sur les Gitans plus de boue que les riverains ne le font en une année avec leurs paroles. D’ordinaire, à part une association et quelques personnes de bonne volonté, tout le monde s’en tamponne qu’ils pataugent, mais là, devant l’ampleur du sinistre, la mairie a décidé de prendre ses responsabilités : elle a fait procéder à l’évacuation des Romanos, pour les coller sur un parking dans la Zone et annoncé un prochain assèchement de tout le marais, sur fond d’ode à la salubrité. Et à toute chose malheur est bon : les écolos se sont mis sur le pied de guerre, trouvant enfin un terrain d’entente avec les Gitans et les bénévoles de l’association, pour protéger l’écosystème, la biodiversité et leurs fesses nomades. Les déchets nucléaires de la zone, ils les ont en travers et pour longtemps.
Le corps liquide de la Seûle sur le cadastre minéral dessine toujours un bras d’honneur qui saute aux visages. Et son nom, qu’on juge de mauvais augure, mais qu’on n’ose pas changer, puisqu’on n’ose plus rien changer, depuis que la décision a été prise de classer Secret Défense les éléments naturels encore en capacité de communiquer avec l’être humain, son nom qui râle, résonne trop longuement aux oreilles étrangères. Cependant, l’Éminence Scientifique s’est formellement opposée au projet grandiose de préservation de la Seûle par l’élévation de murs jusqu’au troisième étage de la stratosphère du néo-crétacé. Le risque serait trop grand, voulant amplifier l’infime écho des propos de la rivière, de le perdre définitivement à la faveur d’une malfaçon de l’ouvrage d’art — elles sont hélas si courantes —. On a dû également renoncer à l’éloignement total des riverains, mais il a été exigé par décret, dans un rayon de 300 m, de ne pas élever la voix au-dessus de 10 dB, ce qui correspond au bruit du vent dans les arbres qui ont pu être conservés. Décret applicable aux humains et aux oiseaux, en dépit d’une rébellion constante de cette dernière population à la moindre collaboration constructive avec l’espèce humaine. Malgré toutes ces mesures, en l’espace de cinquante ans, le seul murmure officiellement émis par la Seûle est un gémissement qui détraque systématiquement les capteurs, mais où certaines oreilles particulièrement exercées prétendent entendre les mots « évaporées » (au féminin pluriel) et « marais » (incertain).
Sur si peu de terrain, se confondent l’eau de la Seûle qui ne fait qu’y passer, les marais qui stagnent et les Caraïbes, vestige balnéaire. L’eau thermale qui coule là-bas, a durablement modifié non seulement la typologie des lieux, les us et coutumes des habitants, mais jusqu’à leur physionomie et leurs besoins naturels. On voit fréquemment apparaître sur le corps d’enfants nouveau-nés, des vertèbres supplémentaires au niveau du sacrum, mais, plus surprenant, des minéralisations de certains organes et de petits fossiles nichés sous l’épiderme. Ces modifications, qui lors leurs premières apparitions terrifiaient les parents et condamnaient les enfants, sont devenues tout à fait bénignes, voire souhaitables, depuis la Catastrophe. Les habitants de l’Est s’étant à cette occasion avérés capables de vivre seulement d’eau, et bien encore, leur physiologie mieux comprise s’est peu à peu vidée de toute nocivité et pour ainsi dire banalisée. Beaucoup on choisit de vivre plus conformément à leur nature et les maisons ont été décapitées de leurs toits, afin de permettre à leurs occupants de garder un contact quasi permanent avec les précipitations, les nuages et l’humidité qui se dégage de leur environnement naturel. Le projet Atlantide, de la même veine, porte sur la création de tout un quartier submersible, selon un calendrier intuitif répondant essentiellement au désir manifesté par les personnes les plus âgées et les tout petits enfants, dont la sensibilité exacerbée à l’élément liquide est un fabuleux baromètre. Le territoire Est se balance donc entre hors-sol et pilotis, comme un mikado oublié au milieu d’une partie dans une de ces petites piscines en plastique qu’on utilise pour désinfecter les voyageurs malencontreusement arrivés par l’Ouest. Les rues ont été remplacées avantageusement par des canaux, accueillant, de part et d’autre, une ligne d’eau réservée aux nageurs rapides et une voie centrale pour les véhicules. Rares sont les élèves du lycée Jean Hyppocampe qui ne développe pas de branchies embryonnaires. Il est regrettable de constater que cette mutation, si riche en éclats de joie et possibilités nouvelles se confronte encore aujourd’hui à un racisme récurrent de la par des habitants de l’Ouest (ce qui reste compréhensible compte tenu des conditions de vie très dures qui sont les leurs), mais plus tristement des sudistes, qu’on pourrait supposer, sans jeux de mots, plus ouverts d’esprit.
Points de fuite
Principes des Corps-songeants
J’ai observé strictement la consigne : je me suis perdu. e pour les perdre. Je ne me suis en aucune occasion écarté. e de plus d’un pas de côté de la voie, afin que jamais le parfum du vrai ne fasse défaut au corpus. Cependant, l’accumulation de ces erreurs volontaires nous auront emmené. es très loin… à moins que nous ne soyons revenu.es au point de départ. Là réside ma crainte : je ne suis plus en mesure de reconnaître la nature exacte de ce que je vais leur transmettre. Il m’est cependant impossible de sursoir plus avant. Le document vous parvient dans son intégralité : vous pourrez prendre les précautions nécessaires dans le cas où l’invention carambolerait la vérité, comme cela s’est produit lors de la remise du rapport de B.…
Conformément à la requête qui m’a été adressée le 6 septembre jour-monde, je vais tenter de faire ici un rapport détaillé de l’avancée des travaux d’analyse de l’ensemble des sources et documents relatifs aux Principes des Corps-songeants.
En préambule, il est de mon devoir de tempérer l’impression générale de progrès dans notre compréhension du processus, comme dans notre appréciation exacte du déroulé des évènements, qui semble se dégager de ce rapport. Trop nombreux sont les intérêts qui nous plongent dans l’incertitude et dans l’embarras : nous redoutons qu’à l’issue de la lecture de ce document par l’Académie du Probable et l’Éminence Scientifique, un vote trop favorable ne nous condamne paradoxalement à abandonner nos travaux, tout ou partie. Mais plus inquiétant encore, les pouvoirs quasi-illimités de la Censure des Regrets [3] mettent chaque jour en péril l’intégrité de la recherche, en menaçant les expert.es qui sont amené. es, par force, et non, est-il besoin de le rappeler, par esprit de sédition, à côtoyer au quotidien une matière où le monde ancien est constamment présent. Pour ce qui concerne la rédaction du document, nous avons privilégié, dans la mesure du possible et de nos connaissances, un classement chronologique. Je remercie par avance Votre Haute Autorité Collégiale pour l’attention portée à ces réserves préliminaires.
Principes des Corps-songeants/Inventaire convexe et concave au 21 septembre jour-monde du 40ème cycle.
Publications visibles du Professeur Walter Hesias
Alice A, Ed. Allia, 1989
Dans le Carnet dématérialisé du Docteur R. Dewhite (CdDD), la note suivante :
petit volume portant sur la période des soins à ma grand-mère et à son premier petit-fils. C’est une forme de récit morcelé, polyphonique où il est difficile de faire la part de l’étude de cas, de la poésie et du théâtre. De surcroît, il est traversé de part en part des notes intimes de la Chenille [4] sur sa mutation. En effet, c’est à la même période que les opérations et la médication nécessaires à son changement de sexe étaient les plus lourdes. Les effets secondaires du traitement nimbent les descriptions cliniques de la thérapie de ronds de fumée concentriques.
Le corpus Gabriella [5]
527 publications scientifiques dans des revues médicales spécialisées, pour une part en son nom propre, pour d’autres, sous différents avatars [6]. Pour l’essentiel, études de cas cliniques, mais dont l’approche laissait l’ensemble du Corps de l’Art extrêmement perplexe : il reste à ce jour impossible de savoir si les résultats brillants de ses méthodes à la marge (contesté. es aujourd’hui par l’Académie du Probable et l’Éminence Scientifique) représentaient une fin en soi ou un moyen pour le Professeur d’accéder à autre chose (argent, passage, cachette, information, savoir, expérience…). Dans cette somme, l’article I and my brother. Journal of Neurology, Neurosurgery and Psychiatry May 2001, est généralement considéré comme le premier pas vers la découverte des Corps-songeants. Cette théorie reste cependant douteuse : même si le cas clinique fait apparaître, sans équivoque possible, la première rencontre entre le Professeur Hesias et l’entourage élargi du docteur Dewhite, leur différence d’âge — le docteur Dewhite n’était même pas né — en fait surtout matière à littérature.
Différents recueils de poésie/REmuE.net
Impossible à détailler pour l’instant sans déchaîner la Censure des Regrets, qui a miné le site.
Publications invisibles du Professeur Hesias ou alias
21 saisons du Journal d’un mot (un mot par jour. Chaque jour. Un seul)
Cet ouvrage de poésie présentant un vocabulaire archaïsant est violemment stigmatisé par la Censure des Regrets. Il est pourtant impératif et urgent qu’il soit mémorisé par les agents des Brigades de Normalisation. Il est démontré que le vocabulaire du Journal d’un mot est un moyen de reconnaissance entre les pratiquant.es du rêvoyage et un outil de moquerie chez les dissident.es, qui s’amusent à lancer un de ses mots en l’air, chaque fois que leur anonymat est garanti dans une assemblée (soirée masquée, coupure de courant, extinction des feux…) tandis qu’un. e autre répondra par un autre mot de même provenance en vue d’établir un trait d’esprit. Rappelons que l’énigmatique théorie formulée par le Groupe Alias Initial, soutenant que l’ouvrage était en réalité un outil d’encryptage, n’a pas survécue à l’exil de ses membres.
Imago Un étrange guide de randonnée ultra-légère, sorte de remaniement des 36 Stratagèmes à l’intention des pèlerin. es des années 2020. Ce qui en fait implicitement un ouvrage para-militaire. [7]
Écrits-Traces de la Chenille
Nous sommes dans l’obligation scientifique d’acquérir tous les documents se proposant sous l’entrée Écrits-traces de la Chenille, afin de les authentifier : ces transactions ne pouvant s’effectuer que dans un cadre d’opacité légale où les termes ne sont jamais à notre convenance, les consulter préalablement à l’achat est impossible. Ce budget est régulièrement critiqué par la Cour des Crédits, qui n’a pas la moindre idée de ce à quoi il est consacré, du fait de même de son opacité. En dépit de nos efforts, nous ne possédons à ce jour aucun document matériel ou dématérialisé appartenant à la catégorie des Écrits-traces. Le CdDD apporte néanmoins la preuve formelle qu’ils ont existé Il est impératif que des missionné. es de terrain poursuivent cette quête. Cette pratique serait moins coûteuse et plus prolixe en renseignements fiables que les dégradantes transactions à l’aveugle auxquelles nous sommes contraint.es de nous livrer actuellement.
CdDD
Je rappelle que ce carnet est encore en élaboration dans les Abysses. Ses ramifications et leur retentissement sont observés 24/7 jours-monde par une équipe dédiée. Cette observation ne nous a pas permis ce jour de localiser l’auteur avec précision. Depuis peu de sérieuses interrogations pèsent sur la stricte paternité de R. Dewhite pour ces écrits. [8] En effet, il semble plausible que ce carnet dématérialisé soit alimenté par de nombreuses contributions extérieures. Cette thèse expliquerait en partie notre incapacité à localiser l’auteur. Ce système de relais est également susceptible de nous leurrer sur l’étendue de la propagation de la pandémie du Sang Noir (ce qui concerne, au premier chef, les Brigades de Normalisation, et dans un second temps les décrypteurs-anatomistes : la multiplication des membres leur fournissant potentiellement davantage de sujets d’étude), mais également sur la longévité des rêvoyageur. euses. En dépit de toutes ces inconnues, il importe de rappeler que le CdDD demeure une mine de renseignements, qui ont permis d’éviter, et ce à de nombreuses reprises, des crises majeures pour nos financeurs.
Les Carnets de R. Dewhite
Le classement de cette somme est des plus complexes. Nombre de ces carnets [9] ont d’abord été pris pour des écrits-traces de la Chenille, mais depuis deux ans, nous avons la certitude que R. Dewhite est l’auteur de récits fictifs mettant en scène le quotidien de la Chenille en fuite [10], soi-disant pour se distraire. Ce qui nous apparaît comme un subterfuge assez grossier. Cependant, l’équipe constituée sous le nom de I and my brother, qui s’attache plus particulièrement aux questions d’ubiquité dans le cadre des Corps-songeants, insiste pour que soit pris en compte une étrange familiarité avec certains faits alors inconnus de lui, dans ses carnets [11]. Ces considérations restent à relativiser : les techniques de réécriture et d’augmentation perpétuelles de ses propres carnets par l’auteur — ajoutées à l’encre tout à fait singulière utilisée pour leur rédaction — en rendant la datation des coïncidences extrêmement hasardeuse. Enfin, R.Dewhite consacre une partie non négligeable de ses Carnets [12] à son enfance. Ils forment un récit complémentaire à Alice A. [13], sans permettre toutefois d’authentifier les faits présentés par le Professeur Hélias, ni d’établir précisément la succession des faits, ni même la liste des personnes présentes. En effet, le style extrêmement particulier dans lequel sont rédigés ces passages nous donne à penser qu’ils sont des retranscriptions de rêves, ou de séances d’auto-hypnose [14]. L’allégation de la Critique des Regrets qui voit là une forme de poésie ne peut être retenue. Par contre, la confrontation des sources en notre possession relatives à l’enfance de Dewhite nous a révélée que le Carnet 1 ne peut être qu’un plagiat. S’il renferme l’évocation d’un retour à la maison natale, il ne peut s’agir de celui de Dewhite. Cette découverte nous oblige à porter un regard nouveau sur l’ensemble des Carnets et par extension sur ce que recouvre le terme et le concept d’enfance pour l’auteur.
Les carnets de voyages
Presque intégralement dessinés, ils sont la source la plus fiable que nous puissions, à l’heure actuelle, mettre en correspondance avec l’élaboration des Principes des Corps-songeants. Pour ces carnets, les pistes de recherche se limitent à une alternative : soit ils sont des aide-mémoire pour les rêvoyages, soit des souvenirs. L’équipe constituée sous le nom de Point de Fuite, responsable de l’évaluation et de l’étude de ces carnets, insiste sur la possibilité de rêvoyage à l’intérieur même d’un dessin. Cette théorie est appuyée par la Fraction Sauveterre, pour qui les domaines propices aux rêvoyures/retrouvailles ne seraient pas uniquement des lieux géographiquement connus des voyageur.euses [15], mais également des « utopies littéraires ». Une des expertes de la Fraction Sauveterre avait poussé l’hypothèse jusqu’à soutenir qu’une figure de style pourrait accueillir un rêvoyage [16]. Cette théorie met évidemment la Fraction Sauveterre en délicatesse avec la Censure des Regrets et il nous est impossible de dire si elle sera encore active à l’heure où vous lirez ce rapport, et si, conséquemment, les Points de Fuite persisteront dans leur propos.
Les archives du Squat Sang Noir (SSN)
Le cadastre
Grâce à ce document les géologues et les acousticien.nes de la Fraction Sauveterre ont fait de considérables progrès dans la compréhension de l’élection de la Villa Sang Noir pour la découverte et l’expérimentation empirique du rêvoyage [17], mais la menace constante d’une saisie de ce document et de tous les travaux connexes par La Censure du Regret rend l’atmosphère de leur laboratoire difficilement respirable et occasionne de nombreux accidents. Littéralement, il semble que les archives du SSN réagissent mal à l’angoisse de l’équipe qui les étudie : leur papier s’effrite ou moisit, épaississant l’air au point de contraindre les expert.es à travailler masqué. es, puisque les images de reproduction sont systématiquement surexposées et, par conséquent, inutilisables… Quant aux séances de médiations préconisées en pareilles circonstances par le SSN lui-même, elles sont impossibles à mettre en place sous l’épée de Damoclès de la Censure des Regrets.
Les interviews
Nombreuses et peu fiables, elles s’apparentent à des récits cryptés pour égarer le lecteur. Leur audition laissent un sentiment d’amusement très déstabilisant pour les équipes qui les ont ouvertes. Ne perdons pas de vue que ces interviews restent des sources à risque de contamination majeur. Le personnel manque, en nombre et en qualification, pour analyser une pareille somme.
En conclusion, trois questions cruciales pour notre pénétration des Principes des Corps-songeant et leur utilisation par nos financeurs restent en suspens :
La première concerne la nature de la relation entre Sacha et R. Dewhite : fraternelle ou fictionnelle ? Et le cas échéant, doit-on envisager l’équation Sacha Dewhite = R. Dewhite ? Dans cette occurrence, qui était le deuxième patient du Professeur Hesias dans le cas dit « Alice A » ?
La seconde interrogation est relative aux Évaporées du marais : Ce recueil disparu est constamment évoqué dans les interviews, ainsi que dans certains Carnets. Bien qu’il fasse référence à des faits très largement antérieurs aux Corps-songeants et qu’il soit entaché des pires références du Monde ancien (magie, métempsycose, conversation avec les défunts…), sa récurrence et ses similitudes sémantiques avec les rêvoyages, ne peuvent être ignorées. Bien que cela nous déplaise, les pionnier.es en matière de Corps-songeants vivaient dans la marge des livres et se considéraient eux-mêmes comme des esprits poétiques. Visiter les impasses qui nous sont proposées pourrait à terme donner les meilleurs résultats.
La troisième question porte sur les plagiats mémoriels de Dewhite dans ces carnets. Nous émettons l’hypothèse qu’il ne s’agit pas d’ajouts fictionnels, mais bel et bien d’emprunts à d’autres membres du mouvement. Doit-on y voir une forme d’hommage pour ceux et celles qui tendent à disparaître du monde visible ? Un genre de cannibalisme ? Une perpétuation ou une assimilation ? L’apparition de ces détournements dans le CdDD nous donne à penser qu’ils sont acceptés par l’ensemble des membres fantômes. Mais le but, lui, nous échappe.
1 l’écriture manuscrite s’interrompt abruptement, comme s’il avait été dérangé.
2 Le deuxième témoin fait ici allusion à Dominique Kalifa, spécialiste de l’histoire du crime et de ses représentations au XIXe siècle et premier XXe siècle. Mais on voit clairement une légère confusion avec le califat et les organisations dhijadistes, que les fréquents déplacements du chercheur à Sauveterre et les deux thèses réalisées sous sa tutelle par des doctorants pourtant bien implantés sur le territoire n’ont pas réussi à dissiper complètement auprès d’une certaine partie de la population. Ce malentendu a largement contribué, au désespoir du principal intéressé, à la situation dramatique dans laquelle le Squat Sang noir a dû être évacué.
3 Depuis la parution de ce rapport le nom Censure des Regrets a été changé en Investigation du Regret.
4 Surnom dont la communauté médicale affuble le Professeur Hesias dès son internat, et qu’il semble revendiquer. Le Docteur Dewhite lui préfère parfois par le terme de Grand D’ombre. Cf Annuaire des Avatars
5 Le corpus est nommé d’après le dernier article identifié retrouvé à ce jour
6 Pilar Carter, Schöne Hilde, Yves Lejeune C. Laguenille… dans 6 ou 7 langues européennes, indifféremment féminins et masculins.
7 À l’heure où je reprends ces lignes, vieilles déjà de deux lustres, il m’apparaît de plus en plus clairement qu’Imago n’est pas le nom d’un volume, mais du volume de l’entièreté des écrits de la Chenille. Intuition plus qu’hypothèse, cependant… in CdDD
8 Une réflexion est un cours sur une autre dénomination de l’objet.
9 Carnets 2 à 6, 8 à 10, 13 et 14, 20,23, 27 et la série dite Cardinale
10 cf CdDD : Entre deux visites sur ses traces, ces vacances absurdes à l’aveuglette dans des trous, en province, ou dans les pays qui sont la province du centre monde, j’écrivais comment il y vivait, ce qu’il y avait vécu, pour m’en débarrasser, pour que cette vie, minuscule, planquée qu’il avait mené ici ou là, c’était sûr, dans un but qui souvent m’échappait complètement et d’autre fois partiellement, mais en sachant toujours que je ne voyais pas le grand tableau, comme lorsqu’on assiste à une éclipse de lune, en sachant toujours qu’il y avait des coulisses, des tiroirs secrets, des prologues, à ses intentions, quelque part, j’écrivais pour que cette vie se sépare de la mienne, fasse encore une différence, quitte ma pensée, un instant, pour me débarrasser de ses ramifications vivaces qui, je le croyais dur comme fer, envahissaient mon esprit et mon corps et puisaient dans sa substance pour croître. J’écrivais ses moindres journées, ses instants, ses repas, sa solitude et ses illuminations, minutieusement, jusqu’à ce que j’aie compris, dans des circonstances intimement déroutantes, que jamais il n’avait envahi mon esprit et mon corps, que jamais il ne m’avait privé de mon temps et de ma matière, mais, tout à rebours, combien il m’avait augmenté, combien ses ramifications en leur vivacité prolongeaient mon corps et mon esprit dans l’espace et dans le temps. Tout ma vie avait été placée sous le signe d’un très grand amour, inédit et méconnaissable, mais oui, quel autre mot ? Un très grand amour. Le jour où je l’ai compris, j’ai cessé d’écrire ses journées, ses manquements, ses blancs et ses doutes, ses absences, son mystère et ses cachotteries pour les… (interruption de la note.)
11 Le Syndrome Vert émeraude Très framboise, ainsi nommé d’après la description de l’appartement de Sauveterre dans lequel la Chenille s’est caché. e de nombreux mois et que R.Dewhite décrit dans le Carnet 42
12 1,18, 21,22, 32 et 44
13 Cf Publications visibles du Professeur Walter Hesias. Paragraphe 1 section 1
14 Ce style est familièrement désigné par l’auteur comme « le parler du petit gnou ».
15 Comme par un fait exprès, les rêvoyages les plus satisfaisants en terme de stabilité ont pris place dans des lieux extrêmement proches du SSN et familiers de leurs membres, soit par une connaissance personnelle (Appartement de fonction du Lycée Jean Hypp, après rénovation, cabinet du Docteur Ledoux, pavillons de l’Atlantide étêtés par la grande tempête), soit par un ouï-dire local très puissant (la cave à souterrains de l’ancienne bibliothèque). In Principes des Corps-songeant/Le Cas du Squat Sang Noir/Notes préliminaires et vrac
16 Certain.es expert.es de la Fraction avaient poussé l’hypothèse jusqu’à soutenir qu’une figure de style pourrait accueillir un rêvoyage. Ces extrémistes ont été isolé. es.
17 Le SSN se délectait de l’homonymie avec une agence de voyages localisée à Sauveterre dans les années 90. Ce détail nous donne une mesure de la pratique de l’humour au sein du mouvement
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