CARNET DES JOURS SUIVANTS 801 à ...
- Emmanuelle Cordoliani
- 26 avr.
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 7 heures

J’essayai de me rappeler pourquoi elle était là, comment elle m’avait imposé cette visite, pris connaissance de mon adresse, su que je l’attendrais du moment où elle en avait formulé le projet. Mais de nos conversations ne me revenaient que mes propres paroles, mes histoires, mes petits arrangements avec la vérité ou ma soudaine franchise. Tout avait disparu de ce qu’elle avait pu me dire au fil des mois derniers, depuis notre rencontre dans un dîner où elle était arrivée avec un retard spectaculaire et une bonne humeur qui le rendait amusant, jusqu’au moment où j’avais vu la lame dans sa main gauche. À part cette formule tant que nous sursauterons, nous surseoirons, entêtante à présent à la manière des comptines qui remonte de l’enfance leur poids d’inexplicable (botte pleine de vase, coffre au trésor, poisson d’or), il ne me restait rien. Et encore cette bribe commença-t-elle une mutation vers une autre : aux quatre coins du lit, des bouquets de pervenche, sitôt que je m’en fis la réflexion. La suite m’échappait et m’effrayait tel un monstre familier promis au prochain carrefour du rêve, m’effrayait bien davantage que la lame ne l’avait fait quand elle l’avait dépliée. Je ne savais rien de ce qu’elle allait en faire. Ce qui inquiétait en elle refusait toujours de prendre corps, de dire son nom. Au dîner, l’hôte l’avait présentée en disant qu’elle était dangereuse pour l’âme. Elle avait ri et tous les convives avec elle. Son rire large, qui soulignait la pompe de l’avertissement, je me le rappelai soudain. Elle leva ses yeux vers moi : l’avant-dernier bouton de nacre venait de tomber.
Pour conserver une bonne prise, sa main remonta, froissant les pans séparés dans sa paume et son poing serré prit appui au-dessus de mon nombril, avant d’entreprendre le deuxième bouton. Je ne sentis pas ses bagues, elle ne les portait pas ce jour-là, je le remarquais seulement. Je sentais l’à plat du corps des phalanges et aucun poinçon pour griffer ou trouer la peau. Je la vis chez elle, où je n’avais jamais mis les pieds, les retirant l’un après l’autre, mouillant de sa salive la plus lourde, celle du majeur qui aurait résisté. Je la vis depuis son miroir, apercevant encore derrière son épaule et son visage attentif à reposer chaque bague dans l’ordre de ses doigts comme de minuscules chaussures à l’entrée d’un temple, un morceau de son lit parfaitement tendu. Le son inouï des frottements de la lame sur le tissu, de la cisaille délicate du tranchant me rappelèrent au procès en cours. Il tournait à la hauteur de mon oreille à la manière d’un insecte en promenade sous les arbres et je redoutais qu’il s’y glisse sans être certain que ce ne fut pas déjà fait, que le son soit cloîtré là pour que toujours je puisse m’en pénétrer, le convoquant à l’envi ou suivant son caprice. Je fermai les yeux à demi. Je crus qu’elle fredonnait, qu’elle murmurait quelque chose qui n’était qu’une de consonnes. Quand le deuxième bouton céda, je sentis distinctement le souffle d’une parole sur ma peau dénudée et son souffle me fit l’effet d’un courant d’air dans la moiteur irrespirable où nous étions plongés et je me pris à attendre avec une hâte effrénée la prochaine étape, comme si j’avais porté un corset qu’elle ouvrait aux ciseaux, ainsi qu’on voit faire dans les blocs opératoires d’urgence et cette seule image suffit à ouvrir le long de ma colonne une coulée froide et délicieuse.
Je ne regardai pas d’abord. Toutes les odeurs explosaient dans l’épaisseur de l’air. Les fruits avancés dans la coupe, le basilic malingre au bord de l’évier, la chimie de lessive des draps et mes nuits difficiles, l’humidité fossile de la serviette sur la tête de lit, le cuir du vieux cartable affalé dans la poussière du tapis, les pages sucrées des vieux livres, nos sueurs pâles, son parfum vert mêlé à celui du miel artificiel pris dans le poids de ses cheveux, tout cela entacha soudain les murs, le sol saturant l’air que nous respirions à peine, d’ocelles phosphorescents. Je voulais me laisser aller au vertige, m’allonger, fixer le plafond maculé de lumières. Mais elle ne lâcha pas le pan de ma chemise et je restai assis au bord du lit qui tanguait. Elle avait posé la lame à plat sur le tissu. Elle lui fit remonter la gorge jusqu’à la butée du pied étroit du bouton de nacre. Elle l’entama dans un lent va-et-vient, comme avec un archet. Quand il ne tint plus que par un fil, elle tira plus fermement sur le bas de la chemise, pour en venir à bout sans percer l’étoffe, sans écorcher la peau, sans pénétrer la chair. Le bouton glissa. Il en restait quatre. Son geste était si sûr que je regrettai déjà de ne pas porter mon col fermé.
Je m’étonne encore aujourd’hui de ne pas avoir eu peur. Le silence des oiseaux, l’immobilité de l’air, la sueur qui collait ma chemise à ma poitrine et brillait sur son front annonçaient l’orage, l’orage qui nous délivrerait et que la ville attendait depuis trois jours. Je reconnus le couteau : je l’avais vu quelquefois déjà. Il sortait de sa poche pour peler une pomme ou couper de la ficelle. Elle le prêtait volontiers, avertissant toujours : « Il est aiguisé ». Elle le tenait dans la main gauche, et mon cerveau s’affola de ne jamais avoir remarqué qu’elle soit gauchère. Les images défilèrent, je me souvenais de la façon dont ses robes tournaient avec elle quand elle se déplaçait, de son pas, du retard de son sourire comme si en parlant elle était occupée à penser autre chose… pas de ses mains ni d’aucune action les impliquant, et plus je cherchais, plus affluaient des souvenirs précis dont aucun ne me renseignait. Elle s’était approchée. Elle s’accroupit lentement, la lame au bout de son bras. Elle posa la main droite sur mon ventre, pour se stabiliser, pensai-je d’abord, mais dans un geste continu, elle tira sur ma chemise pour la dégager de mon pantalon. Elle la tint tendue par le bas et après avoir levé un instant son visage vers moi, elle entreprit de couper le premier bouton.
La curiosité l’emporta. L’emporta sur la honte, l’emporta sur tout. Voilà ce que je crus fermement alors. Mais je ne dirais plus cela aujourd’hui. J’imagine que si j’écris ce souvenir, c’est avec l’espoir de découvrir ce que j’ai à présent à en dire. J’arrangeai le couvre-lit et j’allai ouvrir la porte. La lumière du couloir était éteinte. Nous restâmes comme deux ombres dans l’embrasure de la porte. Par bonheur, toutes les banalités qui me venaient moururent instantanément sur mes lèvres. Mon souffle était devenu si paresseux qu’il ne pouvait plus porter le moindre mot. Elle ne parlait pas non plus. Un calme lourd comme un ciel violet nous tenait sur le seuil. Je pensai à ces quelques minutes d’éclipse totale de Soleil que j’avais vécues, enfant, dans un grand champ aux abords de la ferme de mes grands-parents, en Normandie. La stupéfaction des bêtes, la lumière inconnue… J’allai l’inviter à ne pas rester là, quand elle bascula vers l’intérieur. L’entrée était d’une exiguïté ridicule et je me plaquai contre le mur pour lui céder le passage. Sa robe me frôlant me fit l’effet d’une gifle retenue. La porte refermée, je m’y adossai : le calme avait disparu et j’eus peur de me trouver mal. Elle s’était appuyée à la petite table, dans le contre-jour. Nous ressemblions à deux marins par gros temps. J’entendis son sourire plus que je ne le vis, avec ce petit soupir amusé. J’allai m’asseoir sur le lit avec des genoux de coton, lui laissant ainsi l’usage de la seule chaise correcte. Elle resta debout et posant son sac sur mes papiers, elle en sortit un couteau à lame replié.
Elle est venue à la fin du jour. Il avait fait chaud. Le soleil donnait encore suffisamment à travers les persiennes. Je n’allumai aucune lampe afin de préserver une petite fraîcheur. Elle a donné un seul coup sur la porte et si léger que j’aurais pu ne pas l’entendre, si je n’avais pas été aux aguets depuis des heures, des jours, depuis l’annonce de la possibilité de cette visite. Elle avait été remise tant de fois : tant que nous sursauterons, nous surseoirons. J’avais sursauté et le battement de mon cœur s’est suspendu un instant, persuadé qu’elle l’avait perçu derrière la porte et qu’elle s’apprêtait à tourner bride. Mais aucun bruit de ses talons ne vint confirmer cette crainte. Au contraire, il régnait un silence peu habituel dans le long couloir du septième étage. La circulation était déviée de la rue, barrée depuis des jours pour des travaux dantesques laissés en plan à chaque pont de mai et par la fenêtre entrouverte, passait une rumeur de moteurs, de chants d’oiseaux et de radio oubliée sur un balcon inférieur. Je retraversais une fois de plus la honte du quartier, de la rue, de la montée d’escalier, du palier et de mon minuscule appartement, que j’avais jouée en boucle en attendant sa venue. Il était trop tard, je le savais, et pourtant, le temps d’un battement de paupière, je la fis disparaître, m’imaginant mort. Ne pas répondre. Je savais qu’elle n’insisterait pas.
Sans le savoir, des nuits entières, nous marchâmes, l’un vers l’autre. À peine close la paupière du monde, vêtus tantôt de grands manteaux fourrés, tantôt de simples chemises laissant voir tout de notre carnation pâle, de notre désir, de nos secrets, nous nous engouffrâmes dans la forêt à la recherche de l’illusion d’une approche, d’un frisson, de l’autre. Nos os furent parfois gelés dans cette transe qui nous joua depuis l’instant où nous nous étions aperçus au midi d’un mot, mais notre peau souvent nous brûla au cœur de la nuit d’hiver, nous obligeant à quitter le lit, la maison, la ville, à chercher comme des bêtes égarées par l’incendie, un étang, un souffle, une ombre sous la lune, nuit après nuit. Nous fûmes de plus en plus rapides à nous mettre en chemin, sans que jamais la distance entre nous ne diminuât. Nous flairâmes, oui, cela arriva, une trace de notre passage, nous manquant de quelques instants, mais ce seuil frôlé, nous l’ignorâmes. Nous marchâmes sans le savoir, démunis, hasardés, effarés et libres tout autant de ne pouvoir rien emporter de connu, de familier, de théorique avec nous qui ne fut sitôt défait par les cailloux invisibles et coupants des sentiers, par les croix des carrefours, par la soif implacable de nous boire. Notre ignorance de ce qui advenait, nous grisa d’abord, mais bien davantage celle de la présence à quelques pas de là de l’autre que nous appelions sans y croire. Nuit après nuit, tant que dura le printemps, le vert des arbres nous parvint en aiguillées pleines à travers l’obscurité. De ne rien voir, et surtout pas l’autre dont nous étions irrémédiablement blessés, nos sens s’avivèrent, au point que la forêt tout entière nous entra dans le corps et dans l’âme par l’oreille et les narines, par la peau, spongieuse comme les mousses. L’un vers l’autre, nous marchâmes des nuits entières, et le jour venu, nous nous croisions sans prononcer un mot, sûrs de l’innocence de l’autre, de la solitude parfaite des courses nocturnes, des bois noirs du rêve qui devint, à force, souple comme cuir dans nos mains fiévreuses. Des nuits entières nous marchâmes l’un vers l’autre sans le savoir. Ces battues sans pareilles nous laissèrent exsangues, épouvantablement satisfaits et insatiables pourtant, et nous attendîmes le soir avec des impatiences de jeunes épousées, de fumeurs d’opium, de femmes de marins le regard perdu tout le jour sur cet unique horizon : la nuit, la nuit aux sentiers entrelacés, aux lacs pleins de lunes, aux arbres marqués de l’odeur qui, seule, nous rassasia en augmentant d’autant notre appétit.
Le gars hésite franchement devant le divorce. La chose lui faisait envie, mais le nom, apparu ensuite, le rebute, l’inquiète même et il recule un peu devant la vitrine. D’ailleurs, c’est la vendeuse qui seule le prononcera : Un divorce ? Il se balancera encore un peu d’un pied sir l’autre dans ses grosses chaussures de chantiers, avant de dire à regret : Non, un Salambo.
Nous jouons (à) la mobilisation générale de 1914. Les cantinières lisent l’avis, perchées sur une estrade. Tous les hommes se lèvent et les écoutent. Ils se tiennent dos au public. Elles demandent leurs nom et prénoms. Ils s’en amusent d’abord, répondent par des alias amusants ou bien par leur propre prénom et nom. J’arrête la répétition. Je leur signale qu’ils ne répondent pas à la question qui leur est posée : le nom d’abord, suivi des prénoms. Tout bascule alors, et ils se font prendre comme des bleus par l’atmosphère tragique qui est montée d’un coup, comme une brume, du sol soudain humide.
Porter au fil des années
Le même parfum
Offre l’occasion
D’être une maison de vacances
Un coffre qu’on ouvre
Sans plus savoir ce qu’il contient.
En vous étreignant,
Les connaissances au long cours
Embrassent soudain leur passé,
Ressurgi en brassées de fleurs
Parfois, entêtantes,
D’autres, vénéneuses
Ou, les pires, douces.
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