CARNET DES JOURS SUIVANTS 801 à ...
- Emmanuelle Cordoliani
- 26 avr.
- 38 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 6 heures

L’été sur la plage d’écriture.
Je me dis que je te respecte, que je te connais, mais tu es mort et je fais de toi ce que je veux. Ce que je peux. Les larmes sont enfin venues, presque. Quelqu’un qu’on a connu vivant, comment faire pour toujours le connaître quand il est mort ?
Je suis repassée frôler ta mort ce matin. C’est pratique que tu l’aies assignée à résidence. J’ai fait un long détour pour m’en approcher, la contourner, la dépasser. Ça m’a donné le temps de penser à toi, à nous et à moi maintenant qui te pédale autour, ce qui t’aurait bien fait rigoler, mais j’ai pensé trop tard à cette formulation pour te la soumettre de ton gai vivant. Tu aurais fait un bon vieux de la vieille et en qualité, comme en quantité, je crains qu’ils ne viennent à manquer. Tu me manques déjà, mais je sais encore où te trouver. Pour ta mort, elle flotte aussi dans le quartier de l’hôpital, dans ces chaussures blanches ajourées que je fais ressemeler et recoudre avec une obstination pathétique parce que tu m’as dit qu’elles te plaisaient à un moment où tu aurais pu renoncer à être l’arbitre des élégances, dans ce parfum que je ne porte plus, dans la couleur des citrons.
D’un ton peu amène, elle me demanda si quelque chose n’allait pas. Eh bien… Elle venait de chausser des lunettes qui, combinées à l’ensemble de ce décor ergonomique lui donnait un air de médecin. Tout à trac, elle me demanda si j’avais des allergies. La question comme sa gravité me prirent complètement au dépourvu. Je bafouillais : alimentaires ? Elle haussa les sourcils et me lança un regard perplexe par-dessus ses montures, avant de préciser : cutanées ou respiratoires ? Je grattais mon sourcil gauche en quête d’une bonne réponse, ce geste a le don d’exaspérer mon entourage. Je dis que non, bien que ce ne fut pas tout à fait exact et je me mis à redouter qu’elle me fît me dévêtir pour m’examiner plus à loisir. Un silence s’installa, au cours duquel elle me considéra longuement. Je finis par demander si je devais me dévêtir. Elle toussa, à moins qu’elle n’ait réprimé un rire. Elle m’assura que cela ne serait pas nécessaire. Elle me regarda d’un œil neuf. Aux éclats de la fontaine se joignaient les petits coups de sable d’une pendule moderne posée sur une étagère en contreplaqué. Je tentais à nouveau de rompre le silence qui me pesait en sortant de mon sac mon invitation, que je posai sur le bureau. Elle m’interrogea du regard, ostensiblement intriguée. Je précisai que c’était mon invitation pour la séquence. Elle formula une série de oui, allant presque jusqu’à les chantonner, et enfin elle me demanda ce que je voulais qu’elle en fasse : puisque j’étais là, il était évident que j’en avais une. Elle tenait à préciser, pour que tout soit bien clair entre nous que cela ne tenait pas lieu de paiement. Ma confusion était à son comble et je m’enquis à l’emporte-pièce, de savoir si elle acceptait la carte bleue. Après un temps de réflexion, elle dit assez nettement : pas en deçà d’une certaine somme. Mais nous verrions cela à l’issue de la consultation. À ce mot, je crus à un malentendu, mais déjà elle enchaînait sur la question de mes préférences. Là encore, je tentai de rabattre la question sur le champ alimentaire, mais elle soupira, exigeant un peu plus de sérieux. Je me ressaisis tout à fait en lui demandant si elle voulait bien parler de préférences sexuelles. Après tout, j’en avais vu d’autres que ce petit bout de femme intransigeant. Non, me dit-elle, mais semble que vous le vouliez. Puis elle sourit en ajoutant : vocales, les préférences. Homme ? Femme ? Je dis : femme. Intérieur ? Extérieur ? J’hésitais. Elle conclut : ce sera les deux. Elle sortit d’un tiroir un bloc de prescriptions dont elle biffa l’en-tête avant d’écrire une adresse en majuscules soignées. Relevant la tête d’un coup, elle exigea le paiement pour me donner le papier qu’elle avait plié en quatre. Devant mon hésitation, elle me désigna un petit cadre posé à l’extrémité du bureau sur lequel était écrit : un euro à chaque fois. Je ne l’avais pas vu. Personne ne le voit, dit-elle en écho à mon étonnement. Je dus faire le fond de mes poches pour arriver à la somme en petite monnaie. Elle fit main basse comme un croupier et glissa le carré de papier dans ma direction. Avant d’en ôter les doigts, elle me regarda dans le blanc des yeux et ajouta que je ne devais pas revenir. Les objections se bousculaient dans ma tête, mais je pris une bonne inspiration et posai mon doigt sur l’invitation. Je ne voulais pas sortir sans en avoir le cœur net : C’est bien vous ? demandai-je en pointant le nom imprimé en gras. Cette fois-ci, elle rit franchement : Pas du tout.
À mesure que l’attente se prolongeait, je devenais mieux conscient du bruit de l’eau au-dehors et dès lors, elle s’adoucit. J’ai dû dormir quelques minutes, car en ouvrant les yeux, les visages avaient changé autour de moi. Un seul restait familier et il fut immédiatement appelé par un s’il vous plaît clairement adressé depuis l’embrasure de la porte. Il se leva promptement et disparut presque une demi-heure avant de ressortir d’un pas pressé sans prendre la peine de nous saluer. Je n’avais toujours pas vu l’hôte, mais, à la voix, je savais déjà que c’était une femme et qu’elle fumait. Rien ne me garantissait dans l’invitation que j’avais reçue de rencontrer la maîtresse d’œuvre. Si ses travaux jouissaient d’une certaine réputation, je n’avais rien trouvé de probant sur son apparence et je crus tout d’abord qu’elle accueillait elle-même dans ce bureau, et que comme ceux qui m’avaient précédé, j’allais bénéficier d’environ trente minutes de tête-à-tête dès qu’elle m’aurait prié d’entrer. J’en étais là dans mes calculs, espérant qu’en raison de mon âge et de mon profil, je l’intéresserais davantage que le gamin et que mon temps en serait rallongé, quand elle passa la tête par l’embrasure de la porte et me fit signe de la suivre. C’était une petite femme râblée et terriblement énergique. Elle me fit asseoir d’un geste et prit place dans un grand fauteuil à roulettes. Le long bureau qui nous séparait n’avait pas plus de poésie et, entièrement vide sauf pour un stylo bille, il me parut tout à fait déplacé. Là encore, je m’étais attendu à autre chose, à quelque chose d’ancien, de nervuré, de presque vivant, sa table de travail… J’en étais pour mes frais. La déception cause toujours chez moi un léger dégoût, une fatigue qui s’additionnait à celle du voyage effectué dans la précipitation, puisque l’invitation n’était valable qu’un jour. Le coût du billet de train avait grevé mon budget et je regrettais par avance le séjour à Porto qu’il m’aurait sinon permis…
Une fois franchies les trois marches du perron, on arrivait dans un étroit vestibule terminé en escalier vers les étages. Le cabinet se trouvait à main gauche et à droite, une petite salle d’attente où j’hésitai un instant à prendre place. Je ne m’attendais pas à y trouver qui que ce soit. C’est alors que je m’aperçus que je m’étais attendu à quelque chose, alors que j’avais cru entreprendre ce périple le plus naïvement du monde. J’y restai presque une heure et demie avant d’être reçu. Au début, en voyant les gens qui étaient là avant moi entrer les uns après les autres dans le cabinet, j’éprouvais un profond agacement. J’avais fait, moi, un long voyage pour arriver jusque-là, or il semblait évident que les autres, soit touristes, soit autochtones, résidant sur place, aurait dû me laisser la préséance. Les gens parlaient à voix basse et, la fatigue aidant, je me trouvai à penser que j’étais le sujet de ces messes basses. Il faisait par ailleurs extrêmement chaud, le soleil donnait à plein par les hautes fenêtres et le sol craqua affreusement quand je déplaçais ma chaise pour un coin moins exposé. Il y avait là un tout jeune homme d’une douzaine d’années, accompagné par ses parents. Je me réjouis de le voir fort sage, après un trajet en train pénible en compagnie d’une meute d’enfants en partance pour la colonie. À bien l’observer, je compris qu’il s’agissait d’autre chose : il était spectaculairement concentré et quand on vint enfin les chercher, il poussa un petit cri de joie, comme d’un oiseau et sa mère s’excusa en disant que c’était son cadeau d’anniversaire. J’avais moi aussi reçu mon billet en cadeau et je fus un long temps froissé qu’une aussi jeune personne puisse être gratifiée du même présent. Le peu que j’en savais me donnait à penser que c’était tout à fait déplacé, mais il entrait là avec ses parents qui saurait probablement borner la proposition, ou tout au moins exiger des assurances.
À l’adresse qu’on m’avait indiquée, il y avait un écrivain public. Le bureau en rez-de-chaussée donnait sur une des places de ce gros village. J’en avais traversé trois depuis l’arrêt où le chauffeur de car m’avait conseillé de descendre. La première pouvait à peine porter ce nom, on eût dit plutôt que les maisons s’étaient soudain écartées dans une même rue pour respirer plus à l’aise. Les volets, de couleurs vives autrefois, étaient passés par les hivers impitoyables. Il y avait une halle couverte sur la deuxième place, où des marchés traditionnels devaient avoir lieu une ou deux fois la semaine, mais quand je la longeais en tâchant de profiter de l’ombre d’après-midi, une vente d’un tout autre type s’y déroulait. On avait entreposé là des meubles et des bibelots anciens, à la manière d’une brocante, mais personne n’y déambulait. De gros canapés, des fauteuils à oreilles en velours râpé, des chaises de pailles et des tables hautes, basses, rondes ou ovales étaient occupés par une petite assemblée silencieuse tandis qu’au milieu de la halle une violoncelliste jouait comme pour elle seule. La troisième place était déserte et sans ombre aucune. Le gros débit d’une fontaine sise en son milieu donnait l’illusion d’une fraîcheur, démentie par un grand chat noir étendu en plein soleil et de petits lézards immobiles indifférents aux bruits qui éclaboussaient les façades claires. Ce récit est anormal : je n’ai d’ordinaire aucune mémoire. Mais de nombreux détails me sont revenus en rêve au fil des mois qui ont suivi le moment.
Nadine est catégorique : en ce qui concerne l’âge de la retraite, le bonheur est dans le pré. Roland lui caresse la joue, il tient, lui, que le bonheur est dans l’après : le retour de leur couple à plein-temps n’a pas été d’abord une mince affaire, et Nadine alors ne faisant pas tant la fière.
Parfois l’actualité déborde, comme les égouts, les lavabos. S’il ne s’agissait que de l’actualité mondiale, on se ferait une raison compte tenu des intérêts en jeu. Mais il est troublant de constater que chaque petit verre d’eau y va de sa tempête de boue. Heureusement, la petite cuillère de la fiction est un outil fiable pour écoper les larmes de ras-le-bol qui ruissellent à l’intérieur des gens de bonne volonté en milieu académique.
Une céramique hexagonale d’un bleu Klein, épaisse d’un demi-centimètre, traversé par un fin élastique orange noué de part et d’autre pour la maintenir au poignet. Les profs du lycée d’en face, avec qui nous fêtons deux ans de collaboration, nous ont apporté des cadeaux. Des « petits » cadeaux. Je n’ose pas dire ma pensée, je l’écris ici et offrirai à mon tour le livre qui la contiendra : il est attaché à la droite ligne des bracelets brésiliens de l’adolescence et de ceux fabriqués en scoubidou à la chaîne pendant l’enfance. Un bracelet d’amitié. Celle qui me le donne ignore que j’ai écrit, dans le cadre d’un atelier semblable à celui qui réunit nos élèves depuis deux ans, le monologue La Ceinture d’amitié. Elle ne sait pas non plus que grâce au leur cadeau, le monde se rappelle à ce qu’il est chaque fois que mon regard croise mon poignet: bleu comme une orange. Encore moins que c’est dorénavant la couleur de mon poids nié, peut-être, mais beau et joyeux.
Elle m’a dit : Cette nuit, j’ai rêvé. J’étais huchée sur une haute chaise, très loin du sol pour tout voir d’un seul coup d’œil. Soudain tu étais là, juste en dessous de moi. Tu avais escaladé les barreaux pour me rejoindre. Je t’ai dit que tout était changé entre nous à présent. Tu as eu l’air chagriné un instant et puis tu étais plus près encore, ta tête tout contre la mienne, nos profils comme les deux moitiés d’un visage inattendu et parfait. Tu m’as dit : « J’écris des vers à la manière de Dimna ». Et j’ai compris que tu le faisais dans le parc, pour te désennuyer. Je ne savais pas que tu écrivais des poèmes, mais je n’en étais pas surprise, non plus que de ta douceur et de la franchise de ton amour. J’ai pris ta tête entre mes bras, tu as griffé mon dos pour mon plaisir. Quand notre étreinte s’est défaite, le sol s’était éloigné davantage et ma haute position m’a paru vertigineuse. Tu me regardais en souriant et tu m’as tenue jusqu’à ce que je retrouve l’équilibre. Accoutumée, je suis restée en haut. Je l’écoutais et j’entendais « fini entre nous » au lieu de « changé » et je mesurais mon chagrin de ce que sans le savoir, j’avais perdu. Mais je ne dis rien : il n’y a que dans ses rêves que je parle.
Elle a ajouté : Au réveil de ce rêve de toi, je n’étais pas désemparée comme d’autres fois, rien ne s’était perdu qui manque. Le rêve bouclait une boucle que j’ignore, mais il me laissait sans tristesse et sans crainte. Il se poursuit dans des questions bienheureuses :
Devrais-je moi écrire des vers à la manière de Kalila ?
Est-ce la sagesse qui éloigne le sol et donne le vertige ?
Ce parc, n’est-ce pas la nuit même ?
Pendant plusieurs mois, il trouve dans sa boîte aux lettres en billet de train à date fixe pour Rouen. Il n’est absolument pas disponible quand le premier apparaît au milieu du courrier. D’ailleurs, il n’a rien à faire dans cette ville. Il pense d’abord à une erreur, avant de constater que le billet est à son nom. Décontenancé un instant, il oublie vite cette drôle d’affaire, le courrier contenant également la facture d’électricité et un faire-part de décès bordé de noir. Un billet semblable se présente à lui deux mois plus tard, à la veille des vacances d’été. Mais il faut attendre le troisième, déposé à la Toussaint, pour qu’il ait la sensation d’être envahi.
Il y a une gaieté charmante dans sa confidence. D’abord parce qu’elle touche à la joie enfantine du pipi-caca, ensuite parce qu’il sait que loin de m’en offusquer, j’en comprendrai la portée. Il m’avoue donc, avec un sourire de petit diable, que mon livre est aux cabinets. Je ne peux qu’être d’accord avec son argumentaire : la brièveté et la variété des paragraphes en font techniquement une lecture parfaite pour ce haut lieu d’intimité et de solitude. Il est juste que la relative nudité de qui écrit un journal rencontre la relative nudité de son lectorat. Il est également possible que je me déleste ici de ce qui ne m’est plus d’utilité, mais qui pourrait cependant s’avérer fertilisant ailleurs. Plus trivialement, j’ai passé un ou deux étés avec les Éclaireurs de France et il en faut davantage pour choquer ma sensibilité. Et puis, depuis que Henri Miller a posé là son petit volume, qui pourrait prendre mal d’être lu aux cabinets ?
Nadine a quelque chose de pointu dans le regard quand elle précise : nous ne sommes pas « retraités », nous sommes « à la retraite » comme on est « à la manœuvre ». Et Roland d’ajouter en opinant du chef : nous sommes « retraitants ».
L’Hellène vise juste qui veut
Le cœur, les yeux et la langue d’un songe
Pour continuer à mentir le jour
Elle m’a dit : Cette nuit, j’ai rêvé. Tu étais là, comme la dernière fois, dans les transports en commun. Un car ou un bus. Un tramway. La lumière du jour à chaque fois. Une place au fond. Pas d’autres passagers ou alors floutés, sans importance. Mais cette fois-ci tu étais en face de moi et non plus à ma droite. Sûr et tranquille. Ta chemise claire ouverte sur ton maillot blanc et moi aussi, je portais du blanc, je me souviens de ma petite manche quand mon bras se tendait, torse, vers toi. L’épaule trop haute, une branche d’olivier noueuse terminée en main dans un geste d’éloquence. Je pouvais tout te dire, enfin. Farouche et soulagée. Mais je ne t’apprenais rien. Tu m’as dit : « Cette nuit entre nous a déjà eu lieu ». Et je m’en souvenais tout à coup. Tout me revenait de ton amour, de ta chair, de la joie. Je l’écoutais sans oser quitter des yeux le fond de mon verre et je croyais être allongé sur le dos à ses côtés tandis qu’elle rêvait à moi.Elle a ajouté : La nuit de ce rêve, je ne l’oublierai plus, je sais quand elle se trouve : à la campagne, dans une chambre d’amis, pas loin d’un pré où des gens dansaient jusqu’à deux heures du matin. C’est une nuit précise dans un calendrier, alors que le rêve s’estompe et ne me laisse que quelques mots à quoi l’arrimer.
Transports en commun.
Une place au fond.
Je ne t’apprends rien.
Déjà eu lieu.
Ton innocence m’intéressera
Quand elle ne ressemblera plus
À aucune autre, mais à l’innocence
Ton innocence m'intéressera
Quand sans plus t’orner
Elle aura tourné à l’état sauvage
Ton innocence m'intéressera
Quand j’y croirai comme à un dieu
Priapique dans une forêt vierge
Ton innocence m'intéressera
Quand elle sera revenue
De sa lente révolution
Autour de ce que tu appelles
Le bien et le mal
Partager quelque chose à quelqu’un, je n’arrive pas à m’y faire. La disparation de « avec » qui nous asseyait si facilement côte à côte sur un banc, qui faisait de tout partage un premier goûter, me laisse bancale. Chaque fois qu’on « me partage » ceci ou cela, j’ai l’impression que c’est moi qu’on fractionne… Il en va tout autrement avec le bavardage. Bavarder quelque chose à quelqu’un me va très bien, c’est aussi charmant et doux qu’une « ânerie ». Ainsi Hugo dans sa correspondance : « Je t’envoie tous ces détails qui vous feront plaisir, en attendant que je vous les bavarde moi-même ». On peut aussi se bavarder comme des pies, parler entre soi, c’est fort joli.
Toutes les extensions du mot « bavardage » demeurent frappées du même sceau, « péjoratif », dans le dictionnaire. Pourtant, être en mesure de s’exprimer longuement ou indiscrètement par d’autres moyens que la parole (écrit, pensée, signes extérieurs) ou bien encore de s’exprimer abondamment ou indiscrètement dans un langage qui lui est propre me semble des talents enviables, dignes des Privilèges dont Stendhal dresse la liste dans le livre qui porte ce titre. On peut penser que cette mauvaise réputation tient davantage aux adverbes accolés au bavardage (longuement, indiscrètement, abondamment…), mais comme on l’apprend à la petite école : « l’adverbe souvent — ment ». Quant à l’interprétation misogyne des Frères Goncourt de ce que je place plutôt du côté d’une forme de vitalité (Les femmes ont le bavardage des larmes, Journal, 1855, p. 210), ou la théorisation hasardeuse du jeu de l’acteur par Stendhal (L’enflure est le défaut général de nos acteurs ; je crois que cela peut venir en partie du bavardage éternel des pièces de Racine et de Voltaire. Là où il fallait deux mots, il y a dix vers ; … Stendhal, Journal, t. 1, 1801-18, p. 119), il est difficile aujourd’hui de les considérer autrement qu’en pièces de musée.
Une fois réunis, les objets vibrent
Sur une fréquence qui nous échappe
Dans leur bavardage berceur
S'est trouvée une paix durable
Dans la cuisine primordiale
Les Titans et les Tupperwares
Subissaient, dociles
La loi du joli napperon
Les mythologies familiales
Font, font, font un somme au salon
À l’ombre de l’écran total
Toute ressemblance…
Tout remettre en place
Espérer voir encore l’aigle
Pour partir en proie
Je me demande si tu tiens
Pour que je ne sois pas abandonnée
À mon sort antique
Il est toujours possible de garder
Et de se délier d'une même chose
À la condition d'une bonne place
Même au sommet de la montagne
Ma piraterie
Faisait provisions
Ne m'oublie pas ne m'oublie pas
Je ne t'oublie pas
Comme je respire
Le passé simple
Des fils nus
Le monde à portée
Avec une hâte inquiète
Je m'en vais retrouver le soir
De Miss Harriet l'ariette
Où confine le désespoir
À cache-montagnes
Enfant je jouais
Avec la brume et mes paupières
Au cours du séjour
Ce moment apparaît toujours
Où tu dors pendant que je lis
Un court passage du recueil
Qui s’intitule « Le Pardon »
Une cloche sonne
La lumière porte des ombres
D’oiseaux et de fleurs
Sur une petite Piéta
Derrière elle, la Vénus sans bras
Veille depuis la nuit des temps
Ta main glisse et pend dans le vide
Je suspends ma lecture et ce poème
À ton insu tes doigts comptent des 3
Des 5, pianotent le rythme des vers
Que j’écris sur toi.
J’aime la neige. Elle m’aime en retour. Elle offre la chute moelleuse, la mort douce et peint sur le paysage la réalité d’un autre, qui s’amuserait de nous tous, ici-bas dans sa grande main. J’aimais cette neige qui nous gardait là. Nous n’avancerions plus jusqu’au matin. Par souci d’économie, la seule lumière qui demeura était celle de la lune. Nous n’avions pas échangé trois mots. Bonsoir, peut-être, au moment où il prit place à mes côtés pour ce voyage en suspens. J’avais remarqué le blond cendré de ses cheveux, cette nuance sombre dans le clair, si rare dans ce pays. Plus tard, il m’avait demandé si sa montre indiquait l’heure juste, hochant la tête pour ne pas faire entendre que je n’étais pas d’ici, j’avais vu ses yeux à grandes paupières. Il se tenait tout contre l’iris, collé à la fenêtre de son regard dont les vitres tremblaient au lieu de s’embuer, sous l’intensité de son souffle. Et je me demandai : « quand il dort, cet homme, est-ce que leur vibration cesse ou s’intensifie, se libère ? », avant de ne plus y penser.
Le train s’arrêta net. Personne ne sembla y prêter attention. Un vague soupir derrière un journal, un autre, ronflé peut-être, du nœud d’un corps ensommeillé près de la porte du compartiment. Et puis le sien, profond, soulagé presque, sans qu’elle quittât un instant des yeux le paysage soudain figé. On pouvait la regarder à loisir, comme la neige qui tombait sans discontinuer. La promiscuité des compartiments en bannit toute gêne dans d’aussi longs voyages. L’inconfort des méchantes banquettes, l’exiguïté renforcée par les bagages d’hiver et les gros vêtements, le vent coulis qui ne fait pas prier chaque fois que la porte s’ouvre, tout cela contribue pratiquement à ce que les passagers se serrent les coudes. Aucun de nous ne débutait dans cet exercice. Nous savions prendre le mal en patience, reformulant à intervalles réguliers notre position, jamais longtemps meilleure. Elle seule semblait presque immobile, n’était la vivacité de ses cils et les reflets de ses cheveux. Je me laissai capturer par cette image immuable à chacun de mes retours entre sommeil et rêve, divagation et ennui, sommeil et chute, perdition et naufrage…
Ces voyages sont sans retour. La vie aux yeux ouverts, une peau déjà sèche qui tient encore ça et là par des points d’habitude, une écorce morte dont les veinures protègent encore, donnant le change du vêtu au grand jour, tandis que nous sommes disparus, un dernier rempart diaphane qui promet de tomber en lambeaux jaunes au premier vent un peu fort et qui ne tromperait pas longtemps un regard avisé, s’il existait. Mais qui pourrait nous voir qui ne soit pas, à notre image, en train d’arpenter la nuit, même en plein midi ? Et alors ses regards seraient tournés en dedans et non point scrutateurs, n’ayant plus de temps, plus d’air, plus de feu à donner au simulacre des journées. Pour qui marche dans ses nuits, il n’y a plus d’aguets ailleurs que dans la nuit. Il n’y eut bientôt plus d’histoire, plus de souvenirs, plus d’archive : cela n’avait jamais commencé, nous avions toujours marché l’un vers l’autre sans le savoir dans les nuits. Nous confondions alors le sommeil et la mort. On ne sait comment, nous nous réveillâmes, les yeux rapides sous nos paupières, pour ne plus jamais nous endormir à nos songes.
De ne rien voir, et surtout pas l’autre dont nous étions irrémédiablement blessés, nos sens s’avivèrent, au point que la forêt tout entière nous entra dans le corps et dans l’âme par l’oreille et les narines, par la peau, spongieuse comme les mousses. Ce qui changea n’avait finalement plus rien à voir avec notre travail, notre entourage, nos convictions, notre localisation sur une carte ou un globe, nos goûts, notre personnalité, le récit bien rodé de notre histoire, nos plaisirs organisés, nos croyances. Ce qui, naguère, nous eut heurtés, occupés comme un pays, une armée, révoltés, emplis de rage brouillonne et d’ambitions belliqueuses devint un écho vague. Ceux que nous étions, en un clin d’œil, eurent disparu de la circulation. En leur place, nous sommes. D’abord il fallut l’ondoiement des prés sous le soleil changeant, l’immobilité des pierres dans les quatre saisons d’un cours d’eau, le silence de la neige, pour nous figer, nous absorber, nous comprendre, nous ôtant la vue pour ne nous laisser que la vision et nous ramener, comme des bêtes égarées à la nuit en plein jour… et que reprenne la marche tandis que le sac de notre apparence, oublié sur un banc, contre le parapet d’un pont, près d’une vitre glacée, suffisait à donner le change de notre présence, comme un traversin sous les draps. À présent, le ravissement nous guette à la moindre herbe entrevue, dans l’ombre malade des arbres de la ville, dès la brusquerie d’une averse. Ainsi enlevés, soulevés, épris, nous sommes devenus la nuit, la marche, l’autre.
Je n’ai aucun souvenir du trajet jusqu’à la chambre d’amis de l’appartement de ma sœur. Dans « l’autre bout du monde », c’était déjà le matin, la ville cuisinait dans les rues, criait par les bouches des enfants sur le chemin de l’école, roulait des vélos et des voitures coréennes dans les nids de poule. De l’anesthésie de ces derniers mois, il ne restait plus que la nostalgie irritée du manque. J’étais assis sur le lit, le catalogue ouvert sur mes genoux. J’essayai vainement de mettre de l’ordre dans ce qui me restait de la soirée. Ses yeux aux paupières sombres. Les gens qui l’entouraient, parasites, de pique-assiette et de badauds attirés là par la lumière. Des amis aussi, sûrement, mais ne me restait en tête que des ombres. Je n’avais pas signé le livre d’or ni croisé de visages connus. Elle n’avait aucun moyen de savoir que j’étais rentré, que j’étais venu, que j’avais vu. Tout cela n’avait aucune importance. Je dus dormir puisqu’un fameux mal de tête me réveilla. J’étais parti comme un voleur et, à la lumière du soleil, mon accès de paranoïa de la veille paraissait pathétique. À l’égal de ma fuite. « Il fait son petit mystérieux », le radio-réveil des principes de l’éducation maternelle, hors d’usage pendant mes mois d’Asie, mit le comble à ma gueule de bois. Je m’étais montré d’une puérilité navrante, mais, fort heureusement, j’avais été le seul spectateur de cette performance de mon impolitesse crasse. Le catalogue s’était écorné en tombant sur le tapis. Je le ramassai le cœur bêtement navré. Mon histoire était quelque part à l’intérieur. Je me demandais où aller pour trouver le courage de la lire, comme un acteur avec la presse d’un lendemain de première. Un café familier ? Tout changeait si vite dans la capitale que rien ne m’assurait d’y retrouver mes marques. Le jardin des roses après le passage chez le notaire aurait fait bon accueil, mais je ne pouvais attendre jusque-là. Dans la cuisine de ma sœur, ma nièce se chargerait de me poser les questions qui m’embarrassaient… Bien qu’un fond de colère me restât, davantage contre moi que contre elle à présent, je ne pouvais envisager d’aller lire au cabinet. Finalement, je gardai le lit pour considérer l’objet, en me calant dans les coussins. C’était un bel ouvrage, étrangement lourd pour sa minceur. Sur la couverture, son nom, l’initiale de son prénom et « cinq séquences » en discrètes majuscules, presque ton sur ton. Ma sœur entrouvrit la porte sans frapper, pour « voir si je dormais ». Elle me trouva l’air malade, mais j’accusai mon écrin d’oreillers de cette impression. J’étais rentré tard… J’allais descendre et cette déclaration coupa court aux questions qui se pressaient en cohorte. J’avais faim, et ma curiosité avait augmenté d’autant de savoir ce qui restait de moi dans le catalogue. C’est alors que se produisit la chose la plus extraordinaire. En ouvrant le livre, je réalisai que quatre autres personnes y étaient comme moi épinglées. Et mon désir s’engagea dans un autre chemin.
Je regardai autour de moi, persuadé que chacune des personnes présentes me reconnaissait, que nul n’ignorait ce qui s’était passé entre elle et moi, un an auparavant, que tout le monde guettait ma réaction et riait sous cape de ma déculottée. Elle avait fait effraction chez moi, m’avait menacé, avait détruit un bien m’appartenant, le titre même de son petit manège, elle me l’avait soutiré, afin d’étaler tout ça au grand jour, de se faire valoir et de gagner avec de l’argent. Il devait y avoir des recours juridiques, quelque chose sur la propriété intellectuelle ou la diffamation, le préjudice d’une vérité dévoilée à mauvais escient… La sirène des pompiers retentit dans la rue. L’attroupement gênait le passage du camion rouge. Tous les regards étaient tournés vers la rue où l’on se serrait sur les trottoirs pour laisser passer le véhicule. Je la vis parler avec le chauffeur, la nuque cassée pour mieux le regarder. Ils rentraient du feu. La caserne était toute proche. Ils éteignirent le gyrophare au moment même où le galeriste, soucieux, coupait la musique. Je pouvais à loisir me plonger dans la contemplation hypnotique du fond de mon petit cercueil de verre. La matière en était si mouvante qu’il me fut longtemps impossible de me concentrer sur les objets qu’il contenait. Mais quand les conversations eurent repris leur cours autour de moi, j’avais remarqué les mensonges. Le couteau. Ce n’était pas le sien. Ce n’était pas avec ce couteau-là qu’elle avait ouvert ma chemise. Quant aux boutons, je ne me souvenais pas l’avoir vue les prendre, mais leur nombre me semblait douteux. Je le lus le petit texte cent fois sans que ses lettres ne fassent un mot, ses mots, une phrase. Je renonçai. J’essayai de rassembler un semblant de courage pour traverser la cohue qui m’entourait et le chahut qui m’attendait au-dehors. Par-dessus tout c’est son sourire très rouge que je redoutais. Cette barricade depuis laquelle elle me toiserait, découpant ma silhouette dans papier rougeoyant de la rue pour la coller ensuite dans une de ses vitrines. Je n’étais pas assez intoxiqué pour céder à l’idée qu’elle volerait mon âme, mais que dans les derniers feux du jour, je m’avancerais dépossédé de toute dignité, cru comme un fruit épluché. Je bus encore un ou deux verres pour affermir ma volonté, sinon mon pas. Je croisai le galeriste qui me demanda avec un sourire trop franc si j’avais signé le livre d’or. M’indiquant son emplacement sur un lutrin près de la porte, mon regard se posa sur la pile des catalogues de l’exposition. Mon sang se figea, provoquant un refroidissement vertigineux dans la chaleur étouffante de la salle. Un livre, bien sûr, un livre. Je me frayai un passage brutal, et puisant au hasard dans ma poche, je claquai une poignée de billets sur la table et saisis sans ménagement un exemplaire, que je me coinçai sous le bras avant de sortir et de quitter la place. Si elle me vit partir, elle n’en donna pas signe.
D’abord, je ne l’ai pas vue. Le trottoir étroit était noir de monde, et la petite rue, encombrée. Coupes en main, les gens s’apostrophaient, s’embrassaient, se racontaient ce qui s’était passé d’immanquable depuis la dernière fois. En quelques mois, j’avais perdu l’habitude de comprendre simultanément l’intégralité et le détail de ce qui se disait autour de moi, de parler la même langue que les gens qui m’environnaient et avant même d’entrer dans la galerie, j’étais saoulé de bruits, de parfums dont les noms me revenaient à mesure que je jouais des coudes pour avancer et des images publicitaires qui leur étaient accolées. L’heure était marquée à tous les poignets et le soleil descendait doucement, mais j’étais loin d’avoir récupéré mon décalage et pour moi, c’était la pleine nuit. J’attrapai à la volée un verre d’alcool et je bus cul sec, sans presque remarquer l’œillade amusée du galeriste. Je croyais redouter de tomber sur elle à l’intérieur. J’espérais vaguement que l’ivresse m’aiderait à passer pour un pitre. Le ridicule fait moins peur quand il est choisi d’avance. J’étais au troisième verre quand je franchis le seuil, et l’aperçu, sur le trottoir. On eût dit une cigale contre le mur de pierre beige. Elle avait maigri. Elle était lourdement maquillée. Ses bras dénudés me semblèrent étrangement longs et osseux. Elle fixait son regard sur le sol en écoutant une femme à grosse poitrine lui parler de très près et j’aurais juré qu’elle lui confiait un secret. On me poussa à l’intérieur avec un mot d’excuse et un rire. Elle ne m’avait pas vu. L’endroit était exigu. Il tenait là cinq vitrines de la taille d’un cercueil d’enfant. J’aurais voulu prendre mes jambes à mon cou, mais trop de visiteurs bloquaient la sortie et l’idée d’attirer sur moi son attention en créant un esclandre me calma d’un coup. J’allais jeter un œil et m’en aller le plus discrètement possible. Je ne signerais pas le livre d’or. J’éviterais soigneusement de la croiser. Je reprendrais l’avion dès les papiers signés chez le notaire. Je mettrais en vente la maison et les rosiers. Je ne finirais pas Tristram Shandy. Je demanderais à ma sœur de limiter le courrier qu’on me faisait suivre aux lettres administratives. Ma décision était arrêtée quand, survolant la petite galerie mon regard s’arrêta sur l’affiche pour lire le mot « Séquences ». Le bruit s’estompa, le sang me battait aux oreilles. Je passai d’une vitrine à l’autre avec la hâte d’un voleur. Je trouvai ce que je cherchais au fond. Un couteau à manche de buis, une boîte d’allumettes entr’ouverte et un court texte manuscrit posés sur un morceau d’étoffe travaillée. « Cinq boutons de chemise, dont un arraché ». Je ne savais pas jusqu’alors ce que signifiait être nu.
Je l’avais informée succinctement de mon départ. Je n’avais donné aucune nouvelle depuis et, hormis le bristol de son exposition, je n’avais rien reçu de sa part. Je ne l’avertis pas non plus de mon retour. À l’annonce du décès de ma grand-mère, je décidai de lire enfin les livres qu’elle aimait et je me débrouillai pour emprunter au Vice-Consul, collectionneur et fin lecteur, Tristram Shandy, dans quoi je noyai mon désarroi, mon chagrin et ce qui n’a pas de nom bien défini, entre l’apathie et la panique. L’invitation au vernissage s’était transformée avec une naïveté feinte en marque-page, et sans lui accorder un coup d’œil, je l’eus à la main pendant tout le voyage retour. La joie de trouver ma sœur à l’aéroport me surprit. Elle aussi, visiblement, et nous nous pleurâmes dans les bras au milieu des arrivées. Une étreinte semblable entre nous devait remonter à l’enfance. Je m’en souvenais soudain sans trop savoir ce qui l’avait provoquée alors. Depuis l’adolescence, notre relation ressemblait à ces querelles fondées pour l’éternité dont parlent les personnages de Marivaux : élégante, muette et inexorable. En apprenant que notre grand-mère me léguait sa maison, je m’étais attendu à ce qu’elle me poursuive en justice et je revenais battu d’avance. Au lieu de cela, elle venait me chercher, m’offrant gîte et couvert contre un récit détaillé de mes aventures, comme s’il se fut agi, en somme, d’un nouvel album de Tintin, s’ajoutant à tous ceux que nous avions lus côte à côte sur le canapé à l’époque où nos pieds n’en touchaient pas le sol. Rien ne me fut épargné des « Tu as trouvé ce que tu cherchais ? », des « Je ne pourrais jamais tout quitter comme ça du jour au lendemain » et des « Mais qu’est-ce que tu comptes faire ? ». Autre chose était pourtant à l’œuvre chez cette grande fille montée en graine qui avait les mêmes mains et le même sourire que moi. La lumière était douce dans sa maison, elle avait cuisiné à mon intention un plat que j’aimais, elle avait aéré la chambre d’amis et les draps sentaient le frais. Elle me dit que j’avais changé et je lui répondis que oui, j’avais changé, bien que je ne fusse incapable de dire en quoi. Nous avions rendez-vous le lendemain chez le notaire. Cela ne causa pas d’émoi : la dernière lettre de grand-mère avait élucidé d’avance tout mystère. Mon père était son héritier direct. Ma sœur recevait le petit appartement de la mer du Nord qu’elle aimait. Ma mère les bijoux. Diverses associations se voyaient créditer de montants honorables pour poursuivre leurs activités, on m’épargnait les détails. Nous pleurâmes à nouveau quand elle vint me border. Ma nièce que l’échange « Tu m’as apporté un cadeau ? Non. Ah bon ! » avait amusée contre toute attente, joua pendant ce temps avec le livre que j’avais sorti de mon sac. C’est d’ailleurs ce qui avait déclenché nos larmes : « Tu lis ça, toi ? Plus personne à décevoir en ne le faisant pas ». Au matin, je retrouvai l’invitation sous la forme d’un origami impossible à déplier. Le carton toujours humide avait collé les faces entre elles. J’en connaissais le contenu par cœur, date, lieu et heure, il fallut bien l’admettre. Seul m’échappait son nom, et plus précisément l’ordre des consonnes qu’il comptait, tandis que quelques voyelles flottaient, rieuses, autour de son prénom.
Elle est morte dans l’année qui aura suivi mon installation à « l’autre bout du monde », ainsi que ma mère avait nommé ma destination, ne décevant jamais dans son goût pour le drame à moindres frais. Ma grand-mère me laissait sa maison, les rosiers et la perspective d’heures de lectures en RER à mon retour, si je décidais de revenir et de renoncer alors à mon minuscule appartement citadin. Bénéficiant d’un congé exceptionnel, je pris l’avion dans l’autre sens pour signer chez le notaire et me faire une idée de ce que serait ma vie. Mon courrier, qu’on me faisait suivre tant bien que mal, avait apporté quelques semaines plus tôt une invitation pour le vernissage de son exposition dans une galerie du Marais. L’humidité de la saison terrible gondolait le papier glacé, dérisoire à de milliers de kilomètres de la capitale. La lecture de son nom de famille me donna un coup : sans m’en apercevoir, j’avais pris l’habitude de l’appeler par son prénom, et en dépit de l’éloignement, je n’avais pas cessé de le prononcer puisqu’il demeurait si familier. Je laissai traîner le carton sur la table encombrée de ma cuisine. Je vivais là-bas sur un grand pied, dans un trois-pièces de fonction et une vue sur le fleuve. Pour la première fois de ma vie, la majeure partie de mes interlocuteurs me donnait du Monsieur, sans que j’éprouve le besoin de les inciter à être plus familiers. Pour la première fois de ma vie, j’étais seul et je m’en trouvais bien. Intensément bien. Je fréquentais les expatriés à petites doses. Les quelques aventures qui avaient suivi l’épisode (?) ne m’offraient qu’une place de spectateur. En France d’abord, dans son après immédiat, où j’avais fait venir celle de mes amies la plus disponible pour me rassurer. La veille du départ, où, renouant avec une pratique que je prétendais passée, je leurrai jusqu’à l’hôtel de l’aéroport un de mes anciens coreligionnaires auquel je m’étais toujours refusé. Puis durant le long vol de nuit, à la faveur d’une conversation sans retenue avec la passagère du siège d’à côté. Et quelquefois dans ce nouveau pays, où ma blondeur intriguait encore, malgré les afflux de touristes qui s’étaient engouffrés dans l’ouverture récente de ses portes au « monde extérieur ». Tout fonctionnait, mais avant même de monter dans l’avion, un léger décalage nimbait ma perception, me rendant spectateur de mon propre plaisir, comme d’un film préféré que j’aurais déjà vu des centaines de fois.
Les jours passant, mes souvenirs se floutèrent, tout en conservant des points d’une netteté accrue. Il y avait quelque chose de vertigineux dans ces effets de mémoire. Leurs surgissements inopinés, en plein jour, à l’extérieur de chez moi, en compagnie, m’obligeaient à m’arrêter, voire à m’asseoir pour ne pas perdre l’équilibre. Ils empiraient alors immédiatement, me livrant à une confusion d’autant plus grande qu’elle était fugace. La nuit, au contraire, les convocations répétées de cette séquence (?) dans le lieu même où elle s’était déroulée échouaient. Mon existence jusque-là avait consisté à me laisser porter par l’heureuse vague d’une solide éducation, d’une certaine confiance en moi, des facilités associées à mon nom et d’une paresse dissimulée par mes brillantes études. Du jour au lendemain, mon entourage me vit me démener pour obtenir un poste à l’étranger dans des délais records. Je pouvais aller où je voulais, mais je n’avais finalement jamais rien voulu. Ma destination se décida sur la rapidité de l’affectation, et de l’éloignement maximal. Je louai ma petite chambre à une étudiante dans la nécessité, qui accepta de l’occuper sans que je n’en retire rien. J’écrivis à mes parents pour m’excuser de mon absence à l’été. Ma grand-mère, que je ne pus me résoudre à quitter pour une durée aussi incertaine sans aller l’embrasser, me trouva la meilleure mine du monde. Son seul commentaire à l’annonce de mon départ consista en un « il était temps » sincèrement heureux, après quoi elle exigea de m’expliquer par le menu comment on devait enter les rosiers.
Elle est partie si vite. J’ai cru avoir rêvé tout cela. Dans un demi-sommeil me revenait l’histoire racontée quelques mois plus tôt par une amie. Alors qu’elle passait la nuit dans un hôtel de seconde zone du quartier de la gare, un homme nu comme un vers avait débarqué dans sa chambre sur les coups de trois heures. Le bruit de la clenche avait dû l’éveiller et après un instant de désarroi, elle avait hurlé formidablement et le visiteur s’en était retourné d’où il venait. Quelques instants plus tard, elle commença à se demander si elle n’avait pas rêvé, rien de tout cela ne semblait possible, ni la visite, ni la puissance magique de son cri. Elle pensa qu’un hurlement lui aurait valu un appel du veilleur de nuit, ou de clients mécontents ou inquiets. Or personne ne venait : aucun bruit, dans les chambres voisines ni dans le couloir, où elle risqua un coup d’œil avant de fermer avec soin sa porte à clef. Elle se rendormit immédiatement, comme épuisée par l’effort. Au matin, elle était tout à fait persuadée d’avoir rêvé toute la séquence quand elle tomba sur la police à la réception. Sur la vidéo de surveillance de l’étage, elle put voir l’homme sortir d’une chambre voisine à 3 h 46 précises, traverser le couloir et entrer directement dans sa chambre. Il n’y avait pas de son, l’image seule, elle n’entendit pas son cri, mais à 3 h 47, le visiteur ressortait à reculons, fermant la porte derrière lui et retournait d’où il venait. Sa nudité surexposée par la caméra lui donnait un aspect fantomatique, mais on distinguait sans ambiguïté possible son érection. Sur une banquette du hall, une jeune femme, sa compagne, pleurait la tête dans ses mains. L’homme avait déjà été emmené. Il était coutumier du fait, apprit-elle, mais de quel fait au juste, voilà ce qui devait rester un mystère. Mon amie ayant un train à prendre, elle renonça à porter plainte, mais elle m’avoua qu’elle avait mis bien des jours à se réveiller de son étonnement et l’incertitude d’avoir crié ou non la taraudait encore.
Au matin, la porte de mon appartement laissée entrebâillée me donna à penser que je n’avais pas rêvé.
Elle expira longuement et je réalisai qu’elle avait retenu sa respiration. Depuis quand ? Depuis la porte ? Le couteau ? Le tissu ? La peau ? Son front était trempé de sueur, il brillait dans la pénombre, m’attrapant l’œil que j’aurais voulu perdu dans ses cheveux. L’envie irrépressible de l’essuyer me traversa, mais je ne savais comment quitter d’une main ou de l’autre le bord du matelas qui assurait mon équilibre, notre équilibre. Pour atteindre les boutons fermés sur ma poitrine, elle avait dû se pencher davantage. Si je basculais en arrière, alors je l’entraînais, elle, le couteau, le moment, le moment surtout… Il m’aurait suffi d’écarter les cuisses pour lui laisser un passage plus stable, mais je n’y avais pas seulement pensé et, ce faisant, cela me parut impensable. Au creux de cette obscurité, je ne pouvais pas me résoudre à me dénuder de la sorte, à faire ce simple geste qui lui eût facilité la tâche, quand bien même je ne m’y étais pas opposé un seul instant. Mes narines s’étaient dilatées pour prendre son parfum et nos transpirations mêlées, chaque pore de ma peau, ouvert comme un puits sans fond avalait son moindre souffle, je sentais la membrane de mes tympans vibrer de l’effleurement de la lame, ma salive de lave coulait dans ma gorge, mais je pouvais encore croire qu’elle n’en savait rien, tant que mes genoux restaient serrés l’autre. Sans lâcher le couteau, elle passa le dos de sa main sur son front, qu’elle essuya ensuite sur sa jupe. Elle semblait peiner à reprendre sa respiration. C’est alors que je pris conscience de mon halètement, comme un dormeur réveillé par son propre ronflement, j’eus un mouvement d’humeur et de surprise. La lourdeur du bruit me dérangea d’abord avant que je n’en reconnaisse l’origine. Je tressaillis. Elle eut un mouvement de recul et la pointe de la lame piqua son corsage à la hauteur du sein. Mon sang quitta mon visage et mon souffle s’arrêta net. Je m’accrochai à ses yeux pour savoir ce que je devais faire ensuite, en enfant tombé qui hésite entre les larmes et le rire attend des voix qui le surplombent l’oracle catastrophé ou amusé de son destin. Son regard me parvenait comme au travers d’un masque, agrandi, captivant et sans attache. Je ne voyais pas sa bouche, mais elle souriait. Elle avait eu peur de ma peur. L’air chaud passa à nouveau entre mes lèvres et sans nous rapprocher nous laissâmes nos souffles jouer ensemble dans le jardin clôt de la chambre. Elle s’assit sur ses talons, appuya au sol la main du couteau. Elle écarta ses doigts et plia un peu son coude. Elle dégagea son visage de notre tête-à-tête et ses yeux parcoururent la pièce. Dans l’obscurité, on ne distinguait des meubles et des objets que leur arrête, encore dorée par le faible jour des persiennes. J’espérais que cela lui semble les ombres d’un paysage. Elle avait repris sa respiration et moi, la mienne. Quand elle se mit debout, ses genoux craquèrent. Elle considéra le couteau avant d’en replier la lame et de le glisser dans la poche de sa jupe. Jamais je n’avais éprouvé un pareil désarroi. Je déglutissais mes larmes de panique en cherchant quelque chose à dire, à faire, pour que le moment ne s’interrompe pas. Elle s’approcha soudain, s’ouvrant sans mal un passage entre mes cuisses, elle m’attrapa au collet et tirant d’un coup sec, arracha le dernier bouton.
J’essayai de me rappeler pourquoi elle était là, comment elle m’avait imposé cette visite, pris connaissance de mon adresse, su que je l’attendrais du moment où elle en avait formulé le projet. Mais de nos conversations ne me revenaient que mes propres paroles, mes histoires, mes petits arrangements avec la vérité ou ma soudaine franchise. Tout avait disparu de ce qu’elle avait pu me dire au fil des mois derniers, depuis notre rencontre dans un dîner où elle était arrivée avec un retard spectaculaire et une bonne humeur qui le rendait amusant, jusqu’au moment où j’avais vu la lame dans sa main gauche. À part cette formule : tant que nous sursauterons, nous surseoirons, entêtante à présent à la manière des comptines qui remonte de l’enfance leur poids d’inexplicable (botte pleine de vase, coffre au trésor, poisson d’or), il ne me restait rien. Et encore cette bribe commença-t-elle une mutation vers une autre : aux quatre coins du lit, des bouquets de pervenche, sitôt que je m’en fis la réflexion. La suite m’échappait et m’effrayait tel un monstre familier promis au prochain carrefour du rêve, m’effrayait bien davantage que la lame ne l’avait fait quand elle l’avait dépliée. Je ne savais rien de ce qu’elle allait en faire. Ce qui inquiétait en elle refusait toujours de prendre corps, de dire son nom. Au dîner, l’hôte l’avait présentée en disant qu’elle était dangereuse pour l’âme. Elle avait ri et tous les convives avec elle. Son rire large, qui soulignait la pompe de l’avertissement, je me le rappelai soudain. Elle leva ses yeux vers moi : l’avant-dernier bouton de nacre venait de tomber.
Pour conserver une bonne prise, sa main remonta, froissant les pans séparés dans sa paume et son poing serré prit appui au-dessus de mon nombril, avant d’entreprendre le deuxième bouton. Je ne sentis pas ses bagues, elle ne les portait pas ce jour-là, je le remarquais seulement. Je sentais l’à plat du corps des phalanges et aucun poinçon pour griffer ou trouer la peau. Je la vis chez elle, où je n’avais jamais mis les pieds, les retirant l’un après l’autre, mouillant de sa salive la plus lourde, celle du majeur qui aurait résisté. Je la vis depuis son miroir, apercevant encore derrière son épaule et son visage attentif à reposer chaque bague dans l’ordre de ses doigts comme de minuscules chaussures à l’entrée d’un temple, un morceau de son lit parfaitement tendu. Le son inouï des frottements de la lame sur le tissu, de la cisaille délicate du tranchant me rappelèrent au procès en cours. Il tournait à la hauteur de mon oreille à la manière d’un insecte en promenade sous les arbres et je redoutais qu’il s’y glisse sans être certain que ce ne fut pas déjà fait, que le son soit cloîtré là pour que toujours je puisse m’en pénétrer, le convoquant à l’envi ou suivant son caprice. Je fermai les yeux à demi. Je crus qu’elle fredonnait, qu’elle murmurait quelque chose qui n’était qu’une de consonnes. Quand le deuxième bouton céda, je sentis distinctement le souffle d’une parole sur ma peau dénudée et son souffle me fit l’effet d’un courant d’air dans la moiteur irrespirable où nous étions plongés et je me pris à attendre avec une hâte effrénée la prochaine étape, comme si j’avais porté un corset qu’elle ouvrait aux ciseaux, ainsi qu’on voit faire dans les blocs opératoires d’urgence et cette seule image suffit à ouvrir le long de ma colonne une coulée froide et délicieuse.
Je ne regardai pas d’abord. Toutes les odeurs explosaient dans l’épaisseur de l’air. Les fruits avancés dans la coupe, le basilic malingre au bord de l’évier, la chimie de lessive des draps et mes nuits difficiles, l’humidité fossile de la serviette sur la tête de lit, le cuir du vieux cartable affalé dans la poussière du tapis, les pages sucrées des vieux livres, nos sueurs pâles, son parfum vert mêlé à celui du miel artificiel pris dans le poids de ses cheveux, tout cela entacha soudain les murs, le sol saturant l’air que nous respirions à peine, d’ocelles phosphorescents. Je voulais me laisser aller au vertige, m’allonger, fixer le plafond maculé de lumières. Mais elle ne lâcha pas le pan de ma chemise et je restai assis au bord du lit qui tanguait. Elle avait posé la lame à plat sur le tissu. Elle lui fit remonter la gorge jusqu’à la butée du pied étroit du bouton de nacre. Elle l’entama dans un lent va-et-vient, comme avec un archet. Quand il ne tint plus que par un fil, elle tira plus fermement sur le bas de la chemise, pour en venir à bout sans percer l’étoffe, sans écorcher la peau, sans pénétrer la chair. Le bouton glissa. Il en restait quatre. Son geste était si sûr que je regrettai déjà de ne pas porter mon col fermé.
Je m’étonne encore aujourd’hui de ne pas avoir eu peur. Le silence des oiseaux, l’immobilité de l’air, la sueur qui collait ma chemise à ma poitrine et brillait sur son front annonçaient l’orage, l’orage qui nous délivrerait et que la ville attendait depuis trois jours. Je reconnus le couteau : je l’avais vu quelquefois déjà. Il sortait de sa poche pour peler une pomme ou couper de la ficelle. Elle le prêtait volontiers, avertissant toujours : « Il est aiguisé ». Elle le tenait dans la main gauche, et mon cerveau s’affola de ne jamais avoir remarqué qu’elle soit gauchère. Les images défilèrent, je me souvenais de la façon dont ses robes tournaient avec elle quand elle se déplaçait, de son pas, du retard de son sourire comme si en parlant elle était occupée à penser autre chose… pas de ses mains ni d’aucune action les impliquant, et plus je cherchais, plus affluaient des souvenirs précis dont aucun ne me renseignait. Elle s’était approchée. Elle s’accroupit lentement, la lame au bout de son bras. Elle posa la main droite sur mon ventre, pour se stabiliser, pensai-je d’abord, mais dans un geste continu, elle tira sur ma chemise pour la dégager de mon pantalon. Elle la tint tendue par le bas et après avoir levé un instant son visage vers moi, elle entreprit de couper le premier bouton.
La curiosité l’emporta. L’emporta sur la honte, l’emporta sur tout. Voilà ce que je crus fermement alors. Mais je ne dirais plus cela aujourd’hui. J’imagine que si j’écris ce souvenir, c’est avec l’espoir de découvrir ce que j’ai à présent à en dire. J’arrangeai le couvre-lit et j’allai ouvrir la porte. La lumière du couloir était éteinte. Nous restâmes comme deux ombres dans l’embrasure de la porte. Par bonheur, toutes les banalités qui me venaient moururent instantanément sur mes lèvres. Mon souffle était devenu si paresseux qu’il ne pouvait plus porter le moindre mot. Elle ne parlait pas non plus. Un calme lourd comme un ciel violet nous tenait sur le seuil. Je pensai à ces quelques minutes d’éclipse totale de Soleil que j’avais vécues, enfant, dans un grand champ aux abords de la ferme de mes grands-parents, en Normandie. La stupéfaction des bêtes, la lumière inconnue… J’allai l’inviter à ne pas rester là, quand elle bascula vers l’intérieur. L’entrée était d’une exiguïté ridicule et je me plaquai contre le mur pour lui céder le passage. Sa robe me frôlant me fit l’effet d’une gifle retenue. La porte refermée, je m’y adossai : le calme avait disparu et j’eus peur de me trouver mal. Elle s’était appuyée à la petite table, dans le contre-jour. Nous ressemblions à deux marins par gros temps. J’entendis son sourire plus que je ne le vis, avec ce petit soupir amusé. J’allai m’asseoir sur le lit avec des genoux de coton, lui laissant ainsi l’usage de la seule chaise correcte. Elle resta debout et posant son sac sur mes papiers, elle en sortit un couteau à lame replié.
Elle est venue à la fin du jour. Il avait fait chaud. Le soleil donnait encore suffisamment à travers les persiennes. Je n’allumai aucune lampe afin de préserver une petite fraîcheur. Elle a donné un seul coup sur la porte et si léger que j’aurais pu ne pas l’entendre, si je n’avais pas été aux aguets depuis des heures, des jours, depuis l’annonce de la possibilité de cette visite. Elle avait été remise tant de fois : tant que nous sursauterons, nous surseoirons. J’avais sursauté et le battement de mon cœur s’est suspendu un instant, persuadé qu’elle l’avait perçu derrière la porte et qu’elle s’apprêtait à tourner bride. Mais aucun bruit de ses talons ne vint confirmer cette crainte. Au contraire, il régnait un silence peu habituel dans le long couloir du septième étage. La circulation était déviée de la rue, barrée depuis des jours pour des travaux dantesques laissés en plan à chaque pont de mai et par la fenêtre entrouverte, passait une rumeur de moteurs, de chants d’oiseaux et de radio oubliée sur un balcon inférieur. Je retraversais une fois de plus la honte du quartier, de la rue, de la montée d’escalier, du palier et de mon minuscule appartement, que j’avais jouée en boucle en attendant sa venue. Il était trop tard, je le savais, et pourtant, le temps d’un battement de paupière, je la fis disparaître, m’imaginant mort. Ne pas répondre. Je savais qu’elle n’insisterait pas.
Sans le savoir, des nuits entières, nous marchâmes, l’un vers l’autre. À peine close la paupière du monde, vêtus tantôt de grands manteaux fourrés, tantôt de simples chemises laissant voir tout de notre carnation pâle, de notre désir, de nos secrets, nous nous engouffrâmes dans la forêt à la recherche de l’illusion d’une approche, d’un frisson, de l’autre. Nos os furent parfois gelés dans cette transe qui nous joua depuis l’instant où nous nous étions aperçus au midi d’un mot, mais notre peau souvent nous brûla au cœur de la nuit d’hiver, nous obligeant à quitter le lit, la maison, la ville, à chercher comme des bêtes égarées par l’incendie, un étang, un souffle, une ombre sous la lune, nuit après nuit. Nous fûmes de plus en plus rapides à nous mettre en chemin, sans que jamais la distance entre nous ne diminuât. Nous flairâmes, oui, cela arriva, une trace de notre passage, nous manquant de quelques instants, mais ce seuil frôlé, nous l’ignorâmes. Nous marchâmes sans le savoir, démunis, hasardés, effarés et libres tout autant de ne pouvoir rien emporter de connu, de familier, de théorique avec nous qui ne fut sitôt défait par les cailloux invisibles et coupants des sentiers, par les croix des carrefours, par la soif implacable de nous boire. Notre ignorance de ce qui advenait, nous grisa d’abord, mais bien davantage celle de la présence à quelques pas de là de l’autre que nous appelions sans y croire. Nuit après nuit, tant que dura le printemps, le vert des arbres nous parvint en aiguillées pleines à travers l’obscurité. De ne rien voir, et surtout pas l’autre dont nous étions irrémédiablement blessés, nos sens s’avivèrent, au point que la forêt tout entière nous entra dans le corps et dans l’âme par l’oreille et les narines, par la peau, spongieuse comme les mousses. L’un vers l’autre, nous marchâmes des nuits entières, et le jour venu, nous nous croisions sans prononcer un mot, sûrs de l’innocence de l’autre, de la solitude parfaite des courses nocturnes, des bois noirs du rêve qui devint, à force, souple comme cuir dans nos mains fiévreuses. Des nuits entières nous marchâmes l’un vers l’autre sans le savoir. Ces battues sans pareilles nous laissèrent exsangues, épouvantablement satisfaits et insatiables pourtant, et nous attendîmes le soir avec des impatiences de jeunes épousées, de fumeurs d’opium, de femmes de marins le regard perdu tout le jour sur cet unique horizon : la nuit, la nuit aux sentiers entrelacés, aux lacs pleins de lunes, aux arbres marqués de l’odeur qui, seule, nous rassasia en augmentant d’autant notre appétit.
Le gars hésite franchement devant le divorce. La chose lui faisait envie, mais le nom, apparu ensuite, le rebute, l’inquiète même et il recule un peu devant la vitrine. D’ailleurs, c’est la vendeuse qui seule le prononcera : Un divorce ? Il se balancera encore un peu d’un pied sir l’autre dans ses grosses chaussures de chantiers, avant de dire à regret : Non, un Salambo.
Nous jouons (à) la mobilisation générale de 1914. Les cantinières lisent l’avis, perchées sur une estrade. Tous les hommes se lèvent et les écoutent. Ils se tiennent dos au public. Elles demandent leurs nom et prénoms. Ils s’en amusent d’abord, répondent par des alias amusants ou bien par leur propre prénom et nom. J’arrête la répétition. Je leur signale qu’ils ne répondent pas à la question qui leur est posée : le nom d’abord, suivi des prénoms. Tout bascule alors, et ils se font prendre comme des bleus par l’atmosphère tragique qui est montée d’un coup, comme une brume, du sol soudain humide.
Porter au fil des années
Le même parfum
Offre l’occasion
D’être une maison de vacances
Un coffre qu’on ouvre
Sans plus savoir ce qu’il contient.
En vous étreignant,
Les connaissances au long cours
Embrassent soudain leur passé,
Ressurgi en brassées de fleurs
Parfois, entêtantes,
D’autres, vénéneuses
Ou, les pires, douces.
richesse richesse toujours
(et usage du passé simple qui renforce l'enchaînement des événements et donne de la puissance...)
et j'ose une de mes images en écho à ton expression finale "resurgie en brassées en fleurs"