Pourquoi à ce point émue ? D’où ? Pourquoi tout à coup ? J’ai traversé Paris à vélo sous la neige battante. Les flocons en fond d’œil, leurs lancettes sur le peu de peau restée apparente dans ma tenue de combat. J’ai pris rendez-vous avec un livre et c’était tout comme avoir rendez-vous avec un homme. La veille, dès sa mention dans les pages de Comment écrire aujourd’hui ? de Laurent Dubreuil, je me suis mise en quête — et bien sûr, on pourra dire que le mot quête est déplacé, emphatique, pédant puisqu’il suffit de se connecter pour savoir où et combien. Mais cela m’a fait voir que, parfois, les faits sont faibles en comparaison de ce qui nous meut au travers d’eux. J’ai trouvé le livre dans la ville. Il était trop tard pour aller le chercher le soir même. Si cela avait été possible, si les librairies et les supermarchés qui les imitent organisaient des veilles nocturnes, je m’y serai rendue aussitôt. La gorge serrée, le cœur tendu vers le livre qui avait fait un si long chemin pour me parvenir. J’aurais aimé traverser la ville de nuit pour aller à cette rencontre, combler les quelques kilomètres et la poignée d’heures qui restaient quand il avait fait tout le long voyage depuis la Chine du IIIe siècle, au moins autant que j’ai aimé voir la neige au matin qui promettait une étape exceptionnelle, marquée du sceau blanc à la manière des plus beaux moments de ma vie déjà longue. La chute était dense et constante au point de se masquer elle-même en grands rideaux immobiles derrière les vitres, devant les yeux et je pensais aux drapeaux d’amour à toutes les fenêtres que fait voir Sarraute dans l’Usage de la Parole (ou le Mot Amour) et la citation m’échappait, mais non la sensation de son souvenir, de sa portée. Finalement, de mes propres archives je l’exhume dans son exactitude :
Le mot « amour » quand il monte aux lèvres des amoureux, quand il se montre au-dehors, est comme le pavillon aux armes du souverain, qu’on hisse sur un palais pour montrer que l’hôte royal est arrivé, qu’il est là, dans ses murs.
J’aurais pu marcher, oui, le froid aurait fini par me rattraper, par relancer l’onglée goûteuse de l’enfance et son revirement en brûlure. À bicyclette, elle était là d’emblée. Mains froides, cœur chaud. Et ce qui vient là d’ordinaire, la lente réflexion sur mon désamour de cette ville, la forme de cataracte qui en amoindrit l’éclat autrefois tant aimé au point de la réduire à un simulacre, le souvenir vivant de l’ami qui l’aimât plus que tout et qui n’est plus, tout cela se taisait pour laisser place à l’étonnement le plus sincère. Pourquoi tout à coup ? Et la certitude que cette rencontre-là échapperait à la déception des engouements trop soudain, en quoi tenait-elle ? Je n’avais lu qu’une phrase, qu’une strophe, elle semblait tout contenir, tout promettre :
quand on taille à la hache un manche de hache
le modèle est certes à portée de main
Et bien souvent quand le volume arrive, il n’y a plus qu’une phrase à sauver, on a été séduite par un faux profil dans une lumière favorable, un geste de la main pour écraser un mégot ou lisser un vêtement et il est pendu là, comme à un croc de boucher, vide du sang qu’on lui avait imaginé. Mais tandis que je roulais, avec la plus grande prudence, pour arriver, pour ne pas manquer ni différer ce rendez-vous par un accident stupide, une chute, un dérapage où la tête cogne avec un méchant bruit sur le bord du trottoir, je savais qu’il n’y avait aucune place pour la déception, que, dans quelques minutes à peine une perspective nouvelle apparaîtrait ouvrant un chemin d’années. Ce n’était pas la première fois, loin de là, que je lisais quelque chose d’ancien, d’un temps difficilement imaginable qui en quelques lignes devenait, redevenait, le présent. L’Ascension du mont Ventoux, Pétrarque l’écrit en 1423. Un jour pareillement froid et nuiteux, je m’étais assise dans le même salon de thé de la rue Lefranc avec la traduction des Sonnets par Yves Bonnefoy. J’étais perdue alors et cette lecture m’avait ramenée à moi-même, comme une petite enfant trouvée dans la rue. M’y revoilà, le Wen Fu dans les mains, petit livre rouge sous-titré : Essai sur la littérature. Le temps s’est ouvert un raccourci qui assied le Général Li à ma table. Et avec lui, Sam Hamill, qui a donné sa version du texte et Alexis Bernaut qui l’a traduite. Dans la préface, il raconte très bien comment on ne traduit pas le Wen Fu, parce qu’on est au Mexique, qu’on boit, qu’on devise et qu’on meurt et qu’il suffit alors d’avoir Lu Ji assis à sa table. Le plus étourdissant, c'est que toutes les années qui me séparent de la rédaction originale de ce texte, s'offrent sur un plateau à la continuation de ce geste. Rien ne presse plus, l'appel est d'autant plus fort.
"il n'y a plus qu'une phrase à sauver"
ce long parcours à travers la ville, cette exploration à bout de souffle à la recherche de ce qui pourrait nous construire encore et nous donner confiance...
(merci entre autres pour ce magnifique premier paragraphe)