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Photo du rédacteurEmmanuelle Cordoliani

Maître Saphron


Peinture coucher du soleil sur le lac Nemi près de Rome
Joseph Wright of Derby | Lac Nemi

Par la fenêtre taillée dans la pierre, une femme dans l’ombre regarde un homme qui pêche minuscule et noir dans un lac en contrebas. Caché jusqu’aux cuisses dans ce sou d’or, autour de sa tête danse une prise lourde et brillante. La canne on ne peut la voir, ni le fil. Seul l'homme, le poisson et leurs reflets inséparables.

Autour d’elle, les malles. À la porte, la voiture. Il reste exactement le temps de les défaire avant son retour et qu’il ne s’aperçoive de rien. Il faut partir tout de suite pour n’être pas rattrapable. Dans une demi-heure pour n’être pas rattrapée.

S’il rentre avec son bon sourire, elle pensera que rester était la meilleure chose à faire. S’il rentre sans la regarder elle partira le jour d’après.

Elle le dessine sur un petit carnet qu’elle tient toujours sur elle, dans la doublure de son habit. Un carnet qu’il ignore quand il la déshabille tant elle est adroite à faire glisser sur elle l’étoffe alourdie. À présent elle peut le dessiner les yeux fermés. Elle peut partir et n’oublier jamais son visage.

Elle peut attendre qu’il s’en aille à ses affaires d’homme, à ses affaires de Maître Saphron dont il revient avec cette lassitude contente. Il regrette les petits enfants quand il entre dans la maison. Mais c’est une autre affaire qui se joue alors. Car elle se tient près de la fenêtre taillée dans la pierre, un ouvrage de dame dans les mains. Une aiguille qui est tout à fait comme une petite épée pour l’empêcher d’approcher. Et ses lèvres sont très rouges, pour l’empêcher de l’embrasser. Il pourrait bien sûr, mais alors mieux vaudrait changer de femme. Souvent, il dort la nuit qui précède son retour dans une auberge située à quelques verstes à peine de sa demeure. Quand il entre, il regrette les petits enfants, quelqu’un qui courrait vers lui le plus simplement du monde. Elle le regarde depuis la fenêtre et il sent bien qu’elle l’a guetté depuis le matin, depuis le jour de la moindre chance de son retour. Il s’assied dans l’angle opposé, là où elle a placé l’unique autre chaise, dans la lumière, la changeant de place heure par heure et arrangeant autour les bougies au soir tombé. Où elle est, il ne peut voir son visage, son ombre seule. Il s’assied et il laisse tous les sentiments les plus contradictoires se déchaîner en lui. L’espace qui les sépare existe autant qu’eux deux, assis, se regardant.

La servante et sa tête désolée restent dans l’embrasure de la porte. Elle veut dire « Alors ? », avec son manteau de voyage sur le bras, mais l’autre lève légèrement la main comme si elle se souvenait soudain de quelque chose dont elle ne veut pas être distraite.

Elle pourrait attendre qu’il s’en aille à ses affaires d’homme, à ses affaires de Maître Saphron.

La Dame se dirige lentement vers l’entrée, si lentement qu’on croirait qu’elle danse. La voiture démarre très vite dès qu’elle en ferme la porte.


Depuis le lac on peut très bien voir la route de la ville. La seule route en vérité, pourquoi lui avoir donné un nom ? Cela donne à penser qu’elle pourrait être détournée de son tracé, aller ailleurs, échapper, si on n’en répétait pas consciencieusement le nom. Il pense que la Dame serait capable d’en changer la direction, la destination comme ces rubans qu’elle festonne différemment sur ses robes selon la saison et qui tantôt en ourle le décolleté, tantôt s’évade dans un dessin chimérique sans queue ni tête, sans début ni fin. Il préfère toujours préciser : la route de la ville. Et sur la route de la ville, les voitures, on ne peut les distinguer qu’en hiver, le reste du temps on suit leur déplacement à travers la poussière.

Quelqu’un part pour la ville. Ses lèvres remuent tandis qu’il pense la phrase.

Il reste assis sur une pierre. Jusqu’au soir. Il n’a pas le courage de remonter jusqu’à la maison. La fatigue qui le tient. La peur, il serait incapable de la reconnaître s’il la rencontrait.

Finalement, il suit un vieux serviteur descendu le chercher bien après la tombée de la nuit avec une torche et une couverture. La couverture sent comme la femme. Tout le linge sent comme elle depuis un moment, une odeur si tranquille qu’elle en devient redoutable, comme l’eau qui dort. Mais dans la nuit derrière la torche sur le chemin qui monte, la couverture est une bénédiction sur sa tête.

Dans la maison il n’y a plus rien qui ait appartenu en propre à la Dame. Elle a laissé pour lui trois petits pains ovales et sucrés. Et bien qu’il ait pensé aux pâtés et aux vins forts tout le long du chemin de retour, le Maître Saphron les mange avec une joie qui l’étonne. Les lieux se sont vidés de sa présence. Il voudrait pleurer, mais il mange les petits pains qu’elle lui a laissés, avec joie. Ils sont comme des chansons. Le premier, un hymne de procession dans la maison vidée pour moitié. Il le mange en pleurant, en s’étonnant de manger alors qu’il pleure. Le deuxième, un air d’été très gai et léger. Il le mâche longuement avec un sourire enfantin au visage. Le troisième, une berceuse. Le désir de dormir le prend plus fort que tous les autres.

Dans sa chambre, dans son lit, elle est couchée toute nue. Plus petite. Elle dort à poings fermés. Les cheveux défaits. Sans rien pour la protéger de l’air ou des regards. Il s’allonge auprès d’elle et frôle ce corps plus petit et si froid. Avant de sombrer, il le prend contre lui pour le réchauffer.


Temps.


Dès qu’il le voit, il sait qu’il vient d’elle. C’est un jeune homme bien mis, avec un flegme plein d’arrogance, un flegme sans détachement qui lui barre la face comme une cicatrice. Il porte un costume magnifique couvert de la poussière d’un voyage de plusieurs jours.

Les soies des revers prématurément déchirées par cet usage forcené inhabituel aux choses luxueuses. Maître Saphron pense à toutes les choses délicates soigneusement conservées et qui passeront sa vie et celles de ses enfants sans dommage, presque, que la patine du temps. S’il en était pour courir à sa rencontre… Les belles couvertures matelassées, les vêtements d’intérieurs, les souliers cirés, les grands draps de lin marqués par l’art de mains si fines qu’on dirait des aiguilles. Si le cavalier s’en retourne, le costume sera bon à jeter. Pour l’heure, il dort de fatigue sur son cheval. C’est un tsigane qu’elle aura acheté quelque part. Voilà ce qu’il pense en le voyant. Ce qu’il pense d’abord. Il a furieusement envie de le questionner. De forcer sa mâchoire fermée de la pointe de son couteau.

Dans la bouche du cavalier, il n’y a rien : pas de réponse, pas même de langue. Sur la croupe du cheval, il y a un paquet, enveloppé de mille précautions. Avec autant de respect que de chagrin, le cavalier rudement réveillé le rend à son destinataire. Et, ce faisant, il devient soudain estimable aux yeux du Maître Saphron puisqu’il sait déplorer la fin d’un mystère. Sous les couches de tissus et de papier de soie, l’écrin est à ce point somptueux qu’il ne peut renfermer qu’un trésor. Faut-il qu’il ait eu peur d’elle pour n’être pas parti avec et sans demander son reste. L’allégeance, elle l’obtient par la menace ou la compassion d’une paupière. Parfois elle se ferme sur son œil doré comme un tombeau, d’autres sur son œil noir comme une jalousie dans un trop grand soleil. En voyant le coffret précieux, le Maître Saphron se souvient d’une petite clé d’or, aussi sûrement que s’il l’avait vue la nuit même dans son dernier rêve. Sa main ouvre le tiroir d’un petit chevet et la trouve sans étonnement, tandis que ses yeux n’en finissent pas, eux, de s’agrandir. Et ainsi font les yeux du cavalier qui reste là sans bouger, pour connaître le dénouement.

Trois petits pains ovales et sucrés.

Séchés et durcis par la route.

Rien n’égale la déception du gitan qui a cru transporter un trésor. Les yeux du Maître restent grands ouverts. Sur son ordre murmuré, la servante verse de la jarre trois bols à fond d’or et rouge de lait. Le cavalier assis de découragement voit l’homme tremper patiemment les petits pains. L’odeur de l’anis s’ouvre comme une femme dans la pièce, avec une délicatesse de rose. Il les porte à sa bouche en faisant une longue pose méditative entre chaque. Parfois ses yeux s’embuent tout au fond, derrière, parfois il fredonne quelque chose d’à peine audible, ou il s’éclaire d’un sourire vague et lointain comme une maison où l’on veille tard dans la nuit des bois.

L’homme propose au cavalier de rester à son service tant la tentation est grande de le garder comme un souvenir vivant. Il le laisserait sans occupation précise, et regarderait sa beauté jour après jour. Il lui rendrait sa liberté quand le dernier fil de soie serait tombé en poussière en lui donnant un costume plus somptueux encore que le premier comme cadeau d’adieu. Mais le cavalier, qui est l’escalve de la liberté comme ceux et celles de son peuple, fait non de la tête, avec un peu de peine de quitter si tôt cette histoire. Avant de repartir sans pour autant s’en retourner, il se baigne avec joie dans le lac, et de la fenêtre taillée dans la pierre, l’homme peut voir alors la boursouflure violacée qui lui barre le torse.


Tous les soirs quand il va se coucher, il la retrouve plus petite dans son lit. Il n’ose pas demander aux serviteurs s’ils la voient aussi, s’ils la connaissent. Son apparition au soir même du départ de la Dame expliquerait leur air gêné et triste.

Mille autres choses pourraient expliquer leur air gêné et triste. Et quand bien même ils pourraient tous la voir ou la connaître, cela ne prouverait pas pour autant qu’elle existât réellement. Et quand bien même ils ne la verraient ni ne la sentiraient dans la maison, cela ne prouverait pas qu’il soit devenu fou. Il pense à parler avec la servante qui change les draps de son lit. Il pense au gardien des clefs. Mais depuis le départ de la dame, qui garde les clefs ? Voilà qu’il n’a jamais songé à s’en aviser. Il y pense parfois quand il est seul, mais toujours cette question lui échappe jusqu’à ce qu’il se retrouve seul à nouveau.

La solitude n’a pas changé : c’est le milieu du lac.

Bien sûr, quand il dort au loin pour ses affaires, il n’y a pas ce petit corps froid qui l’attend à l’hôtel. Mais un jour, il essaiera de pousser son courage jusqu’à une autre de ses propriétés, lointaine, car il voudrait s’assurer qu’alors la plus petite serait dans les draps au moment du coucher. Cette question qu’il se pose au milieu du lac et qu’il oublie dès la rive. Car voilà un moment déjà qu’il ne visite plus ses autres domaines et par un subtil jeu de négligence et de délégation, il n’entend plus rien de ses fermiers et concierges éloignés. Il est possible qu’elle se soit arrêtée là-bas, qu’elle y demeure à son insu. Il ne veut pas apprendre que les autres propriétés sont vides, elles aussi, de cet étrange vide encombré qu’elle sait laisser derrière elle.

La Dame parlait, elle, et avec des mots qui résonnaient si longtemps dans les pièces où ils avaient été prononcés, qu’il ne lui était jamais utile de répéter un ordre aux serviteurs ni un souhait à quiconque. Ses mots s’attachaient aux lieux comme du lierre et des années après on sentait encore leur écho sur soi en retraversant un salon depuis longtemps déserté. Plus étonnant encore était d’entendre la formulation suspendue dans l’air évoluer imperceptiblement pour rester toujours au plus près de ce qu’elle avait souhaité obtenir, sans pour autant qu’elle ouvrit à nouveau la bouche.


Temps.


Un journal lu par un autre et raconté plusieurs fois jusqu’à parvenir à son oreille fait connaître au Maître qu’on a retrouvé un homme d’aspect étrange mort empoisonné entre son cheval et un écrin vide. Aucun papier n’indiquant son identité. Et la peau à ce point tourmentée par le poison que personne n’a su dire s’il était de carnation blanche ou noire. Ou autre chose. Mais ses vêtements étaient ceux d’un prince. L’écrin avait été forcé avec son couteau et le cheval a disparu dans la forêt voisine à l’approche des pèlerins qui ont découvert le corps.

Le soir dans son lit, il essaie de parler à la plus petite. Il ne peut s’empêcher de lui poser des questions et elle, pleure, pleure, pleure comme si toutes les réponses du monde lui faisaient défaut. L’idée de la violenter lui est pénible et cependant toutes les questions qu’il oublie d’ordinaire en présence d’une autre personne lui reviennent dès qu’il la réchauffe et bien qu’il soit d’ordinaire le silence fait homme, sa langue parle toute seule dans sa bouche et ne s’arrête qu’à l’épuisement de la nuit.

Il se demande si les serviteurs entendent la plus petite pleurer… il se rappelle que ses larmes jaillissent silencieuses.


Du temps encore.


Un homme à cheval. Encore un. Mais simplement sale et las, sans faste passé. Dès qu’il le voit, il souhaite qu’elle ne l’ait pas envoyé. Aucun coffret visible. Des bâillements la bouche ouverte, suivis de tentatives sévères de recouvrir une tenue pleine de dignité. Comme si un maître invisible lui tapait un coup sec à l’arrière du crâne. Drôle de bonhomme. Il le regarde longtemps de l’étage, dissimulé dans un rideau qui couvre sa nudité matinale. On l’a prévenu dans son sommeil. Celui qui veille a insisté pour que la servante des draps le réveille. Clac ! Encore un coup sur l’occiput. Le Maître Saphron de toute façon ne dort plus si bien et regrette chaque matin de ne savoir pas économiser les petits pains ovales. Le souvenir de son appétit le rend plus mélancolique encore que celui de sa satiété. Au milieu du lac, il se dit souvent qu’il aurait dû noter les visites des cavaliers sur un calendrier, afin de s’aider à les attendre. Clac ! Que peut-il bien vouloir celui-là, avec sa mine défaite ? Le Maître se rappelle l’antiquité où l’on tuait les porteurs de mauvaises nouvelles. Il tire un coup sec sur le rideau et s’en drape pour rencontrer ce voyageur qui n’ose pas tout à fait dormir debout sur le pas de sa porte.

Le cavalier simplement crasseux a parcouru tout le chemin depuis la maison de sa mère pour dire qu’elle était vivante encore à son départ et qu’elle est morte à présent. Le Maître a froid aux pieds. On devrait garder les cavaliers pour les choses urgentes. Avec cette nouvelle la lumière change. Celui qui veille toute la nuit lui apporte des bottes bien chaudes avant d’aller se coucher pour douze heures de sommeil. Un bienheureux. Comme le Maître n’avait salué le cavalier crotté que d’un bref signe de tête — de ce genre de geste qu’impose sans violence le port de la toge —, puis qu’il l’avait écouté silencieusement articuler la longue phrase tournée tout un voyage dans sa bouche, le cavalier a un sursaut de surprise, nerveux, mais à peine perceptible en entendant enfin sa voix marmonner de très loin. « … Orphelin vieux… ».

Le messager se trouve infiniment soulagé de ne pas avoir à rapporter ces paroles incertaines à la morte. À moins que ce ne soit plus simplement la perspective d’un bon lit qui le fasse soupirer d’aise. Le Maître les voit tous qui ne pensent qu’à aller dormir, tous bienheureux. Il pense à ses disputes à une voix avec la plus petite. Des disputeries, en vérité, plus que des disputes. Il pense à toutes les voitures, à tous les chevaux qu’il possède et qu’il préfère savoir là, tout près, dans le domaine, plutôt que hasardés dans on ne sait quel voyage sans but. Il enfourche la monture harassée du messager et il parie un fond de poche d’or avec la gardienne des clefs qu’elle tiendra le coup jusqu’à l’étape prochaine. En attendant qu’elle lui apporte une chemise, une veste doublée et un pantalon, il sourit à la certitude de perdre son pari et de finir à pied. Il s’habille sans descendre de cheval. Elle bourre ses poches avec du pain, du fromage dur et du tabac. Il a l’air si gai de partir qu’elle se demande bien ce que l’autre a pu lui raconter. Elle lève son petit menton, manière de dire « Vous resterez longtemps parti ? ». Il hausse les épaules et son regard va jusqu’à la fenêtre de sa chambre. « Aère longtemps et change les draps ». Il se penche vers l’oreille du cheval qui semble dire non, non, non de la tête, mais qui avance sur la route de la ville.


Quelques heures.


Le cheval tombe de fatigue quelques heures à peine après son départ, près d’une ferme de la première plaine. Il s’arrête obstinément d’abord et dès que l’homme a vidé les étriers, il se couche sur le flanc en fermant ses grands yeux. Il semble jouer alors même qu’il est en train de mourir. L’homme marche les quelques mètres qui le séparent de la bâtisse et achète derechef un cheval, une grosse bête à l’arrière-train confortable. S’il marche la route jusqu’à la maison de sa mère, dans la boue et la fatigue accumulée des mauvaises nuits, il se couchera sous peu comme le premier cheval. Dès qu’il est en selle, son cœur s’allège et il voit à nouveau le bleu clair du ciel froid.

Se succèdent pendant ce premier voyage : un percheron, une jument de poste pleine de malice, un grand poney des montagnes et un cheval baie d’une grâce extrême acheté à haut prix dans une foire de bandits.

Tandis qu’il chemine, il comprend qu’il a tout oublié durant les années — mais combien ? — qu’il a passé au bord du lac. La Dame n’avait jamais changé à ses yeux, pas plus que lui-même ni les serviteurs dont il ne se rappelle plus le nom, la fonction seulement. Les ouvrages ne s’amoncelaient pas, non plus que les richesses. Et il n’y avait pas d’enfant pour courir vers lui de plus en plus stable sur ses deux pieds afin de lui donner la mesure du temps. Pas de petits pains ovales inconstants à désirer, mais la fidèle et tranquille abondance. (Il lui avait toujours paru que la maison du Lac était la sienne, tout comme ses nombreux domaines et ses affaires d’homme, mais voilà qu’à présent il n’en est plus si sûr).

Seul le chemin du retour — celui-là même qu’il pensait ne plus connaître — émerge des eaux du lac et guide les montures jusqu’à la maison de la mère.

Plusieurs jours, donc.

Quand il arrive, la maison est vide. Le soleil de la fin de la journée brille très fort et très haut. Il flotte un parfum doux et trompeur qui n’a pas de nom, à peine une couleur. Lèvres mordues. Il entre dans la fraîcheur de la maison. Il revoit les gestes de l’habitude sans en accomplir aucun. Il reste couvert de ses habits de voyages, ne se lave pas le visage ni les mains, ne passe pas la tête dans l’embrasure de la cuisine… Il va tout droit à la chambre de sa mère. Il y a une vieille femme paisible étendue sur son lit. Elle porte sa robe de mariée devenue trop ample avec les années pour ce corps rabougri. Autour d’elle une nombreuse assemblée minuscule de cierges achève de se consumer.

Il fixe son visage, s’approche jusqu’à ce que son souffle fasse frémir doucement les petits cheveux blancs, rebelles à la résille, sur son front.

Il ne la reconnaît pas.

Il entend des rires. Des rires si légèrement moqueurs qu’ils lui caressent les oreilles. Il regarde les mains de sa mère. Il ne les reconnaît pas. Les rires redoublent. Les bougies s’éteignent une à une. Reste la lumière de la fenêtre. Et les rires. Il se retourne. Derrière lui, un petit enfant blond, avec une couronne de ronces et des mains toutes rouges, déguerpit dès qu’il l’aperçoit. Il lui court après dans la maison vide et les rires fusent plus sonores. Il revoit tout dans sa course, se rappelle tout, mais si vite, les marches qui grincent et les autres, le salon des longues maladies, les têtes abominables du gibier décapité, l’entrée de la cave, les murs penchés, le beau fauteuil inconfortable préféré des visiteurs, la bibliothèque fermée avec deux clefs… Le jardin.

Une minute.

Dans le jardin, les domestiques, les cousins, les enfants, la cueillette des framboises. Il est entré comme un fou à la suite du garçonnet aux mains rouges qui s’est réfugié derrière un plus grand. Tous sont saisis par son apparition — il y a si longtemps —. Un vieux domestique vif s’incline et à sa suite, dans une lenteur stupéfaite, tous s’inclinent devant lui, le Maître Saphron, jusqu’aux enfants qui ne l’ont jamais vu, mais qui pressentent qu’il leur faut participer sans retard à ce nouveau jeu. Il voudrait s’excuser, mais il s’incline à son tour et quand il dit bonjour un des enfants éclate en sanglots. Personne n’ose vraiment bouger, alors le Maître va vers l’enfant, il cueille une grosse framboise et la dépose fermement dans la petite bouche braillarde. Et puis une autre, et encore une. L’enfant s’arrête net à la cinquième framboise. L’œil rond. Tout le monde rit. Maître Saphron sourit malgré lui dans cette circonstance. Sa mère apparaît derrière lui et pose ses mains sur ses yeux. L’enfant aux joues gonflées de framboises ferme également les yeux. Tout a disparu.

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