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Photo du rédacteurEmmanuelle Cordoliani

ÉCRIRE LE PRINTEMPS X


Il y a 9 ans, ça a commencé à faire.


LUNDI

La semaine passée, j’ai complètement séché sur le mot [FAUX], je l’avais pourtant préféré à [JARDIN], du fait même de son exigence. Il m’arrive souvent d’écrire le Journal du’n mot avec une semaine de décalage, ce n’est pas la question. Ce qui m’intrigue c’est le peu de notes que j’ai pris. Combien ce mot me laisse… en porte-à-faux. Ce n’est pourtant pas le manque d’erreur ni de facticité dans mon environnement et ma capacité à me mettre en relation avec lui qui est la cause.

Je me dis que je pourrais commencer ce journal par la liste de ce que je n’ai pas fait. Quelle idée ! Comme s’il suffisait de n’avoir pas fait pour que les choses se fassent. Et puis comment les hiérarchiser, ces choses omises, manquées ? Je regrette cependant de n’avoir pas dessiné de souris tout autant que d’avoir laissé en plan ma relecture de l’Archive Sauveterre.


MARDI

L’amour qu’est-ce que j’y connais ? Le gros des rendus de la question annuelle arrivait ce soir. Dans la salle, mon plus ancien élève, Olivier G et la plus jeune, la future, Margaux L, encore en License, venue voir. Cet exercice est le cœur du laboratoire. Les élèves s’y révèlent — on dirait un palindrome —. Les élèves s’y réveillent aussi, sortent du songe d’eux-mêmes dans lequel nous les entretenons, même malgré nous. Cet exercice leur doit tout. Chaque année, en le faisant les élèves le parfont. Je me souvien(drai toujours, toujours) de la deuxième question annuelle d’Olivier. La mesure de l’exercice qu’il avait donnée. Pourtant je ne me souviens d’aucun de ses mots. Comment écrire un moment semblable ? Il a dit quelque chose qui a entériné cette pratique, cette démarche et par extension, mon geste. Ce soir, il n’était là que pour voir. Mais il n’était pas spectateur, mais témoin. Même ceux et celles qui perdent leur chemin dans les affres des préparations des examens, ce déchaînement de croyances, se retrouvent pour ce moment. Camille n’arrive pas, mais elle est, dans cet exercice qu’elle croit rater, plus présente au plateau qu’elle ne l’a jamais été. Elle offre de la matière pour des mois et des années de travail. Matthieu et Aymeric, chacun à leur façon (forêt des contes d’Outrepologne et poésie érotique), bouclent magistralement le travail qu’ils avaient apporté pour En cas de Dysfonctionnement de la baguette de la fée. C’est vrai aussi pour Parveen et Laurence, qui étaient alors les fées et qui réapparaissent, l’une métamorphosée en tomate amoureuse, l’autre parlant le chat international. Et pour Flore et ses recettes de cuisine pleines d’amour, là encore, comme dans leur livre. Clémence, elle conte. Elle fait entrer dans la classe le Canada de son année d’Erasmus. Tout cela, que je ne peux que l’énumérer sans bien l’attraper, tout cela m’échappe et ouvre de grands domaines en moi. Enseigner comme écrire est un désir qui croît.


MERCREDI

Un chemin dans le labyrinthe, dit f. Je reviens à ma lecture fuyante de la définition touffue de Wikipédia. Celle qui m’aide à m’endormir pour tomber dans les rêves et dont j’oublie toujours une partie. Trois labyrinthes : unicursal (une seule entrée, une seule sortie), maniériste (un grand nombre de voies qui toutes, excepté une, mènent à des culs-de-sac) et hermétique, autrement appelé en rhizome (où chaque route peut être la bonne, pourvu qu’on veuille aller du côté où on va).

Le rhizome est donc le lieu des conjectures, des paris et des hasards, des hypothèses globales qui doivent être continuellement reposées, car une structure en rhizome change sans cesse de forme.

Un labyrinthe comme la zone du Stalker de Tarkovski : un lieu en ruine où les lois de la réalité ne s’appliquent pas et dont personne ne connaît la nature.

C’est dans ce dernier modèle que j’écris. Que je voudrais écrire. Il y aurait plus d’humilité à tenter l’unicursal, plus d’humilité et de maestria classique, mais, à part ici peut-être, ce n’est pas le terrain de jeu vers quoi penche mon cœur. Je me prends souvent les pieds dans la deuxième forme, maniériste, où les culs-de-sac ne sont que les agréments d’une intrigue assez faible. La nuance, c’est l’art du pauvre, disait Raimu et je le serine à longueur de temps à mes élèves. Le plan que j’ai établi pour m’aventurer dans #les40jours est un labyrinthe hermétique, voyons ce qui en ressortira.

« Le troisième type de labyrinthe est le “rhizome” de Deleuze et Guattari, autrement dit le “réseau infini”, une structure qui n’a pas de centre ni de périphérie, ni dedans ni dehors, et dont les éléments peuvent se connecter entre eux en plusieurs nœuds, c’est-à-dire des points focaux, selon les intentions de l’individu qui choisit, lui-même, la direction à imprimer à son propre trajet. » (Giuseppe Lovito, Le mythe du labyrinthe revisité par Eco théoricien et romancier à des fins cognitives et métaphoriques)

Ramenée à Pasolini par la perspective d’un travail avec les élèves (vieille idée d’un couplage Gianni Schicchi/Sono Uno), je poste un poème extrait de Je suis vivant ! Il est tentant et terrifiant comme une Babagaya, Pasolini.


JEUDI

Je reprends le texte commencé au café la veille dans un autre café. Un inlassable porte-palettes claironnant chaque recul m’assourdit pendant cette heure et demie de grâce (je sors de chez le médecin, il fait beau, j’ai une heure et demie pour écrire). N’importe. Le texte bien parti se perd. Je ne sais pas où je veux en venir à Sauveterre, alors les instants s’épuisent avant les 10 000 signes visés. Je combine un texte plus ancien à ce début, un texte du réservoir fait exactement pour cela. Je me sens quand même comme le docteur Frankenstein en arrivant péniblement à 6500 caractères. Le Sérail, je ne l’ai pas achevé encore, mais je sais comment le finir. La structure a fini par m’apparaître, puisque je refuse de la définir d’avance. Ou alors seulement de grandes lignes qui permettent d’écrire, justement, mais aérées, comme pour les notes d’intentions de mise en scène que je dois rédiger deux voir trois ans à l’avance à l’opéra. Wajdi Mouawad dit que c’est comme tirer une flèche vers une cible qui n’existera que dans plusieurs années. Et j’aime ce pari, ce jeu. Il est le cœur de l’écriture. Un des cœurs. Il s’agit maintenant d’être aussi patiente avec Sauveterre que je l’ai été avec le Sérail. Je ne suis pas encore au rendez-vous. Il faudra reprendre ce texte.

Un source d’inspiration pour reprendre les eaux du Sérail (série de textes sur l’eau initiés en juin dernier et qui scandent les aventures d’Osmin) :

Appuyé contre la haie, je m’imprime au fond des yeux l’image du lit totalement tapissé par l’herbe, à sec. Avec la fonction photo de mon téléphone, prends plusieurs clichés. Tel un grand cadavre la rivière, corps vidé de son sang. De son sens. Pourquoi le souvenir me revient-il des tranchées mal cicatrisées à Beaumont Hamel ou Notre-Dame-de-Lorette. En Picardie la guerre n’est jamais finie. Transfusion d’urgence, l’image. Édouard III, roi anglo-angevin d’Angleterre, massacre la chevalerie de Philippe VI de Valois à Crécy — Août 1346. J’y suis six cents ans plus tard entre forêt d’où arrivent du Sud les troupes françaises et génoises et moulin observatoire au Nord, sur une butte d’où commande ses archers le fameux Prince Noir, « Prince d’Aquitaine à la tour abolie ». Je prends le parti de la rivière, j’ai choisi le camp de l’eau consolatrice. (…) Jacques Darras/Je suis une rivière (extrait)

VENDREDI

Les propriétaires du Leurre m’invitent à m’y produire. J’ai déjà dit combien j’avais besoin d’échéance. Je parle tout de suite d’Alice chut ! Je n’ai plus l’intention d’en faire un spectacle, mais des lectures, oui, des lectures m’aideraient à avancer. L’occasion aussi pour Al Piq de continuer la série d’aquarelles connexes. J’ai écrit le dernier repas, le plus décousu, le plus abstrait à la Tourette en mars. Par hasard, presque. J’avais dans mes cartons le premier, un anniversaire d’Alice depuis des années. Pour la revue DIRE, j’ai ajouté une scène de thé. Encore une série… combien d’étapes entre ces trois-là ? 4 ? 9 ? 30 ?


Sur l’autoroute, une heure quarante-cinq d’arrêt complet. Un camion couché en portefeuille… Son chargement partout sur les voies. Il fait beau et doux au milieu des 38 tonnes. Nous lisons. Vol de Nuit sur la banquette arrière. À la place du conducteur, Figures de la Filiation. Il est temps de devenir la passagère de L’Herne Ernaux. Le bandeau dit : « L’écriture, l’autre vie ». J’ai noté quelque chose comme ça dans le Journal d’un mot, il y a quelques années…

Elle m’a dit : écrire, c’est une vie parallèle.Oui. ** « Travailler pour moi » ne recoupe que deux activités : lire et écrire en dehors de toute attente, échéance, rendez-vous. Travailler pour moi est une intense passion adultérine, une double vie faussement parallèle. *** La vie parallèle creuse l’écart. Une existence de dahut s’offre à moi. JDM | 22/11 [PARALLÈLE]

Un bref extrait de correspondance pour le prêt d’une machine à écrire, je vois tout de suite. Des poèmes de jeunesse dont l’intérêt réside dans leur manque d’intérêt. Ensuite, un texte titré Vocation ? Elle y fait mention du journal tenu à côté de l’écriture :

Écrire n’est pas pour moi un substitut de l’amour, mais quelque chose d plus que l’amour et la vie. (16 janvier 63)

Plus tard :

Je marche vers ce roman à écrire comme à seize ans je marchais vers l’amour.

Je fais mine de me demander quand j’ai commencé à convoiter l’écriture. Mais je le sais, je l’ai écrit déjà (cf. Première cuisine). Je voudrais développer là-dessus. Comment le désir d’écrire devient le geste de l’écriture… Voilà, la circulation a repris, ce long compagnonnage ne s’interrompra pas de sitôt. Toujours déjà écrit. Mais une photo réapparaît dans les souvenirs des algorithmes (sommeil des Précogs de K. Dick), qui fait voir combien depuis neuf ans, c’est incessant, écrire.


SAMEDI

J’hésite à faire la Transversale # 6 du Tiers Livre : je ne fais rien d’autre en « écrivant l’Année » que de noter quand j’écris, comment et les questions que cela soulève. Mais la forme proposée me fait de l’œil et puis il y a toujours la bonne compagnie… Bref, j’en étais là de ces considérations quand je me suis retrouvée à traverser le parking de Leclerc à vélo aux alentours de 12 h 15. Comme je l’ai expliqué précédemment, c’est le moyen le plus sûr de devenir un personnage de Will. Pas plus que la dernière fois, je ne l’ai fait exprès. Cependant personne ne m’a contrainte à être la bonne personne au bon moment sur ce parking. Est-ce que je m’emmène par la main à l’endroit d’écrire  sans vraiment m’en apercevoir ? La combinaison de ma discipline paramilitaire, de la riche alimentation prodiguée à mon imaginaire suffit-elle à créer semblables moments ? Ou bien la confiance que quelque chose finit toujours pas advenir qui dépasse notre volonté est-elle l’agent provocateur de mes lignes, de mes pages ?

C’est la première fois que je rentre à vélo sur le parking du Leclerc. Le magasin tout proche de ma maison où je faisais les courses au jour le jour, une salade par-ci, des yaourts de bique par là a fermé ses portes voilà quinze jours. Nous l’appelions « les producteurs », même si ce n’était pas son nom, par analogie avec un autre proche d’une autre maison et d’un autre calme, proche de la maison de Nevers, que j’ai achetée, où je me suis installée pour écrire. Ça remonte à un bail maintenant, enfin quinze ans : je n’avais plus le choix, je voulais quitter Paris de toutes les forces qui me restaient, vu qu’y vivre en puisait pas mal, et écrire. J’avais besoin d’espace pour avoir de la place dans ma tête. Alors pour trois francs six sous que je n’ai pas encore fini de rembourser, j’ai acheté une maison à Nevers. Et pas loin, il y avait un magasin appelé « Aux producteurs ». Mais celui dont je parle, celui qui vient de fermer ses portes est dans le Nord. Il y a une maison là aussi, avec de l’espace pour moi et j’écris. Est-ce que je ne peux pas écrire ailleurs ? Si, tant qu’il y a assez de place dans ma tête. Je peux écrire au café et dans le train. Le café est directement relié à celui de mes grands-parents où j’ai joué, fait du tricycle, caressé le chat, regardé tomber l’hiver et accessoirement fait mes devoirs.

Grandie dans un bar. Les tables en Formica ont des dessous de rêves, pleins de jambes, de chats qui passe, de trucs à ramasser par terre qu’on peut discrètement coller dans sa bouche. Les tables en Formica ont des coins, des arêtes noires aussi dangereuses que celles du poisson quand on arrive à vive allure en bicyclette à petites roues ou dans la fièvre délicieuse de la poursuite du chat. Les tables en Formica ont des dessus bordeaux, comme le vin qu’on n’y sert pas dans ce genre de bar, plutôt du rouge limé qu’ils boivent jusqu’à la lie dans des petits godets pour rythmer la longue journée et se faire un nez assorti aux fraises des Vittel-fraise sur quoi ils se rabattent quand ils ont bu tous leurs sous — ce qui faisait du sens tandis qu’on remplissait ses cahiers d’orthographe — mais finalement c’est tout leur soûl et le docteur qui est doux comme le vin a sifflé la fin de la récré, et pas un demi-panaché qui tienne où ça finira mal malade de boire tout ça. Les tables en Formica, on a encore le temps d’y écrire des lettres d’amours débutantes et des débuts de grands romans qu’on ne sait par quel bout prendre et qui déguise mal la vie la plus quotidienne sans jamais oser (encore) lui rentrer dans le lard. Un jour, le bar est vendu, mais c’est pas ça qui manque. Journal d'un Mot [An I]

Écrire dans le train, c’est une autre histoire.

Ce train je l’ai pris dans tous les états possibles. En m’asseyant vient en premier l’épuisement. Il n’y est pas aujourd’hui. Je mesure combien il y a été. La tristesse toute alourdie de culpabilité comme un manteau trempé de pluie. La fierté maline de savoir quitter la ville. La dernière ligne droite qu’on fait comme une bête de somme, en sueur, abrutie, laissant jouer tout le déséquilibre de sa masse pour avancer encore, pour rentrer là où il fera bon. L’angoisse qui tort le cœur qui s’était caché dans l’estomac pour échapper aux désastres inéluctables, le mot tragédie dans la bouche de l’ami, « oui, c’est une tragédie ». La joie pimpante des colonies de vacances, le retour aux enfants sauvages. L’attention toute captée par un livre, une conversation, une page s’écrivant. Tant d’états. Pas tous les états possibles, mais suffisamment pour qu’il n’y ait plus qu’une femme assise dans un train, anonyme à moi-même, presque en Bulgarie, dans ces trains vides qui durent des heures.

Une histoire d’amour également. Comme dans le Nord et avec le Nord. Pas de parking, nous a-t-on expliqué aux Producteurs, donc pas de chariot, trop faibles montants des paniers, venez donc nous retrouver dans la zone commerciale… Je me suis sentie comme une petite vieille. D’ailleurs, c’est bien à elles que j’ai pensé d’abord : il y a une maison de retraite située pile en face. Je croisais les résidentes quand je venais un peu en avance pour la salade du déjeuner — les vieilles ça mange plus tôt —. Elles aimaient bien mes gros paniers (pendant que j’y étais) qui les faisaient attendre à la caisse tout le temps de compter mes achats, de les régler et de les remballer. Elles aimaient bien rester là un moment, et il faut savoir ça : ne laissez pas passer les vieux devant vous sous prétexte qu’ils n’ont qu’une demi-baguette et un bout de fromage et que vous vous inquiétez d’avoir l’air poli et de leurs faibles jambes variqueuses. C’est vraiment le meilleur moyen de passer complètement à côté de la situation et quand on prétend écrire, je crois qu’il vaut mieux voir ce qui se passe plutôt que de se la raconter. Ce temps dans le magasin, c’est le moment de rencontrer d’autres êtres humains et de parler un peu. La pluie, le beau temps, les jours fériés, l’arrivage des navets de printemps, le petit coup de mou des brebis qui ne donnent plus de lait… Et ça, ce n’est que la parole, mais il y a aussi tout ce qui se trame en passant dans les rayons, les aimables préséances au distributeur de sac en papier, les sourires au rayon des glaces artisanales, les chassés-croisés autour du stand des fruits. Ils ont fermé le 24 mai. Je n’y suis plus allée les derniers jours, mon conjoint m’a dit : « c’est trop triste, ils ne sont plus livrés ». Ça m’a vraiment peinée et mise en rogne. C’était notre principal lieu de ravitaillement pendant le confinement et toute une petite routine s’organisait avec. Écrire le matin le journal en papier pendant que la maison dormait encore, monter le petit-déjeuner, faire les corvées de correspondances, des étirements, une lessive, continuer les corvées et puis écrire un peu avant d’aller chercher ce qui manque pour le déjeuner, sortir, revenir avec des tas de trucs à cuisiner, déjeuner, lire dans le jardin, écrire, écrire, écrire… J’ai lu beaucoup alors, — une amie m’a dit : nous avons lu et nous avons dormi, du bon côté de la barrière — notamment les Carnets de Jane Somers de Doris Lessing, ce qui m’aiguisait encore l’œil sur les petites vieilles que je croisais aux Prod ». Ma grand-mère est décédée doucement à cette même période, le jour de ma fête : elle connaissait ma mémoire de passoire pour les dates et ce dernier coup de pouce m’est allé droit au cœur. Je viens de me demander pourquoi je n’écrivais pas sur les vieilles… Mais je réalise que je n’arrête pas. Alice, la Reine Geneviève, l’arénophile, Monsieur… Mes textes sont pleins de vieilles dames et je suis l’une des leurs : j’ai voulu réinstaller cette routine de salade, de sortie à l’heure du déjeuner. J’ai pris mon vélo et j’ai pédalé jusqu’à leurs nouveaux locaux — ils sont hébergés dans le Gamm vert, en face de Leclerc —.

J’essayais de faire bonne figure. Un peu de vélo, ça ne fait pas mal. C’est là que j’ai mes meilleures idées. Mes idées tout court, même. Mais je savais que je n’y croiserais aucune petite vieille au panier léger, à part moi, un peu déboussolée avec mon sac à dos — que prendre ? — . Ils sont fermés entre les midis. Enfin, Gamm Vert. Et c’est comme ça que je me suis retrouvée sur le parking du Leclerc aux alentours de 12 h 15. L’essence est à 2,20 €, j’achète une salade dans une grande surface, le panier de course a doublé depuis le confinement et mes rêves de vie minimaliste (enseigner, écrire, acheter des salades en causant avec des mamies) sont bien mis à mal par ces contingences. Sur ce parking, reste l’amitié littéraire de Will qui me fait passer de l’autre côté. Je suis il y a deux semaines, sur le parking de Jonzac, qui s’appelle Sauveterre quand c’est une porte interdimensionnelle, qui s’appelle Sauveterre depuis que la ville est prise dans les rhizomes de mes souvenirs, de ceux des personnages qui s’y sont installés pendant trois mois à l’été 2018, de ceux, bien plus anciens de la prime jeunesse de Will et de ceux que nous avons marchés là-bas il y a deux semaines. Dans l’après-midi, je reprendrai les corrections de l’Archive Sauveterre.

Pourquoi ça plutôt qu’autre chose ? Je ne justifie jamais le travail. Je sais à quoi il est bon. À moi. Et les chamboulements de mes routines sont de peu de poids en comparaison avec la pérennité d’écrire. J’ai pensé longtemps adapter au théâtre le texte de Tullia d’Aragon, la philosophe-courtisane de la Renaissance, De l’Infinité d’amour. Comment ai-je renoncé ? Comment suis-je passée à autre chose ? Un de mes professeurs expliquait quelque chose comme ça : d’abord on dit le texte, et puis un jour, on devient le texte. J’ai renoncé par agrégation et dans l’éloignement des bibliothèques pendant le confinement, j’ai pris la mesure de tout ce qui avait été ainsi agrégé. L’amour a-t-il une fin ? C’est la question de ce dialogue philosophique. Bien sûr, on n’est pas là pour rigoler — même si on est là pour séduire —, on en explore chaque signification : une finalité ? Une mort ? Je crois me rappeler que du point de vue de Tullia, il est répondu oui à la première question et non à la seconde. J’irai par là pour l’écriture. Une finalité, même plusieurs. De nombreux termes, des morts régulières, mais toujours ressuscitées. Est-ce toujours aussi facile que ça en a l’air pour moi ? Non, c’est à chaque fois désagréable, déboussolant, violent, même, ce désir d’écrire dérouté par ses propres productions. Mais on sait, à la longue, comme avec l’amour, on sait que le jeu est la chandelle. Il brûle, réchauffe, fume, éclaire. Pourquoi alors est-ce que ça a l’air facile avec moi ? Pour moi ? Est-ce parce que j’ai été si longtemps fille unique ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Unique, bien sûr, unique en son genre, mais aussi simultanément l’aînée et la benjamine. La responsable et la petite. Quand je me casse le nez sur le rideau de fer de Gamm vert, je me sens comme Brigitte, paumée, mais je n’abdique pas de la mission salade et tout cela demeure un jeu dont on peut devenir le personnage d’un autre auteur, d’un autre écrit. J’aurais dû passer le relais de la benjamine à mon frère voilà trente ans, mais le pli était pris d’être à la fois vaillante — comme si j’avais reçu une double louche de force à la distribution initiale, dit mon amie Bénédicte — et paresseuse comme une couleuvre, traînant au lit des enfants encore trop petits et rêvant, rêvant…

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Écrire l'été
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