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Photo du rédacteurEmmanuelle Cordoliani

ÉCRIRE LE PRINTEMPS II


© Al Piq

LUNDI

Retour de la Tourette. L’encre coule dans les veines. La tranquillité d’écrire. L’assurance d’écrire encore. La paix. Au milieu de cette ville où je ne veux pas revenir, au milieu du bruit inepte et encore une fois décevant de cette campagne de mauvais théâtre (penses-tu pouvoir encore être déçue ? Un proche m’a appris à me poser cette question régulièrement avant de m’enferrer dans un choix, dans une voie… pas si sûre, cette fois-ci. Mais déplorer un usage de la parole si triste, si misérable, si contre nature, oui, il semble qu’il me reste la place pour faire cela), au milieu de ce monde de guerres, dont l’arbre jaune et bleu nous cache si adéquatement la forêt, je porte un petit balcon de paix troué de carrés de soleil qui lui donne l’air d’un poème d’idéogrammes.

Marion, qui relit pour coquilles et autres bévues l’édition [1-3] du Journal d’un mot m’adresse ce message : « je n’ose pas vraiment toucher la syntaxe j’avoue ». Je l’invite à prendre des notes. Elle ajoute : « C’est juste que c’est formellement super précis et abouti donc je n’ose pas trop ». J’insiste : j’ai grand besoin d’une interlocutrice de sa trempe. Elle ne sait pas la chance qu’elle est. Pas faute de lui dire. Elle le comprendra dans quelques années, on n’est pas aux pièces.


MARDI

Inquiètes sont les têtes qui portent la couronne. Si le soleil levant les nimbe dans la blancheur liliale de l’espoir de changer le monde qu’elles vont gouverner, la puissance du plein midi a déjà la couleur du sang versé et bientôt la nuit les aura recouvertes de son linceul. Ainsi en une journée, toute leur vie en éclats.

Voilà pour la note de programme du Parlement des Reines. Le titre d’un spectacle, d’un livre, s’il n’est pas imposé, il faut le choisir habilement : on va vivre avec pendant des semaines, des mois, des années. Dans le cas d’un spectacle, il va beaucoup se dire entre les partenaires de cette aventure (écrire un livret, composer un opéra, trouver de l’argent pour le monter, le répéter, le jouer, en faire la promotion…), on va le seriner à tort et à travers, l’écorcher, le mâchonner, le diminuer, utiliser son acronyme… Bref, mieux vaut y consacrer du temps. Pour la note d’intention, c’est une autre affaire. Il faut s’offrir un cadre souple, ce vêtement doit accompagner toute la période de gestation, puis la naissance et le baptême. Préférer des contours flous. Ce n’est pas un testament, c’est l’inverse ! L’esquisse d’un chemin, surtout pas une feuille de route. Les affres dans lesquelles cet exercice plonge certain.es de mes collègues me fascinent. Ça sert à vendre, comme une 4e de couverture. Pas à écrire. Autant ne pas y perdre sa vie. Qui se souvient d’une 4e de couverture une fois le livre lu ?


MERCREDI

Hier matin, atelier autour de la médiation au CNSMDP animée (le mot est juste) par l’exquise Nathalie Moine. Nous commençons par écrire automatiquement quelques minutes. Elle ne conserve que le mot d’arrivée. Nous sommes deux à peiner à le faire entendre, tant ils ne collent pas avec le cadre institué : poire, dit un élève, et trous, pour moi. Ensuite, Perrec, Espèce d’Espaces. Quelle merveilleuse ironie d’entendre ça dans le Salon Vinteuil ! Nous nous lançons dans la rédaction d’un abécédaire de la médiation. Nathalie a laissé de la place au farfelu, mais ce n’est pas si simple pour nombre des participant.es, peu accoutumé. es à l’exercice d’écrire pour la quantité et non pour l’efficacité. Quelques instants, quelque chose de la Tourette se prolonge dans cette salle paisible où l’on écrit. Enfin, Nathalie nous soumet une proposition de politique fiction. Si l’école devenait un pôle de référence pour la pratique de la médiation, comment en décririons-nous les effets, dans cinq ans, à un ami japonais ? Nous notons tout cela sur de petits Post-its. Les effets, pas les moyens pour y arriver. Les effets d’abord. Tout ça fait un bien fou. Les maisons se relient, la Tourette, le CNSMDP et ces pièces où l’écriture me téléporte : le café de ma grand-mère, la cuisine de la maison rouge à Sofia, le Politburo de Valenciennes…

Encore un coup avec Hugo : la surprise des élèves devant la violence du racisme de Marie Tudor ! Elles sont à juste titre épatées par sa force après deux pages brutales où l’amant de la reine se voit par elle démasqué, démis de ses titres et possessions, accusé de tentative de meurtre, et arrêté devant ses pairs. Après deux pages grandiloquentes, que pourrait-on imaginer de plus terrible ? Mais justement la tranquillité de la haine ordinaire, de la bêtise ordinaire pour élucubrer des préjugés sur l’Italie, un ton bourgeois, rieur presque.

À l’heure où je suis plongé dans le Récit, où la lecture de son début à mes compagnes de la Tourette m’a permis de mesurer à plus d’un titre son utilité, et de constater à vue que la violence de l’écriture était à la mesure de celle de la situation relatée (non pas égale, mais comme translatée… comment s'appelait ce jouet qui servait à cela précisément. Le mot spirographe me revient, mais je sais que ce n'est pas le bon… ), je m’aperçois que la plus malfaisante a été celle des petites phrases qui ont suivi et commenté l’agression, prononcées sur un ton d’évidence, de café du commerce. Il ne faut pas la négliger. Elle est d’une autre nature, d’une autre portée : elle ne naît pas dans la volonté d’anéantir un autre être humain, mais bel et bien de le blesser. De le blesser seulement et salement, pour que la plaie, sans être en rien mortelle, cuise longtemps.


JEUDI

À l’invitation du comité momentané de la revue DIRE, Xavier, Rébecca, Yasmin (dont le courage et la bonne volonté les conduiront probablement aux petites maisons, mais avec toute notre reconnaissance), je pense à ce que je pourrais écrire d’ici le 30 avril. Deux chantiers me viennent à l’esprit immédiatement. Le Récit, que je ne pensais pas spécialement partager, mais dont la mise en forme ouvre des possibilités, et un pan, façon antépisode, de Alice A. Je compte laisser courir les deux possibilités pendant quelques jours. Le choix d’Alexandre, à qui je demande des aquarelles pour accompagner les textes sera également déterminant. Accompagner, pas illustrer. Une façon de faire ensemble quelque chose que nous aimons chacun.e. Grâce aux Villes en Voix de Françoise Breton, nous avons déjà un peu d’expérience dans ce compagnonnage. C’est un moyen simple pour moi de lui donner à lire ce que j’écris et avec quoi il se tient plutôt à distance. Il écrit lui-même, mais des articles de psychanalyse. Je préfère d’ailleurs qu’il m’en fasse la lecture plutôt que de les découvrir à l’écran. Son phrasé éclaire nombre de notions qui demeurent difficiles pour moi, qui ne pratique pas, qui ne lis pas de philosophie.

Cette perspective de publication amène une autre idée, étrange, qui ne la concerne même pas. Écrire en parallèle l’été prochain le polar gantois et un vieux chantier (il a bientôt trente ans) rattrapé par l’actualité (en trente ans, rien d’étonnant, même si je ne suis pas Nostradamus — Nostradamus, c’était le nom que ma mère avait donné à un chaton perdu dans le parc de l’hôpital psychiatrique où elle travaillait. Les infirmières s’étaient partagé une portée abandonnée sous une fenêtre par une chatte autrement occupée, semble-t-il, à remettre en cause le fatras de conneries concernant l’instinct maternel. Il était plein de puces, tout noir. Personne n’en voulait. Il m’a absolument aimée. Et pourtant je lui en ai fait voir de toutes les couleurs. La seule fois où il m’ait griffée, un réflexe de préhension m’avait fait resserrer mon étreinte alors qu’il voulait éviter un client qui venait d’entrer dans le bar. Je ne sais plus quel endroit de ma main saignait. J’aurais aimé conserver cette cicatrice… — . C’est très tentant. Je me demande s’il ne faudrait pas alors mettre en pause ce journal. Ne pas écrire l’été, puisque trop occupée à écrire l’été, en quelque sorte…


VENDREDI

Publication d’avril, le Récit , ou les tables en morceaux d’Alice A. Dans les deux cas, à rebours. Ce que j’ai pour l’instant écrit, c’est la fin. Je pourrais raconter en 6 tablées la descente sans retour dans le tronc d’arbre creux. Pourquoi 6 ? Ne sais. Le chiffre qui vient. La demi-douzaine, le panier d’œufs…

Dans le cas du Récit, c’est amusant de considérer que ce que j’ai écrit en premier puisse être une forme d’aboutissement : j’ai saisi mes notes hier, l’exercice était pénible et le résultat décourageant. Des coups rageant. J’ai choisi une règle bien contraignante : uniquement ce qui est continu dans mon souvenir de cet épisode et uniquement des phrases négatives. Évidemment, une affirmation incontournable se manifeste de temps à autre, mais finalement une seule l’était vraiment, que j’ai conservée et qui fait comme un pâté dans le texte : j’étais pleine de gratitude !. Néanmoins, je m’en tiens à ma décision d’aller jusqu’où je pourrai d’ici le 20 mai. Date butoir. J’oscille comme un pendule sur la potentialité de ce texte à être un récit, en dépit de son nom, qui me fait l’effet d’un vœu pieux, ou d’une démonstration de méthode Coué. Je doute de mon aptitude à transformer ce moment de mon existence en récit. Pourquoi ? Je ne doute pas de ma capacité à y arriver avec mes souvenirs d’enfance — et pourtant ils ne sont pas tous exempts de brutalité —. Il n’y a qu’un moyen d’en avoir le cœur net : avancer dans l’écriture. M’attaquer aux fragments faisant le lien entre alors et maintenant. Fouiller les pistes qui se proposent spontanément : les rêves très clairs en ce moment et insistants, les associations d’idées (comme ce matin dans la forêt, où l’horrible réflexion « C’est vrai qu’elle ne marche plus pareil » s’est mise en relation avec l’agacement de ma grand-mère pour l’utilisation du verbe marcher en lieu et place de fonctionner.


SAMEDI

Un long moment de discussion avec la voisine. Je venais lui extorquer le nom de son chauffagiste, elle m’offre un café dans sa maison à la nôtre, jumelle. Je m’ouvre à elle de mon désir d’écrire sur Valenciennes dès l’été. Ça fait un courant d’air sur l’avenir. Elle a bien connu l’ancien propriétaire de notre maison. Sa femme était directrice d’école. Le mari de la voisine était lui aussi directeur d’école. Le grand-père de mon conjoint également… Nous parlons du cinéma qui va s’ouvrir bientôt et des trois cinémas qui coexistaient sans peine autrefois dans la ville. Les caves occupent une grande place dans ce café chez la voisine. « Les caves de sièges »… je trouverai peut-être un moyen de faire se rejoindre les souterrains du Squat Sang Noir et ceux de Valenciennes.

D’ici à l’été, j’aurais réalisé neuf grands entretiens. Cinq pour le podcast Non loin de làavec des élèves. Quatre avec les membres du Quatuor Ponticelli pour notre spectacle sur l’Orgelbüchlein. Je serai rodée pour ma voisine du Rempart et Maître Cliquet, le notaire à la retraite. Mon été qui n'a pas commencé est déjà plein comme un œuf…

J’ai enfin répondu à Will, qui m’a pourtant une fois des lus sauvé la mise avec un message le 22 mars. Il en va hélas trop souvent ainsi : dès qu’on me remet sur pieds, je repars sabre au clair au lieu de remercier qui a soin de moi.

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Écrire l'été
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