Le héron de Marie Cosnay fait signe au parc Georges Valbon
LUNDI
Le mot de la semaine est MODE. Il lui manque sa troisième entrée dans le journal d’un mot [1-3]. Certaines idées reviennent, déjà écrites, et qui hélas, se répètent (« cette année les femmes sont à la mode… »).
Deux problèmes gouvernent la semaine : un fort sentiment d’isolement et la fin par KO (chronique d’une mort annoncée) de mon modèle économique. Les projets de recherche sont dotés, mais non rémunérés. La Bonne cause : pro bono. Et ce n’est pas demain la veille que les enseignant.es en école d’art vont se voir décerner des postes d’enseignant-chercheur. Pour HFidf, je brasse une demande de fonds européens de 180 000 € don, en ma qualité de membre du CA, je ne suis pas appelée à voir la couleur. À côté de ça, il y a la Dose de Poésie qui court depuis bientôt dix ans pour la beauté du geste. Tout me profite sur le plan symbolique, mais ce n’est pas, hélas avec des demi-pièces d’argile que je peux faire bouillir la marmite, ni mener à bien des projets certes modestes, mais exigeant un peu de fond tout de même.
Et puis le temps d’écrire…
MARDI
À la fin du cours, une élève me demande si j’ai dû potasser depuis la veille. Oui, pour le détail ovidien de Daphné et Apollon. Mais non pour la lignée de Phèdre. Et puis je me justifie : grec ancien dès le collège, long côtoiement racinien… Je connais plus intimement bien des personnages mythiques que certains de mes collègues que je croise au mieux deux fois l’an. Je pense à Sutart Seide qui parlait Shakespeare couramment dans la vie quotidienne. Je raconte comme un road movie la descente de Thésée en Crête, et retour. Pour ce qui est de son voyage aux enfers avec Pirithoüs, c’est plutôt Very bad trip II.
Les élèves s’inquiètent des références inaccessibles au public : nous venons de prendre presque deux heures pour parler de la vie de Phèdre et de Daphné, comment peuvent-elles faire passer tout cela dans l’interprétation d’un air ? Je leur rappelle nos enfances, toutes ces histoires de familles où on s’emmêlait dans les tantes et les cousins, mais qui nous intéressaient tout de même : à un moment donné, il ne s’agit plus que d’entendre raconter quelque chose qui est advenu par des gens dont le détail des sous-entendus peut nous échapper, mais l’existence de ce sous-entendu, jamais. On écoutait avec une curiosité avide la sombre histoire, dont on était toujours consciente de n’avoir qu’un morceau.
MERCREDI
L’arrivée de nouveaux livres (oui, encore, mais ce sont les derniers avant longtemps). La Vie réelle des petites filles de Chantal Thomas, offert et regretté depuis sa nécessité réaffirmée dans la Sentimenthèque. Le tome deux du Cercle des menteurs de Jean-Claude Carrière, encyclopédie-monde des contes, compagnon idéal des lectures tardives — et ce souhait toujours de retenir finalement un bon quart de ce gros livre, comme une part de gâteau qu’on mangerait et ensuite, hop, ce serait par cœur et pour toujours. Mais peut-on parler de par cœur quand il ne s’agit pas de se rappeler le détail de la lettre, mais la trame et l’esprit ? Et pourtant quel autre terme conviendrait mieux ? — . Épopée de Marie Cosnay, présenté comme : ce que la poésie peut faire au polar… Et l’incomparable Word 2016 — Maîtrisez les fonctions avancées du traitement de texte de Microsoft®, parce que l’industrie ne quitte plus jamais vraiment tout ce qui touche l’écrit et le lu. Ces livres, je les lis pour continuer à écrire.
JEUDI
Malade. Beaucoup de lecture. Épopée de Marie Cosnay. Louche sur les éditions de l’Ogre, puisque je peine à mettre sur pieds les Fées fâchées. Mais je n’écris rien qui soit suffisamment ancré dans l’actualité pour les intéresser. L’art de l’ellipse de Marie Cosnay fait envie. Un essai allusif autour du polar gantois, cela se tenterait.
Proust est une fiction, livre-muse. La photographie. Dans la fièvre, effluves du Sérail, conclusion du récit de la photographe.
On raconte qu’une femme a pris la tête du Sérail après le départ de Selim. Cette rumeur est fermement contredite par les membres du personnel partis en dernier. Mais elle a fini par trouver un certain écho chez ceux et celles qui ont présidé à la fondation du club de Vienne. La soigneuse ? Impossible. C’était une plante de demi-ombre. Mais l’aveugle du vestiaire, pourquoi pas ? Un petit groupe soutient qu’il ne peut s’agir que de la Konstanze, parce que la rumeur insiste sur une preuve photographique : la chanteuse dans sa robe rouge serait du meilleur effet au milieu des sarouals jaune d’or du personnel. Assise, le visage dans sa main, faux cils braqués sur l’objectif. Ou avec un éventail de plume. Ou un fume-cigarette. On l’imagine sans peine. Finalement, une photo finit par apparaître dans une vente aux enchères à Drouot. Au milieu du personnel, la chaise vide de Selim a été remplacée par un portrait en pied d’une femme. Le trucage était subtil pour l’époque, précise la commissaire priseuse, mais il est évident que la photographe a souhaité se représenter au milieu de son œuvre sans intention d’usurper véritablement un nom ou une place. Ainsi l’a-t-elle affirmé dans sa correspondance et ses écrits personnels à trois reprises. Correspondances et journaux mis en vente dans la suite de la matinée.
VENDREDI
Des jours de grands tourments. La maladie n’arrange rien, les provoque probablement. La respiration difficile me ramène dans les dernières années de la Jeanne. « Si nous devions vivre avec le peu qu’elle respire, avait dit le toubib, vous et moi serions déjà morts ». J’avais trouvé que c’était une proposition très romantique de sa part. Et puis j’avais écrit cet échange :
Le docteur : Alors, le Monde, comment va ? Le monde : Moyen-comme-ci-comme-ça. Depuis qu’elle est partie… Le docteur : Vous ressassez, le Monde, il ne fait pas bon vivre dans le passé Le monde : Mais dans le présent, Docteur, je manque d’air : depuis qu’elle est partie, la population s’est démultipliée. Je n’ai plus un mètre carré de tranquillité. Le docteur : Oui, c’est un grand chamboulement, mais n’est-ce pas ce dont vous aviez toujours rêvé : l’immortalité. Avez-vous déjà songé à une greffe de masque à oxygène purifié sans paraben dont le dernier modèle ultra-réparateur enrichi en micropaillettes peptidiques vient de sortir de l’usine secrète du Grand TransHhu. J’ai personnellement veillé à son optimale conformité. Le monde : Je n’y ai pas songé : les usines du Grand TransHhu m’empêchent de respirer, mon cerveau doit être mal oxygéné… Par contre, cette nuit, j’ai rêvé d’un dé à coudre d’air… Le docteur : Un dé à coudre d’or ? Le monde : D’air Le docteur : Pour l’air, c’est un grand bol, d’ordinaire. Le monde : Justement… On étouffe, c’est trop peu… Pour moi, pour vous… Le docteur : La greffe, je peux vous l’organiser en un rien de temps. Le monde : Docteur depuis qu’elle est partie vous n’avez de cesse de mettre des pansements sur ma jambe de bois. J’arrête les traitements substitutifs, les formules miracles, les protocoles sensationnels. Le docteur : Si vous vous rebellez, comment puis-je vous aider ? Le monde : Une prochaine fois, Docteur, simplement, écoutez-moi.
SAMEDI
J’ai voulu écrire ce quartier, depuis ce bar. J’y venais écrire des histoires d’escalier au début de mon cheminement avec le Tiers-Livre. Je rêvais de me cacher dans la notation de ce présent. De ne plus bouger vraiment. Il y a suffisamment à voir. Michèle Desbordes ne me contredirait pas : ces quatre frères qui tiennent la boutique tiennent également une bonne histoire. Le Roi du Café. Je me demandais lequel c’était. Ou bien si, comme dans ma pièce « Grand Café », ils endossaient ce titre à tour drôle, en fonction de l’heure de la journée. Dans Grand Café, la nature du café changeait avec le patron de l’heure : bistro ouvrier, PMU, buffet de la gare, salle de banquet, dancing… Pas ici : le roi meurt, vive le roi ! Un des trois frères est mort, il y a déjà deux ans. Jeune. Le benjamin, je ne l’ai plus revu depuis. Mais une fois, comme je venais rembourser une ardoise de deux allongés souscrite la veille dans l’après-midi auprès d’un des frères restants, je suis tombé sur un homme âgé, discret et chaleureux. Je verrais ça avec mon fils, m’a-t-il dit. J’ai compris qui était le roi. Depuis que je sais que le roi du café a trois fils, cette formule m’emporte rapidement au lieu des frontières effacées. Je voudrais m’y installer chaque matin et écrire l’histoire de ce quartier qui est devenu un domaine. Je pourrais peut-être exercer ici la noble profession de portraitiste publique et vendre pour un café un portrait en mot de quiconque le demanderait… Et puis, entre deux clients, je noterai le reste de la chronique du magnolia de la place des femmes, en attendant le passage de Xavier Georgin et de sa horde d’élèves.
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