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Photo du rédacteurEmmanuelle Cordoliani

ÉCRIRE L'AUTOMNE XXVI


Il faut tout recommencer. Le chemin de la raison, le chemin clair effacé par les pluies de septembre, ne me reste plus que l’impression de ne plus écrire, de ne pas avoir écrit. Les jours passent sans que je puisse me souvenir d’une seule ligne de ma main autre que de circonstance : cette montagne de mails qui se substitue au véritable Everest d’une ambition littéraire.


Je peux toujours compter sur mes doigts les entrées du Carnet pour me rassurer, me rappeler à ces petites bribes composées pour présenter au mieux les élèves dans un exercice de commande, les scènes de comédies sur-mesure du programme Rossini du 16 novembre (venez, c'est gratuit)... Autant de mots d’une excuse qui ne pèse pas lourd devant une forme d’urgence d’agir toujours en but au manque de temps, à la fatigue et à un questionnement profond au travail depuis l’été. Cette profondeur est sœur de l’enlisement. Le bain de boue, un temps salutaire, ne risque-t-il pas de se figer à la longue et de statufier toute tentative ?


Il faut tout recommencer et par un autre chemin. La lecture a repris sa place au centre de ma pratique. Est-ce à dire que je ne lisais plus ? On ne peut pas dire ça au vu de l’empilement des volumes dans cette maison que nous habitons la moitié du temps et qui était vide voilà encore quatre ans. Mais, pendant plusieurs années, j’ai écrit d’abord, sauvant des heures de minutes volées comme je l’avais fait si longtemps pour lire. J’ai écrit comme j’avais lu : à la moindre occasion, en marchant, entre deux rendez-vous, entre deux phrases, à vélo, en train, après que tout le monde est couché, à l’aube, à partir d’une image, d’un souvenir, d’un conseil, de rien… J’ai écrit sans penser, sans projet, sans avenir, je me suis plongée dedans jusqu’au cou, jusqu’aux cheveux, jusqu’à me découvrir des branchies dans cette apnée de plusieurs semaines, de plusieurs mois où l’air avait fini par être l’irrespirable. J’ai écrit comme je lisais, pour me sauver, pour me cacher, pour trouver une porte de sortie. Même les livres d’agrément (les polars, l’heroic fantasy, les comédies, le dos des paquets de céréales…) m’intronisaient, loin de toute légèreté, m’amenaient plus loin. Même mes poèmes pour rire avaient du sérieux. Une forme de sévérité, de mise au travail intransigeante motivait mon écriture comme elle l’avait fait, mes lectures. C’est Gracia Bejjani qui a mentionné de trait, quand nous nous sommes enfin rencontrées. Je ne sais plus si elle a parlé de sérieux ou de sévérité. N’importe. L’un et l’autre sont justes : exacts et étroits. Je ne pense pas pouvoir vivre autrement. Je ne le souhaite pas non plus. Cependant, cet été, la lecture a repris les rênes. D’abord avec ses habituels alibis : lire utile, lire pour écrire, lire ce qui servira à écrire… et puis, je ne sais comment, tout cela n’a plus vraiment d’autres finalités que ces allers-retours, de les vivre et non d’en rendre compte par l’achèvement d’un recueil, d'une chronique, d’un roman. Le journal me tient à jour. Je continue à le produire ici parce qu’il est l’occasion d’échanges toujours désirés. Pour le reste, quelque chose s’est dénoué qui n’attend plus le mot FIN.


Ceci étant posé, et dans un geste qui embrasse son paradoxe, je voudrais mentionner trois voix-voies pour ce recommencement.

La première s’est fait entendre voilà des mois et je ne lui ai accordé qu’une lente oreille : c’est celle de mon amie Simone Wambeke me demandant à lire Le Sérail. Comment donner à lire un chantier pareil sans l’ouvrir à nouveau, m’y replonger et m’y perdre à nouveau ? Les versions mal stockées sur mon ordinateur sont nombreuses, mais plus encore celles en germe dans ces pages. Il faudrait le temps de l’été, ce temps qui n’apparaît qu’une fois l’an, pour trouver un nouvel ordre dans cette matière, l’imprimer et la relier avant de l’envoyer à Simone. Elle ne m’en demande pas tant, cependant. Pourquoi est-ce si difficile d’imprimer « en cours » ? C’est que je ne sais plus ce qu’il y a dedans ce fouillis à l’Oriental. Comme mes journaux, mes carnets, je suis incapable de conserver en mémoire ce que j’écris et cette faille est un objet de terreur ou au moins d’étrangeté. Une si grande partie de ma pratique, de ma vie s’est fondée sur mon excellente mémoire et voilà que j’ai moi-même rendu cet outil, si précieux, obsolète par la variété et l’accumulation de mes écrits. Actrice, je ne prends et ne convoite que ce que je peux porter : ma mémoire limite et cadre l’ambition des projets. Mais il en va autrement quand j’écris : rien ne m’arrête, comme une course d’enfant dans la pente, mes membres vont de tous sens dans une chute sans autre heurt que celui des semelles sur le sol. C’est enivrant et joyeux. Pourtant, le désir de nouveaux objets d’écriture ne pourra s’accommoder bien longtemps encore de cette débandade en forme de farandole. Les contraintes extérieures bornent ce temps, cette discipline, mais de retour à mes papiers le besoin de liberté est si fort que je m’ébroue, je rue davantage que je ne pense une œuvre qui aurait besoin de soins et d’attention. Dans la semaine de vacances menteuse qui m’attend où il faudra avancer sur la Belle Hélène (CNSMDP avril 25) et sur Une Revue (CRD Pantin avril 25), j’ouvrirai Le Sérail méthodiquement, de sorte à ne plus être en compte avec Simone après le 4 novembre.


La seconde voie, celle qui va orienter la relecture du Sérail avant envoi passe par les conférences d’Orhan Pamuk et particulièrement la troisième « Personnages, intrigue, temps »

Ce qu’on appelle « intrigue », la suite d’événements qui constituent l’histoire, n’est rien d’autre qu’une ligne qui relie les points que nous voulons raconter et traverser. Cette ligne ne représente pas la matière ou le contenu du roman — c’est-à-dire le roman lui-même. Non, elle indique plutôt la répartition dans le texte des milliers de petits points qui composent le roman. Unités narratives, sujets, motifs, intrigues secondaires, microhistoires, instants poétiques, expériences personnelles, fragments d’informations —, quel que soit le nom que vous donniez à ces points, ils représentent les noyaux d’énergie, grands ou petits, qui me poussent à écrire un roman. Dans un essai sur Lolita, Vladimir Nabokov a appelé ces points particulièrement significatifs, particulièrement inoubliables, les « terminaisons nerveuses » qui forment un livre. J’ai le sentiment que ces unités sont, exactement comme les atomes d’Aristote, des entités indivisibles et irréductibles.

Tout le recueil Le Romancier naïf et le romancier sentimental figure parmi les plus utiles témoignages d’écrivains que j’ai pu lire. Pamuk fait montre dans cet exercice difficile d’une droiture, d’une précision et d’une éthique hautement désirables. Le point soulevé dans la citation précédente n’est pas une nouveauté pour moi, mais son rappel est bénéfique. Ainsi, j’ouvre le manuscrit du Sérail et ses 320 pages format livre… Il apparaît clairement qu’une petite trilogie rendrait la chose plus digeste et qu’elle se présente dans le découpage tripartite de la table des matières. Cette dernière est très détaillée, ce qui rend le manuscrit encore carrossable, bien qu’à ce stade une lecture complète n’est plus envisageable. Il m’aura fallu du temps pour comprendre que je ne peux pas lire mon roman comme un roman. Ce n’est pas uniquement une question de support : je vais probablement faire tirer un format livre pour « voir » à nouveau et pour répondre enfin à la demande de Simone. Dans le travail de mise en scène, au fil des répétitions, des séances de lumières, des filages, les yeux s’épuisent. La soif d’attention de chaque personne, de chaque élément participant à la création y puise littéralement. Vient un moment où on ne voit plus bien, où l’on pense mal. De même ici : je suis trop avancée dans le travail pour qu’il existe encore quelque chose entre les corrections de détail et la vision d’ensemble. Et je tombe sur cette phrase chez Pamuk qui conforte cette prise de conscience :

Et, dans la mesure où le romancier ne peut pas faire un pas de retrait, comme le peintre d’Horace, pour examiner son œuvre avec un certain recul (il lui faudrait relire encore une fois le roman en entier), il connaît bien mieux qu’un peintre les détails particuliers — les arbres plutôt que la forêt, les instants isolés représentés par les objets.

La troisième voix, je l’entends en la lisant, c’est celle de Brigitte Célérier. D’un petit mot bien placé, elle me rappelle à cette nouvelle en cours, titrée Hors, jusqu’à preuve du contraire, et qui tente de s’accommoder du cycle écopoétique en cours au Tiers Livre. Ce n’est pas le sujet, mais les préventions qui l’entourent, confinant à une forme de culpabilité vaine très en vogue, qui me lassent. Mais prenons exemple sur Pamuk : son remarquable essai est trop occupé à l’exactitude pour militer pour ou contre. C’est l’écueil d’un livre comme Kafka au Candy Shop de Patrice Jean que j’ai commencé en même temps et que je ne finirai pas. À force de dénoncer le militantisme en littérature, il semble oublier qu’il se prend au même jeu du pour ou contre. Je vais plutôt essayer de voir ce que je peux faire hors les murs, ce qui s’y écrit, si je sais retrouver les dieux qui ne sont pas nos caricatures, mais ce qui totalement nous échappe…


Il faut tout recommencer et tenir plus régulièrement et brièvement ce journal d’écriture.

1 Comment


Françoise Renaud
Françoise Renaud
il y a 4 jours

Toujours cette richesse dans tes explorations où transpire souvent ton insatisfaction, celle qui te conduit à toujours fouiller davantage...

beaucoup aimé cette idée de "points particulièrement significatifs, particulièrement inoubliables, les « terminaisons nerveuses » qui forment un livre....des entités indivisibles et irréductibles"

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Écrire l'été
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