Amnésie partielle.
Je suis entrée à la médiathèque Hector Berlioz, bien décidée à reprendre le travail sur Les Ithaques, à photographier les partitions, à emprunter les livrets… ce n’est pas que j’en avais bien envie : j’expérimente la nouvelle charge de cours, les heures du CNSM s’additionnent à celles de Pantin sur les trois premiers jours de la semaine et dans les interstices se sont glissés les affaires bancaires du Deuxième Texte, un tutorat sur Le Musicien et son apparence, les retrouvailles avec un contributeur à la collecte des Fées fâchées… Alors, non, je n’avais pas vraiment envie d’aller farfouiner des les partitions en consultation seulement, mais quand il faut, il faut et il fallait, pour que les choses avancent sans à coup, pour préserver le mois de novembre où ça serait trop tard de toute façon et où l’urgence gâcherait la reprise de l’Ascension du Mont Ventoux avec Elsa Moatti et gâterait la bonne amitié avec la classe d’arrangement de Cyrille Lehn. Bref, j’y suis allée et il m’a fallu une bonne vingtaine de minutes pour me souvenir que tout ça, je l’avais déjà fait, avant l’été, au sortir du précédent atelier, autour de la mi-avril. Je l’avais fait avec minutie dans un état de fatigue telle que je ne m’en souvenais plus. Je pensais avoir commencé les recherches. Elles sont terminées. Rassurons-nous, reste l’agencement.
Cependant, ça pose une question de taille : comment quantifier le travail dématérialisé ? Si une pile de partitions et de textes avait traîné sur mon bureau tout l’été, cet épisode d’amnésie n’aurait pas existé. À la lumière de cet épisode, je comprends mieux encore mon soulagement à la publication des trois premières années du Journal d’un mot : je peux voir des semaines de mon temps regroupées en un volume sur le bord de la fenêtre. Il faut se rendre à l’évidence, je ne peux plus continuer à faire comme s’il allait de soi de me promener avec des mètres linéaires de bibliothèques en plus des mondes dans la tête et repasser dare-dare au papier pour le salut de tous (le mien et celui de mes élèves au moins). J’ai bien vu le soulagement de mes collègues quand j’ai dégainé des tableaux et des textes imprimés pour notre séminaire de rentrée. Dans le même ordre d’idée, après m’être tourmentée pendant quinze jours au sujet d’un indispensable PowerPoint pour la conférence chantée Compositrices en tête, que nous avons donnée avec les élèves et les profs du conservatoire de Pantin pour les Journées du Matrimoine, je me suis rendue à la raison : j’ai horreur de ce genre de support, ils sont fastidieux à réaliser et provoque une écoute complaisante où les yeux relisent cent fois les trois pauvres points affichés, comme, au réveil, le détail de la composition des céréales sur la boîte. D’autre part, je suis une conteuse. J’ai donc fini par entendre ma propre injonction : le public s’est vu doté d’un programme avec les portraits et les dates indispensables, le régisseur a laissé une demi-salle (la lumière à 50 pour cent) et il a pu suivre la conférence. Quant à moi, j’ai raconté, au lieu d’envoyer des diapos. Personne ne s'est plaint.
Ainsi qu'on écrit...
J’ai raconté hier soir aux élèves le début et la fin des Ithaques (voir ÉCRIRE L’ÉTÉ XXIII pour plus de détail). L’un d’eux, en candide, m’a demandé si c’était ainsi qu’on écrivait les spectacles, en posant le début et la fin, comme les bornes dans un champ. Je me demande encore s’il faut leur dire, aux élèves, quelles muses ils sont pour le travail ! J’essaie parfois, mais leur surprise est telle que je vois bien qu’ils ne l’entendront pas de sitôt.
Pendant de nombreuses années, je posais sur la table le texte de l’atelier annuel, tout prêt. Peu s’apercevaient de la somme de travail que cela avait représenté. Comme si la forme finale l’effaçait et c’est vrai que c’est ce qui se produit, quand le travail est bien fait, il donne l’impression d’être de la magie. Parfois, l’une ou l’autre disait « merci pour ce grand travail » après la première lecture, en aparté, discrètement quand la salle s’était vidée… Étrangement, cela ajoutait à ma solitude. Mais il y a presque dix ans, j’ai décidé que la plaisanterie avait assez duré. Cela correspond au moment où j’ai décidé de devenir une fée véritable, pratiquant la magie en temps réel, sans préparation. Il faut que les élèves voient, ou il n’y aura jamais de collaboration possible, jamais de cette égalité dont on nous rebat tant les oreilles en matière « d’innovation pédagogique » (sic) alors que je suis plus vieille qu’eux de plusieurs vies. « On fait comme on peut » voilà ce que je lui ai répondu à ce camarade et j’entendais l’écho de la voix de Jeanne qui précisait : et parfois on peut peu. Il ne s’agit pas d’accueillir une idée, où peut-être devons-nous nous entendre sur ce que c’est qu’une idée. Pour moi, souvent, une sensation physique très insistante, rarement des images. Le ballet du début exigeant, épuisant, « un ballet cardio » ai-je demandé à Victor Duclos, le contraire exactement de la berceuse qui ouvrait l’atelier de l’an passé. Comment est-il apparu ? Par le mot ressac, qui est apparu avant « cardio » et pourtant, à la réflexion, ils vont bien ensemble, ces deux-là… Ressac et fracas, musique des corps seulement, frappés comme de la peau de tambour, dix fois chutés, onze fois debout… et à l’autre bout de la soirée, une main inaudible sur un visage aimé et inconnu, puisqu’il y a vingt ans que cette main et ce visage ne se connaissent plus.
J’ai peu écrit ces dix derniers jours et c’est une situation que j’accueille tranquillement à présent. Dimanche, entre deux visites du Matrimoine, je me suis assise à la terrasse du Roi du Café pour prendre quelques notes sur le voisinage. Hier, j’ai repris les propositions de l’atelier roman que j’ai dû laisser en plan et je les ai gratifiées d’un plan de travail pour le moment de nos retrouvailles.
#11bis : Portrait de La Chenille en lecteur (occasion de revenir sur la liste bien campée dès 2018 des écrits-traces, preuve que c’est dans les vieux pots qu’on fait la meilleure soupe), lui-même ayant fait celui d’Alice, de Sasha et de la femme de Sauveterre sur ce mode.
# 12 : le fauteuil à oreilles, vestige du salon de Malice, écho de la scène d’anniversaire quand, devenu adulte le narrateur trouve le moyen de s’asseoir dans un meuble étrangement ressemblant.
#13 : Comment le regard d’Osmin se tourne vers l’Est. Occasion à ne pas manquer d’amorcer le chapitre Chapitre de l’Orient qu’on trouve à l’Est, pour lequel j’avais pris en notes (parfaitement absconses devenues depuis) :
Il est suave de regarder un bateau couler quand on se tient sur la rive... égale suavité à la fin de cette journée marchée, beaucoup marchée dans la ville parfaitement vide, offerte, rendue à elle-même toutes portes ouvertes, tous trésors à portée de sa main indifférente, sans plus de besoin, à peine une figue ici pour le plaisir du parfum, aussi lourd que la couleur violette aussi profonde que le chemin des dents dans sa chair, avant de se rencontrer satisfaisant d’un coup et la faim et la soif dans un seul baiser, et le vent livré à lui-même dans les rues sans entrave, l’air dans les cheveux, tannant la peau tout le jour et voilà que tout s’arrête dans le refuge sûr de l’habitacle, heureux comme Ulysse à son mât derrière les vitres, abandonné au siège comme à un berceau, la ville à bonne distance et derrière elle le soleil se couche et baigne ses yeux d’extase.
Je vois là une possibilité d’unir les écrits de l’été à ce grand corps du Sérail, ce qui aurait fini par arriver, mais qui donne l’impression de fermer correctement la maison de vacances.
Quand j’écris peu, voire pas, ça s’écrit.
Je ne parle pas des bribes qui viennent et s’envolent, profitant des trajets à bicyclette ou des courses aux mains pleines où il est impossible de noter quelque chose. Parfois, je retiens un mot, un seul, espérant qu’il m’aidera à dévider toute la pelote, un mot Ariane, un mot Sésame, ramenant ma prose à l’enchaînement automatique d’un cheval de course, course à pied, pied de cochon, cochon de lait… Si je me laisse faire, ça marche plutôt bien. Mais quand « ça s’écrit », c’est autre chose. Souvent, je n’y arrive pas ou pas encore et j’ai renoncé. Je prends deux exemples d’actualité : la cantate « Tôt » et un texte commandé par Romain Dumas pour mettre en exergue d’une composition « L’Enfant qui élevait les étoiles ». Dans le premier cas, la cantate devait être la dernière réalisation de la recherche en art « La bonne cause ». L’occasion d’écrire un morceau donnant ou véhiculant la parole des personnes qui constituent les équipes de ménage du CNSMDP et de l’Opéra Comique. La mort de l’une d’entre elles cet été, Abdherramane Abidhalla, a arrêté net un geste patient, mais poussif : je calais sur la phrase même qui avait amené l’idée « le travail c’est que du travail », prononcée par Luc, le premier matin où j’étais allée traîner mes guêtres au CNSM entre 6 h et 9 h. Le chagrin a posé une pierre sur mon cœur et, étrangement, je n’avais jamais aussi bien compris ce que représentait une période de deuil. Le retour dans les murs de l’école, où sa présence quotidienne m’accompagnait, comme tous les pauvres de nous, depuis trente ans, n’a pas allégé les choses. Mettons qu’il les a simplifiés : j’ai eu nettement l’impression que cette voiture en roue libre qui profitait d’un reste de pente s’est définitivement mise à l’arrêt. J’étais et demeure impuissante. J’aurais été incapable d’écrire quoi que ce soit pour l’hommage qui lui a été rendu et pourtant j’aurais fait ce qu’on attend de moi en pareilles circonstances : j’aurais dit les paroles, comme les répons à l’église. On peut croire au rituel sans croire en Dieu. Un matin tôt, comme je le faisais l’année dernière, je suis passée voir les autres : Zara et Marie-Anne. Il n’y avait pas grand-chose à dire ou à faire. Nous sommes là et lui… manque. Peu après, une phrase est venue et je me suis dit qu’elle allait repartir. Elle était simple à mémoriser, mais je n’en ai pas fait l’effort : j’avais décidé de ne pas écrire cette cantate, écoeurée par le manque de soutien de l’institution et ses conséquences dans un moment aussi tragique. Le matin c’est la nuit… Il y a derrière la place de raconter toutes les histoires que j’ai entendues, les voix s’entrelaçant.
Pour le deuxième exemple, le refus d’obstacle est d’une tout autre nature. Quand Romain me donne le titre, « L’Enfant qui élevait des étoiles », je suis terrassée par la nunucherie. Pas celle de Romain, celle que j’entends là-dedans. C’est « poétique » et « joli », je pense à l’allumeur de réverbère et à des contes pour enfants qui me flanquent la nausée, comme si l’ennui n’était pas suffisant. Ça convoque un merveilleux dont j’aime qu’il n’arrive que par surcroît, comme dans les romans d’Heroic Fantaisy de Robin Hobb. Dans ce cas précis, une commande faite par un ami et un collaborateur de longue date, je sors ma boîte à outils. Dans le cadre de mon enseignement aux élèves en chant, je suis souvent confrontée aux dénonciations des livrets pour nunucherie. Les sopranos exaspérées par l’émerveillement de l’air des bijoux, les ténors consternés par l’insistance aiguë de Werther sur la question « Pourquoi me réveiller ? »… Or, la plupart du temps, il n’y a d’autre mièvrerie que celle qu’ils projettent. Un plan B pour l’éviter est d’autant plus simple à mettre en place, qu’il est en réalité le plan A de la dramaturgie. (Voir à ce sujet ....) Bref, cet enfant qui élevait des étoiles, personne, et surtout pas mon cher commanditaire ne me demande d’aller l’installer chez le Petit Prince. Et la phrase est venue :
L’enfant avait cinq ans et dans sa famille, on mangeait à sa faim. C’était bien le problème, d’ailleurs, puisque tous les autres étaient bien plus grands et leur appétit ne se satisfaisait pas d’une aussi petite ration.
Ce n’est pas très bien pavé, mais ça ouvre sur la suite :
la mère disait que c’était la dèche, la mouise, la cata : les mots brefs faisaient rire l’enfant. Le grand-père avait, lui, des accents communards pour parler du prolétariat et l’enfant croyait voir la statue de Zola bouger les lèvres sur la place, quand il l'accompagnait à l'école.
Là encore, je ne vois pas bien où ça va dans le détail, mais un projet pour les étoiles se fait jour, dans les trous des habits usés…
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