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Photo du rédacteurEmmanuelle Cordoliani

ÉCRIRE L’AUTOMNE XIX


Comme prévu, ce journal a été parasité par l’atelier de 40 jours autour du Carnet, mené par François Bon au Tiers Livre. Je me dis que pour se laisser parasiter par la propagation de ce genre de lierre, il faut déjà être un sacré chêne. Les propositions quotidiennes, certes, mais bornées à 480 caractères espaces compris, auraient été parfaitement carrossables si je n’étais pas, comme à mon habitude, partie bille en tête dans des textes beaucoup plus longs. Tout à la joie que cela se fasse, je me laisse écrire. Raser la tour de contrôle qui me tenait encore en 2016 à cinq ou six lignes « tellement intelligentes » a été un processus long et musculeux. « Fatiguer l’écriture », consigne rappelée régulièrement par f, n’est plus à présent dissociée du moment d’écrire. Pourtant, je dois régulièrement me rappeler à la faisabilité de ce que j’entreprends. Si je suis encore très douteuse en ce qui concerne la destination ce que j’écris (publication ou ramification ?), le cadre que je donne à l’écriture, je le sais, m’est indispensable. Ce cadre, la régularité, voire la quotidienneté, mesure le temps. Dans une période d’intense travail hors de l’écriture, je dois savoir compter mes caractères, mes lignes et le temps que je peux réellement impartir au carnet.


En septembre dernier, j’ai enfin admis que l’année scolaire obligeait les grands cahiers (Sérail, Sauveterre…) à la jachère. Il n’est jamais aisé de renoncer au vif déplaisir de la culpabilité de ne pas écrire, de ne pas mener à bien ce qu’on a entrepris dans la minute… Mais le soulagement de cette acceptation a permis bien d’autres choses. Avec le Carnet, force est de constater qu’un peu de pragmatisme en matière de volume ne nuirait pas, c’est-à-dire aiderait beaucoup. À quoi ? Bien… à une forme d’agilité d’esprit, de légèreté (on voyage plus léger avec 480 caractères quotidiens qu’avec le regret des dix pages par jour), de confiance dans ce qui demeurera de ces notes pour un travail futur, soit en les augmentant soit en étant passée par là. Bref, Il est difficile d’attraper un chat noir dans une pièce sombre, surtout lorsqu’il n’y est pas. La discipline d’écrire est un chemin du désir : arrêter de viser les étoiles et regarder autour de soi, le temps, l’espace. À terme, tout ça contribue à une certaine réflexion autour de notre finitude.


Et voilà qui me fait ressouvenir que j’ai eu pendant longtemps le désir d’adapter pour la scène « De l’infinité d’amour » de Tullia d’Aragona… La classe de Pantin remet en marche des envies d’adapter librement, sans plus de ces tours de force auxquels j’ai fini par me livrer au CNSMDP, puisqu’elle me renvoie à mes premières années d’enseignement (peu d’heures, pas de feuille de route, des élèves pionnier·es et le directeur actuel de l’établissement qui faisait partie de ma première promotion…). J’ai relu aussi « Couple ouvert à deux battants » de Dario Fo pour l’occasion.


Je sais écrire des spectacles pour tessitures aléatoires, effectifs changeants, à partir d’un thème ou d’une œuvre : voilà vingt ans que je joue cette partie au CNSMDP, entre autres. Mais cette fois, dans le cadre de La Bonne cause, il s’agit d’écrire le texte d’un petit film d’animation de douze minutes réalisé par les élèves de l’école Estienne, à partir de leurs croquis sur les heures de ménage au conservatoire et à l’Opéra Comique. Ça, je ne sais pas le faire. Je commençais à avoir des hoquets de dégoût à la pensée de ce qui se fait, dans le genre, des sueurs froides de ne pas voir plus loin. Je connais bien ce moment. La terreur d’en rester la prisonnière. Terreur et défaite. Et puis…


je suis allée voir ma belle-fille jouer au volley. J’avais oublié qu’on pouvait à ce point être assis. Il n’y a plus de différence entre mon corps posé-là sur ce banc, à cette tribune, dans ce gymnase où ça s’affaire et crie de tous côtés et mon vieux pardessus militaire, carapace si roide qu’elle tient presque assise à mes côtés, regardant le match à ma place. Il faudra aller s’asseoir dans un calme pareil, quelque part — à la mer du Nord ? — pour deviner comment écrire… l’histoire ? La vie ? Les racines ? La fatigue ? L’impensable tumulte courageux derrière les uniformes de ceux et de celles qui par deux fois m’ont rappelé, ces derniers jours, ce qu’être assis peut signifier. Autour de moi ça joue, ça hurle, ça scande, c’est beau à voir, cet entrain, les ruses des joueuses, leur dépit au point perdu, la simplicité de leur corps pour quelques heures dérobées à la chirurgie modificatrice de l’adolescence… je vais partir pour la mer. Trois jours. Avec mon seul pardessus pour compagnie.

Les 40 jours du Carnet posent, à nouveau, l’intérêt de ce journal-ci. Je le tiens à la force du poignet : la forme m’en désole la plupart du temps, et j’ai de sérieux doutes quant à l’utilité de son fond. Il y a une joie légère à tenir un journal de ce qui vient. Je pourrais, ce matin, parler de la couleur orange qui me fait de petits signes amusants comme des jouets de l’enfance : le cul carré d’une camionnette — de cette orange tirant sur le brun si typique des années 70 —, un foulard en polyester à grosses fleurs pris dans les affaires de la Jeanne pour distraire un mal de gorge, les petites clémentines corses que j’apporte ici et là pour marquer les rencontres d’un Noël ancien…

Au lieu de cela, je dois tenir ici le récit de la première publication des fées fâchées : je sais l’importance de ces archives. Mais je suis si fatiguée, pour l’heure. Je vais plutôt, comme aux meilleurs jours, garder le lit et lire…


L’aube vaut la peine. Le silence. Rester au lit lire. Emmerder le monde. Dans la ruelle, ils attendent leur tour. L’aube est clarté d’esprit. L’aube tombe à pic pour Deux Scènes ou Narration de Gertrude Stein. Il y a tout le temps. Un chapitre de Wasjbrot. Ou Kabassova. Penser à Osmin. Est-ce qu’il voyage ? Est-ce qu’il hiberne au bord d’un lac ? Un morceau de spectacle s’est écrit tout seul pendant la nuit. Un fil qui dépasse. C’est tout ce qu’il en reste. C’est bien suffisant. C’est voyant. Pas besoin de noter. Mais besoin d’écrire. Le Journal d’un mot. Toujours déjà en retard. Pas encore sorti les trois premières années que la quatrième s’achève. Penser à Tolkien. Écrire pour se ramifier. Perdre de vue toute publication… Le mot de la semaine, dans les yeux. Dans le blanc de l’œil. Rien ne vient. Laisser écrire. Si une idée revient, s’en méfier. C’est une vieille idée, Dieu sait où elle était allée traîner. Possiblement périmée. Les vieilles idées ont un papier dans leur portefeuille. Elles exigent de ne pas être réanimées. Rêver à tenir un journal de 480 caractères espaces compris. Un journal trop facile. Journal de ce qui passe. S’en saisir avec une grosse patte. Le coller dans le carnet avec de la glu qui déborde. Onomatopée. Il n’y a plus de temps. L’entrée du Journal d’un mot m’a embarquée trop loin. Plus de force pour le retour. Encore une fois. Nostalgie du papier par-là dessus. Choisis ton camp, camarade. Ramification ou publication. Lâcher la guide. Se raisonner. Renoncer à la charmante compagnie d’écrire. Sortir du lit. Emporter un livre au cas où.

J’écrirais l’hiver plus tard… Demain.


Carnet 40 jours : on peut le lire ici.


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Écrire l'été
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