LUNDI
Sur la route du travail, chemin à pied à travers le parc de Jane Sautière, long courrier de Will. La tentation est grande de répondre dans le corps du mail, de se laisser embarquer par ses questions, ses échos… Mais ce serait un bien mauvais calcul et autant de perdu pour la forme. Cette correspondance à trois me rappelle toujours à l’exigence de Tsvétaïeva : garder copie de tout ce qui s’échange, sans rien altérer et prendre le temps de répondre. Le temps que ça durera (9 mois jusqu’à la mort de Rilke, mais peut-être, pour nous, des années…) n’en rien bâcler. Will fait du renouvellement des mesures sanitaires l’occasion de se plonger plus avant dans l’Archive Sauveterre [1].
Sitôt arrivée au CNSMDP je prends la mesure immédiate de cette déclaration et notre concert de vendredi perd sa mise en espace. 1 min 50 s entre chaque soliste… Mais le travail a été fait, pendant des semaines, il y aura eu des corps dans ce chant et ils ne s’effaceront pas si facilement, quand bien même il ne leur est plus donné qu’un mètre carré. La représentation est la partie visible de l’île dont j’ai la gouvernance, son volcan, mais son feu vient de plus loin.
Une matinée de messages importants : un ancien élève salue depuis l’opéra de Toulouse les mois de plateau partagé dans ma salle de cours. Ce geste que je fais, je ne serai pas là pour voir jusqu’où son ombre portera.
Et je ne crois pas qu’un obstacle quelconque s’interpose, c’est seulement notre vue qui est trop faible.
Le soir, je manque à nouveau le zoom de l’atelier pour un rendez-vous avec le Deuxième Texte [2]. Quelle joyeuse troupe ! Nous évoquons la possibilité de lire des autrices à la Cité audacieuse pour la nuit de la lecture (nuit de trois jours cette année !), mais Jeanne surtout m’en apprend encore sur Madame de Villeneuve.
« Ayant fait connoissance avec l’illustre Poëte tragique, M. de Crébillon, qui avait été nommé Censeur d’un de ses Romans, ils convinrent de loger dans la même maison, & de vivre à la même table. Cette liaison a duré jusqu’à la mort de Madame de Villeneuve… »
Crébillon père, censeur de la Cour, s’étonne un jour du grand désordre littéraire du Royaume des Fées. En réponse à cette boutade, elle consacre un tiers de la Belle et la Bête au détail des lois qui le régissent !
MARDI
Les rencontres avec le Deuxième Texte, comme avec les ami.es, le Tiers-Livre, le CNSMDP ont une conséquence commune : je suis heureuse d’être là où je suis et cette joie s’accompagne d’engagements divers et variés pour des missions et projets divers, tout.es également passionnant.es. Ma parole m’engage, or je suis volubile et les idées viennent facilement. Le lendemain, ou dans l’heure qui suit, il faut payer les violons de vie bal : mettre en œuvre ce qui a été évoqué et qui vient s’ajouter à un existant déjà copieux. Problème de riche, me dira-t-on. Difficulté à accepter la limite du temps qui nous est imparti ? Ça ne fait pas un pli. Bonne connaissance du terrain qui tend à prouver que tous les petits plants ne poussent pas ? Refus vigilant de la relation dévorante à un objet unique ? Que voulez-vous, un chat qui s’est assis sur un poêle brûlant ne saisira plus jamais sur un poêle brulant. Sur un poêle froid non plus, d’ailleurs. J’essaie de consoler ma gueule de bois par l’intuition d’un vaste système de vases communiquant.
La géométrie plus variable que jamais de la distribution du Parlement des Reines retarde encore les propositions de répertoire. Écrire un spectacle pour 5 étant toujours plus simple qu’écrire un spectacle pour douze, je suçote mon frein plus que je ne le ronge, mais la perspective de voir les vacances de Noël et leur temps béni d’écriture phagocyté. es par cet exercice m’inquiète beaucoup. Cette inquiétude et d’autres qui font corps pour cacher la forêt vraiment terrible des amies malades et du temps absolument trop court, me donnent à repenser aux bienfaits en la matière d’un journal intime, où les observer par le petit bout d’une lorgnette qui les tient à distance. Je m’aperçois que l’évocation de ce journal-là, à l’arrêt depuis l’apparition de celui-ci à l’été, suffit à calmer ce vilain petit jeu. Les phrases s’écrivent dans ma tête, le bruit cesse. Combien de temps ce subterfuge fonctionnera-t-il sans l’amène papier à la tranche de la main et le ronron lénifiant du stylo ? Jusqu’à quel point les mots supportent-ils d’être sans les choses ?
MERCREDI
Que faire d’une journée d’écriture possible, la seule de la semaine ? Reprendre le manuscrit à bras-le-corps ? Dans quelles circonstances ai-je assez de temps pour écrire ? J’excelle à l’accumulation de l’infime. J’en fais de grosses pelotes de ces petits fils que je tire de l’étoffe de chaque jour — je tire ce qui déjà dépasse, aucune investigation nécessaire —. Pour le manuscrit, autre affaire, autre braquet. Un nouveau secteur de ce livre doit être ouvert : Route des Balkans. Il y a bien de-ci de-là quelques textes, pierres blanches trop éloignées les unes des autres, formant davantage une illisible constellation qu’un chemin. Pour ouvrir ce travail, je sais qu’il me faudrait cinq jours d’affilée, cinq jours où m’assoir deux à trois heures en face de cette partie de cette géographie du Sérail. Ce savoir m’étonne. Cinq jours. Je dois pouvoir renégocier cette exigence, mais elle ne descendra pas en dessous de trois jours pleins. Je n’ai jamais rien écrit de semblable. Pourtant je sens le temps nécessaire, comme un tactus. Une fois cette ouverture faite, je pourrai ajouter une heure au vol quand l’occasion s’offrira. Mais la mise de départ pour ce genre de poker littéraire est fixée d’avance. Cinq jours. Puisqu’ils font défaut, je tourne autour avec les Escales 1 et 2 de SOFIA VILLE-MONDES, en avançant sur des chantiers moins exigeants.
Je réponds comme il se doit à la triple correspondance Paille-Corde-Chaire. Notamment à l’entrée sur Ruibet et Gâtineau, deux jeunes héros de la résistance, étincelles vivantes de l’explosion du dépôt de munitions de Jonzac en 44. L’Archive Sauveterre est l’occasion d’une archéologie de l’atelier-ville réalisé d’une traite et par extension de ma façon de le faire. Comme il m’arrive souvent à la générale de mes spectacles, je découvre à combien mon éparpillement fourmille de conduites souterraines qui unissent les éléments plus éloignés en apparence.
JEUDI
Un altiste de l’Orchestre des Lauréats du Conservatoire m’aborde à la pause. « Je vous ai reconnue tout de suite. J’avais assisté à votre cours une fois en première année. Vous aviez conseillé de tenir un journal pour avoir un regard sur le chemin accompli. J’ai suivi ce conseil. »
À l’heure du doute, laissons venir à nous les petits enfants.
VENDREDI
Une journée de scène à nouveau, j’écris des « conduites », mode d’emploi des entrées et sorties du plateau. Je me désarçonne en voyant les élèves sortir par la porte même par laquelle elles sont entrées, alors que la conduite emploie deux vocables différents :
Toutes les entrées se font par l’avance-scène jardin.
Toutes leurs sorties par la coulisse jardin, derrière le manteau.
Je fonce en coulisse. Je les interroge. Ont-elles lu la conduite ? Oui. Ont-elles vu les mots différents ? Oui. Elles n’ont pas pensé que cela avait de l’importance. Je reste comme deux ronds de flanc. Mes élèves pensent-elles que je fais des effets de style en écrivant les conduites ? Je ne suis pas sûre d’en faire encore quand j’écris autre chose. Je ne suis pas aussi dégagée que je voudrais l’être de ce genre de cache-misère, mais tout de même la précision est passée devant. Autre façon d’appliquer l’exigence d’expressivité au détriment de l’élégance, tel que le formule Antoine Emaz.
SAMEDI
Je convie chez le Roi du Café Stéphane Mercoyrol que je souhaite voir dans ce cadre depuis longtemps. Sa gentillesse si particulière je veux l’entendre dans l’échange banal avec le patron, paré d’une humanité très semblable à mes yeux. Il vient avec son ciré jaune et sa fille Philaé caparaçonnée dans une poussette de pluie. Mais j’ai entrevu la possibilité d’une éclaircie et emprunté un chiffon pour essuyer une des tables de la terrasse et les petits fauteuils en osier plastique. Nousvoilà sous le magnolia. Il explique à la petite que nous étions à l’école ensemble. Le temps n’est pas très bien choisi pour évoquer les pistes de travail sur mes textes, mais le soleil arrive à sa grande surprise et c’est ce qui importe. J’imagine une ou deux soirées évènementielles pour la création des Fées fâchées, manière de récompense pour ceux et celles qui nous soutiendront par la précommande. Des lectures, de la musique… Ce genre d’organisation a encore pour moi, après toutesces années une terrifiante silhouette de montagne (trouver un lieu, l’argent, lancer des invitations, risquer d’être seule à mon douzième anniversaire… risque aussi que les invité. es ne soient pas ceux qu’on attendait, mais d’autres, présent. es). Stéphane raconte le travail de mes textes, comment plus il les lisait et mieux il les comprenait, comment il voyait apparaître la structure « à force ». Je continue de m’interroger sur ce qui est indispensable dans la forme de mon élaboration et ce qui n’est qu’un camouflage… Ce n’est pas simple. Certaines choses nécessitent une précision sans laquelle elles ne sont plus qu’information. Je vois monsieur Sabouret mon prof de physique-chimie cherchant l’équilibre de sa règle sur son index tendu… J’aime écrire pour Stéphane. La voix magnifique, le travail très profond et ce grand cœur soucieux. Nous sommes toujours en conte.
Nous dînons avec les deux compositeurs des opéras-contes Hansel et Gretel et La Bête et la Belle (je remarque seulement ce principe de couple renouvelé dans les titres…). Je leur demande de composer des jingles pour le podcast qui s’annonce : les Moulins à Café. (L’appel à lumières lancé sur le Tiers-Livre a porté ses fruits et j’attaque l’étude de Ausha, conseillé par Philippe Diaz et Bruno Lecat.) Personne ne marque un grand intérêt pour mes bidules, mais j’ai tant de petites marottes dans mon coffre que je ne peux plus en prendre ombrage et voilà longtemps que ce podcast a traversé nos discussions comme une biche effarée… Pourtant je sais qu’à l’heure dite les courtes musiques arriveront, pimpantes et gaies, et vastes également en dépit de leur brièveté. Chez Romain Dumas comme chez Damien Lehman, l’enfant est très puissant et sa voix bien audible dans leurs compositions.
DIMANCHE
J’écoute au matin la nouvelle proposition de l’Atelier, sans me faire beaucoup d’illusions sur ma capacité à y participer dans les jours qui viennent. Le Madeleine project fait au moins un petit salut de loin à mes accumulations patientes. C’est la troisième proposition qui m’amène à la chambre « Une » de l’Hôtel de Sapins, sur laquelle j’ai déjà écrit. Ses placards encastrés et recouverts de toile de Jouy de manière à s’effacer au regard n’avait été la dénonciation de leurs serrures d’or… Dans Folles Journées ! la chambre de la Comtesse n’était qu’un immense lai de toile de Jouy tendue face au public, avec un fauteuil assorti derrière lequel Suzanne se dissimulait quand elle surprenait la dispute des époux. Un moment plus tard, le Comte déplaçait brutalement le fauteuil, la laissant à découvert, jusqu’à ce qu’elle trouve un ultime refuge derrière sa jupe relevée, dont les dessous étaient faits de la même étoffe que le mur. Me remémorer cette scène aujourd’hui, c’est accepter le passage par Deux Scènes de Bonnefoy. Là encore, conduites souterraines qui tissent en dehors de l’espace et du temps un dessin insistant.
1. Document d’une trentaine de pages issu de mon Atelier-Ville 2018, mis à disposition de mes deux acolytes de Jonzac.
2. Le deuxième texte est un projet primé en 2017 par le ministère chargé des droits des femmes au HackEgalitéFH. Il vise à donner davantage de visibilité aux autrices, actuellement sous-représentées dans les programmes, en proposant du contenu pédagogique à destination des enseignants de lettres du secondaire et du supérieur, par une plateforme web participative.
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