boîte à livres, gare de Nevers, 6h40, lundi.
LUNDI
Je suis sidérée de ne retrouver aucune note, aucune entrée préparatoire en ouvrant, vendredi, la page de ce journal. La semaine m’a avalée toute crue, mais j’ai si fort pensé à ce moment, à cet endroit de mon écriture, que j’étais persuadée avoir noté de-ci de-là, quelques bribes. Ou bien que les lutins auraient fait le travail pendant mon sommeil…J’écris de mémoire, mais une mémoire qui ressemble à un carnet de notes. Chaque jour ayant déjà son sujet bien nettement formulé quelque part dans mon vaste intérieur. C’est une expérience inédite et très étrange : je me suis habituée à ne plus compter sur ma mémoire et voilà qu’elle me propose un service inédit ! Lundi, donc, lundi, je suis partie à l’aube de Nevers, après une étrange nuit d’incendie — une voiture dans la rue si tranquille des ami.es qui m’hébergeaient — et dont j’étais convaincue d’avoir gardé trace dans un micropoème comme j’en ai l’habitude. Tout le trajet dans la brume des petites heures était pris dans le billet Comme vient la douceur de Gracia Bejjani, écouté au réveil. À sa suite, on aurait voulu tout écrire de cette traversée — et je me souviens avoir noté mentalement un ou deux syntagmes qui venaient tout seuls. Quelque chose sur la sphinge de la voiture cramée à l’os qui semblait sortir des poubelles vertes incendiées à ses côtés et qui attendait comme un gros monstre de livre d’enfants, la sonnerie de l’école maternelle devant laquelle on l’avait garée, mais aussi, quelque chose sur le trajet choisi pour me rendre à la gare. Ce qui, hors la routine ensommeillée, nous fait éviter certaines rues, en préférer d’autres… Le chemin des fleurs du petit Chaperon rouge. L’impression confuse d’un danger remontant aux cauchemars de la plus petite enfance… — Je redoutais le froid, mais bien couverte, je n’ai eu que la fraîcheur aux joues et un regret de lumière et de chaleur étouffante en passant devant les devantures mi-closes de deux boulangeries. Alors pour faire bon poids, j’ai attendu le train 25 minutes sur le quai, en lisant, émerveillée, Deux Fenêtres de Bonnefoy, déjà ici évoquées et que le froid me gagne.
Des cours de la journée… puisque je voudrais arriver à bouturer cet autre journal ici, à lui faire profiter de cet ensoleillement favorable et de l’ombre aqueuse nécessaire pour que lui pousse de petites racines solides. Je retiens mon exigence ferme augmentée par mon périple matinal, conclu par une traversée de Paris à vélo sur les chapeaux de roues pour compenser le retard du train. Le problème principal est très simple : comme pour les écrivant.es, mes élèves rechignent à passer par le texte brut, quelque chose qu’il faudra retravailler, quelque chose qui n’est pas déjà conforme à l’idéal que portent leurs rêves, leurs clichés aussi. Du coup, nous manquons de matière pour travailler. Ça ressemble, comme disait Deplace, le prof de violoncelle, on dirait un Pacman quand il s’est fait mordre par un fantôme, comme disait Yves Pignot, mon prof d’art dramatique, tu es toute transparente sur le parcours. Un autre, c’est la misère formelle des contacts physiques après plus d’un an de crise sanitaire. La question des points de concentration pour jouer une scène connait des avancées prometteuses, deux élèves répondant avec une grande aisance à ceux que je leur propose : « Il est comme Jean Moulin » (pour le Marquis de Posa dans Don Carlos de Verdi). « On t’a confié la garde d’une enfant et tu viens de la perdre de vue dans le parc de la Villette » (pour le dernier air de Papageno).
MARDI
Interview à Radio Libertaire pour HFidf. En quoi cela concerne-t-il mon écriture ? En cela que je formule de plus en plus clairement et dans différents lieux qui se recoupent mon ras-le-bol du genre épique. Ou plutôt de ce que l’épique d’un.e seul.e trimballe comme clichés renforçant le grand fantasme de notre temps : l’hyperindividualisme. Au cours du soir, travail sur les textes parlés. Cohabitation d’écriture : Musset (Louison), Lagarce (Les Règles du Savoir-Vivre dans la Société moderne), Myniana (Chambres) et Ribbes (Ultime Bataille). En synthèse, rappel que dans la comédie, tout est effroyablement sérieux pour le personnage. Tragique, en fait. Et le public rit de cela. C’est un genre sans connivence. Enfin, si on veut éviter, justement, la confusion des genres. J’avis déjà écrit à ce sujet, (cf : ÊTRE DRÔLE | VIE PARISIENNE), je n’ai pas fini.
MERCREDI
La Bonne cause, projet de recherche en art doté par le ministère de la Culture, attend son heure depuis un an. C’est une des belles aux bois dormants qui se sont piquées sur l’aiguille de la crise sanitaire. Il est donc temps de s’y remettre (je ne suis heureusement pas seule dans cette affaire : Agnès Terrier, collègue et dramaturge à l’Opéra Comique, Jean-Claude Yon, spécialiste du Second Empire, de l’histoire culturelle et sociale du XIXe siècle européen et de l’histoire des spectacles au XIXe siècle et Pierre Girod, historien du chant m’accompagnent dans cette audacieuse entreprise. Nous posons la question de la représentation des domestiques sur la scène, alors qu’on ne les voyait pas dans la salle, pour la faire brève. Mais je dois surtout parler ici de ces moments où on a perdu la manivelle pour démarrer la Ford T d’Achille Talon, où les projets suspendus reviennent comme le vrai Martin Guerre à la fin du film. Bien m’en a pris de passer dans le bureau d’Arthur Macé, nouvellement nommé quelque chose comme assistant à la Recherche au CNSMDP. Il avait mis la main à la pâte alors qu’il était encore étudiant de Sylvie Pébrier à notre première tentative de rencontre pratique musicologues/interprètes autour des compositrices, dans le cadre de La Fraction Louise Farrenc. Ce nom, je l’ai inventé en membre fidèle du post-exotisme, puisque telle je m’imagine. Derrière, il y a une page FB, mais surtout beaucoup de discussions. Bref, l’échange avec ce jeune homme enthousiaste et pragmatique m’a remise sur les rails en un clin d’œil. L’axe le plus inquiétant de cette recherche en est la partie la plus contemporaine : interviewer les personnels de services et d’entretien de l’école. Donner quelque chose à entendre de leur parole. Faire une enquête à leur sujet auprès des personnels enseignants, administratifs et techniques et des élèves. Je ne sais pas faire. Faux : je sais faire le rendu artistique. Enfin, un peu. Comment ne pas trahir (les témoins) d’un côté ni de l’autre (le geste artistique) ? Et tout à coup je me dis que je ne suis pas la seule à me poser ces questions et qu’une partie des journées d’étude à organiser pourrait consister à inviter des personnes familières avec ce grand écart. Je pense immédiatement à F, à Arno Bertina, au Collectif Dire le Travail… Plus tard j’appelle Agnès Terrier qui a le plus beau rire du monde. Quand je parle avec elle, je me dis que je pourrais passer ma vie à essayer de déclencher ce rire, peu farouche, qu’elle m’offre déjà en bouquet. Je laisse un message à nos acolytes. Nous voilà de retour sur la piste.
JEUDI
Aller au cinéma le matin. Une fête oubliée. Grâce à Bénédicte qui m’y traîne, je me retrouve, toute contente à 10 h 35 devant le MK2 Beaubourg pour voir Guermantes. En deux minutes, je lui explique que bien sûr, j’ai un projet d’écriture avec Guermantes (sinon, tu penses bien, je serai restée dans ma grotte à gratter). La narratrice du polar gantois fait des recherches sur les prémisses de la Recherche. Donc, Guermantes. C’est dans ce cadre qu’elle y est présente le jour de l’enlèvement d’Estelle Mouzin par Fourniret. Elle ne sera jamais sûre d’avoir vu quelque chose. Mais en apprenant la disparition de la petite fille, quelque chose prend racine en elle qui grandira toujours, comme cette petite fille peut-être cachée et non morte, jamais retrouvée. Le film me déplaît. Pourtant les acteurs sont remarquables. Une grande joie de les voir changer et vieillir (j’étais à l’école avec plusieurs d’entre eux), mais je trouve le scénario complaisant. Le traitement de l’homosexualité, c’est un des grands sujets de la Recherche, complaisant. Trop de Christophe Honoré aussi à l’écran. J’emporte une scène de repas : Julie Sicard, qui joue Céleste, la bonne de Proust, déguste une sole en buvant de la bière dans une chambre du Ritz, les autres savourant sa dégustation comme au spectacle. La mort de la grand-mère, jouée par Claude Matthieu, avec le temps nécessaire, si proche. Dominique Blanc poussant les portes de Marigny dans un râle de rage, qui ressemble tout à fait à celui que pourrait pousser Bénédicte, assise à mes côtés, même bestialité fondamentale. Et Anne Kessler, défendant son droit au désir alors qu’on lui fait un procès d’intention sur le contenu d’un carnet de croquis qu’on a pris dans son sac. À part ça,
le paillasson des Guermantes est en bien mauvais état.
VENDREDI
Le revox de Monsieur* s’est remis en marche, aussi simplement que si quelqu’une avait appuyé sur la touche play de mon premier magnétophone. La touche record était plus dure. Mes doigts petits. Pourquoi donc l’avais-je demandé « enregistreur » ? Pour la radio sûrement… Je n’ai pas le souvenir d’avoir enregistré ma voix. Mais ce qui est certain c’est que l’écoute hier en auto des deux textes enregistrés à ma demande par Stéphane Mercoyrol a participé de cette remise en marche.
Tout d’un coup, ça s’écrit à nouveau. Je marche dans la rue. Je fais du shopping somnambule dans les magasins (les cintres filent sous mes doigts, je n’achète jamais rien, je vais d’une boutique à l’autre), et ça raconte. Ça l’a toujours fait. À présent, j’en prends note. La simplicité désirable du texte de Monsieur* après les grands moments lyriques de Selim. Une pièce de plus du puzzle prend sa place. Je saisirai tout ça demain : ça ne va pas disparaître, c’est là, au moins la matière brute. J’ai écrit les jours lundi, mardi, mercredi et jeudi ce matin, en une heure trente. Ça me laisse songeuse sur ce que je pourrais faire pour avancer le Journal d’un mot ou le manuscrit. Mais ici, le matériau est tout proche. Ces jours à peine passés et vécus sous le coup de cette pratique du journal, que je note ou non. Pour le manuscrit, c’est une autre paire de manches que je ne sais pas toujours par où attraper. Le où étant d’ailleurs plus en question que le reste. Une fois la place prise, écrire la suite n’est pas le plus difficile. L’autobiographie en arbre a été pour cela exemplaire : j’ai écrit sur ce que je ne pouvais pas écrire…
après avoir beaucoup tourné dans la forêt du manque de temps, je m’assieds à ma table de travail. Je ne parviens pas jusqu’à cet arbre autobiographique. Je me désole. J’aime les arbres et je ne veux pas perdre de vue le groupe de mes camarades que je vois avancer sur ce sentier. D’un coup, je suis seule. Je n’irai pas plus loin. Je sais forcer le passage en m’appuyant sur les mots et c’est ce que je ferais si les arbres me barraient la route, s’ils étaient tombés sur la voie. Mais aucun tronc ne fait obstacle. C’est l’enchevêtrement des racines de la forêt du dessous qui m’arrête là, qui m’arrime là depuis de nombreuses années. Par endroit, elles soulèvent le sol. J’en prends note. Des notes rudimentaires, petit calepin, mauvais crayon de bois penaud. Je suis la garde-forestière maladroite de ces traces et de ces marques puissantes qu’il faut chercher sur place, en forant à l’aveuglette le sol lourd. Ici, ces archives. AUTOBIOGRAPHIES #03 | LOT D’ARBRES D’OCCASIONS
…et si je prolongeais ce texte, il ferait une histoire. La marche d’une heure dans la forêt ce matin n’est pas pour rien dans cette clarté.
SAMEDI
Une très longue journée de mise en page pour renverser le Journal d’un mot, écrit à la suite sur mon blog d’abord, si bien que le jour suivant se retrouvait le précédent en date. J’aurais pris garde à cet empilement si j’avais songé dès le départ à une publication, mais j’en étais si loin. Ces heures de travail, avec leurs maigres surprises (il n’y a pas de 01/11, il manque une entrée à [MODE]…), ont été étonnement heureuses. C’est aussi que je n’étais pas (trop) en train de ne pas faire quelque chose de plus urgent. La mise au propre de ce qui est devenu un manuscrit contribue à déplacer le geste d’écrire. Et de réécrire, par là même. Ici, c’est la forme donnée au livre qui participera vraiment à sa réécriture : s’il me prenait de retoucher toutes les entrées, alors le journal, avec sa vie éphémère, disparaîtrait et il ne resterait qu’un drôle de dictionnaire. Les soutiens réguliers que je reçois à travers les billets sur FB comptent beaucoup dans la légèreté qui accompagne cette fin de partie. Autrefois, je me demandais s’ils ne comptaient pas trop. Aujourd’hui, je ne fais plus de prisonnier. Je prends et vais mon chemin.
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