ÉCRIRE L’ÉTÉ XXVII
- Emmanuelle Cordoliani
- 4 juil.
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 5 juil.

L’été sur la plage d’écriture.
Ce n’est pas comme si j’arrêtais d’écrire pendant l’année, mais l’été, ah l’été, la page peut s’allonger en plage et moi, me vautrer dessus. Je suis incapable d’établir une moyenne des temps d’écriture hors vacances, trop d’objets divers, trop de jours qui se suivent sans se ressembler en dépit de la chronicité des cours aux conservatoires. Mais l’été, ah l’été, je peux écrire trois heures de rang. Je ne vais pas raconter d’histoires : j’en sors ivre de fatigue et de contentement, comme d’autres de leurs longueurs de piscine, et jusqu’à la relecture du lendemain, je vis dans l’illusion suave de tenir quelque chose. Ce déplaisir promis et tenu de la relecture (qui ajoute une à deux heures de travail à la plage proprement dite, en terrasse avec vue sur mer), ce déplaisir annoncé comme dans la Chronique d’une Mort est le starter indispensable à la continuation. Si c’était si bien que ça, je ne prendrais plus jamais le risque de recommencer, d’insister. En ça, l’écriture est semblable au sexe : on espère toujours que ce sera mieux encore la prochaine fois.

Le petit coup de griffe de la relecture permet de également de fixer le bonheur de la veille, sur la plage.
Dans le même esprit, j’ai eu une longue et prolifique conversation sur une terrasse où le vent rabattait obstinément une odeur d’urine. Aucun de nous ne le mentionnant, nous avons poursuivi, mais, après nous être séparés, j’ai écrit à ce sujet et mon interlocuteur, point d’exclamation à l’appui, m’a confirmé que l’odeur était épouvantable. Cependant, ai-je souligné, nous n’avions pas bougé, pas plus que ne l’auraient fait deux joueurs d’échecs en milieu de partie. Je gage que nous aurons d’autres conversations de même valeur, dans d’autres lieux, mais celle-ci, au moins, aura eu un fixateur.
L’oisiveté, mère de tous les vices…
Donc du temps pour écrire, mais quoi ? Cinq Séquences. Un livre de nouvelles « concordantes », à la manière des Neufs Contes de Margaret Atwood : chacune pouvant être lue séparément, mais appartenant pourtant à une même histoire. Voilà pour la forme. Pour le genre, je suis revenue à d’anciennes tentatives de littérature érotique, pour les détourner vers un avenir meilleur. J’avais écrit vers la fin des années 2000 une série de curiosae eroticae. J’avais à la même époque fait plusieurs résidences de créations autour d’Éros émerveillé, le recueil de poésie édité par Zéno Bianu. Dans un cas comme dans l’autre, je parvenais aisément à voir ce qui ne m’intéressait pas, mais plus difficilement à trouver un moyen pour raconter, ou mettre en scène, ce qui, dans l’érotisme, était l’objet de mon désir. Parce qu’il est le lieu du dévoilement, le genre érotique se doit être celui du dévoilé, c’est-à-dire de l’initiation. Je ne parle pas de dépucelage de jeunes vierges des deux sexes, mais de l’initiation à l’étendue de notre propre plaisir. Une connaissance de soi. Le dévoilement valant pour épiphanie, provoquée par un choc esthétique, une image composée qui s’inscrit profondément dans la chair et ses replis (c’est-à-dire, en premier lieu, ceux du cerveau). Dans les ébauches de spectacles griffonnées pendant les « résidences émerveillées » quelque chose a commencé à ses formuler des moyens que j’imaginais pour parvenir à cette fin : l’exercice d’une forme de contrainte par corps du public, en lui refusant les images convenues, ou en les produisant sous conditions. Cela peut paraître assez vague. Je donnerai deux exemples, que j’ai ensuite utilisés dans la mise en scène de L’Enlèvement au Sérail :


L’inversion des codes : Konstanze se retrouve seul avec Selim. Il l’aime, elle le refuse. Elle est néanmoins sa prisonnière, peu ou prou comme l’est le public assis dans la salle en train de les regarder. On préfère penser à un public captivé que captif, mais la frontière sémantique est bien mince. Ce qui va déclencher l’action de Selim, c’est que Konstanze se déclare inébranlable dans sa résolution. Or, cette position éthique honorable dans l’absolu n’a pas cours dans la réalité de l’existence. Sélim va donc tenter de provoquer un changement de paradigme. Il se déshabille. Elle a peur, mais reste digne : il n’aura pas son âme. Mais contrairement à ce qu’elle attendait (un viol), la nudité de Sélim est une mise à nu, non pas de son désir, mais de sa faiblesse : il déboutonne sa chemise face à elle avec une certaine lenteur et tout à coup fait volte-face, lui laissant voir son dos lacéré. Ensuite, il danse pour elle, une danse de courses et de sauts. Ce moment mettait le public des lycées mal à l’aise, ça pouffait, ça s’offusquait (on ne fait pas ça), cette forme d’intimité, qui excluait tout contact autre que visuel laissant apparaître une reformulation de l’intimité, une matérialisation étonnante du désir.
La frustration : À l’issue de cette scène, Konstanze entérinait cependant son refus. Elle brisait un verre et plaçait le tesson sous sa carotide. Selim s’avouait vaincu et disait le seul texte en français du spectacle, un poème de Yunus Emre :
Est-il homme dans ce monde aussi étranger que moi
Poitrine déchirée, prêt à pleurer, aussi étranger que moi ?
Parcourant Damas et Anatolie ainsi que bien d’autres pays
J’ai cherché, n’ai trouvé personne aussi étranger que moi !
Que personne ne soit dépaysé, ne souffre du feu d’amour
Que personne ne soit, Seigneur, aussi étranger que moi
Ma langue gémit mes yeux pleurent, la solitude me touchent au cœur
Seule mais seule mon étoile peut être aussi étrangère que moi.
Souffrant toujours d’une telle douleur, si je connais un jour la mort
Verrai-je au moins dans ma tombe quelqu’un aussi étranger que moi ?
On apprend la mort d’un étranger, on lave son corps trois jours après
On lave avec de l’eau froide le pauvre aussi étranger que moi.
Ô mon Pacha Selim sans remède, ton mal est inguérissable
Et va maintenant de ville en ville aussi étranger que moi.

À ce stade du spectacle, tout le monde aimait Sélim (l’acteur, Stéphane Mercoyrol, était très bon). Il sortait, battu, misérable et traînant tous les cœurs après lui… Et puis il revenait au pas de charge, se postait au milieu du plateau et criait « PAUSE » à l’allemande, à la Pina Bausch et sa consigne était répétée en écho en coulisse et dans les cintres. C’était une interruption de la suspension d’incrédulité très brutale pour le public, et certains instrumentistes s’en plaignaient également : cela gâchait tout. Mais ce n’était pas à eux de choisir, ils étaient au Sérail, (enfin) captifs, captives et l’histoire leur traversait le corps.
Dire que la littérature érotique est dominée par le convenu aura l’air d’une mauvaise blague. Les 1001 Nuits, où la consommation ultime (le décollement de la ravissante tête de Shéhérazade) est sans cesse remise au lendemain par son époux, suspendu aux lèvres de l’histoire à suivre, appartiennent à ce genre par leur structure même, indépendamment de ce qui se raconte dans chacune des nuits (certaines ouvertement érotiques, d’autres non). Les Nuits sont un dispositif de désir. Elles ramènent le Sultan Shahryar. du côté de la vie (et son épouse aussi, du même coup…). Cela dit plus clairement ce qui m’attire non pas vers ce genre littéraire, mais vers l’érotisme comme sujet du sujet.

Bref, Cinq Séquences s’inspire très librement des Azione Sentimentale de Gina Pane (la plasticienne qui enterrait les rayons de soleil). On y suit cinq « actions », menées ou mises en place par une plasticienne sur cinq modèles vivants, pas toujours très au fait du processus de création artistique dans lequel ils se trouvent pris. Tout s’écrit à la première personne de ces initiés, le chaud du moment et ses conséquences dans la suite de leur existence. Le premier est chapitre en accès libre ici.
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