Trempée par l’orage, je suis enfin entrée à la Galerie Ithaque pour le vernissage de l’exposition de photographies L’Eau en Iran. Alexandre Arminjon, qui la dirige m’avait invitée en mai dernier, après avoir assisté aux Ithaques | Dieu versa sur moi un très profond sommeil. Je n’avais pas donné suite, je n’avais donné suite à rien : ce spectacle dont j’avais tant redouté les effets des thématiques qu’il convoyait pour les élèves, j’en avais gravement sous-estimé le coût personnel. La dernière étape, le choix du retour, le renoncement à une situation glorieuse, aimable et paisible pour retourner là où on n’est plus attendu que comme ce qu’on a été et qu'on n'est plus… Mais c’est en franchissant le seuil de cette Ithaque de la rue des Hauriettes que cette vérité a commencé à dire son nom et son poids. Il n’y a pas là matière à regret : créer, c’est créer avec ses moyens et donc s’engager parfois dans d’incertaines aventures, comme monsieur Morel, l’armateur du Comte de Monte Cristo. Simplement, il arrive qu’on tienne mal les comptes et c’est toujours une surprise de se faire avoir comme une jeune en se trouvant non seulement les poches vides, mais aussi les tiroirs et le coffre. L’Eau en Iran m’a lavé les yeux et après ce long été de repos, je ne pensais pas en avoir besoin. Elle relance la série de texte du Sérail chuchotés par Selim à Osmin : De l’eau, tu as toujours été aimé, qu’on entendra ici dite par Stéphane Mercoyrol, à qui elle est dédicacée.
Ces images de mer et de sel viennent aussi cristalliser le chantier étrange de l’Os de sèche, qui a connu le hasard de puissantes contributions symboliques, magiques et matérielles ces derniers mois. Pour le dire brièvement, et j’en parlais dans ÉCRIRE L’ÉTÉ XXV, je fouine depuis deux ou trois ans autour d’un fait divers tragique advenu dans mon voisinage alors que j’avais sept ans. Cette curiosité pressent un entrelacs d’équivoques qui attire comme l’aimant. Le triple meurtre est un étonnant second plan à une période de grande peur dans la famille, de la famille. Voilà plusieurs années que je m’attache à une écriture de mon enfance, dégagée du pousse-mémoire des photos ou des histoires dont je me souviens qu’on me les a racontées. C’est un album maigre, de notes brèves de sensation, de couleurs. Je l’appelle L'Amnésie de l’enfance et j’en ai perdu une bonne partie avec la mémoire de feu mon ordinateur. De la période où nous vivions dans le midi de la France, ce type d’images demeurent particulièrement vivides : nous n’y sommes restés qu’un an et la grande différence de la lumière, des sols et donc, de la végétation d’avec la Savoie, si familière, si maternelle les a encrés de contrastes singuliers, pour jamais inquiétants. Le premier plan est occupé par une crise de panique, phobique, pourrait-on dire, qui a pris place sur un rocher plat de l’île de Porquerolles et dont l’objet était un os de seiche. Or, au début de l’été, je suis allée dîner chez la photographe Catherine Peillon. Le regard est capturé par dès l’entrée dans son salon par les grands tirages en noir et blanc qui accentuent régulièrement le mur, quand le reste de la pièce, pourtant petite, est un dédale de livres, de toutes sortes de choses belles ou intéressantes pour les chats et les enfants… et pour moi. On pense aussi aux villes de Schuiten dans les empilements hasardeux qui semblent pourtant durables comme de la pierre… La photo représente une barque minuscule échouée sur une immense langue de sable bordée d’eau. Elle ment, mais l’histoire le dira plus tard, elle est ce que d’Arasse appelait un trompe-l’intelligence. C’est pour cette raison même qu’elle captive l’œil. Je sais immédiatement où elle m’emmène — le rocher, l’île, l’os blanc, l’insistance de mes parents devant mon refus… — et pourtant le désagréable de ce moment a disparu. Je le vois, comme je vois cette photographie. Catherine annonce alors qu’il y aura des seiches aux dîners, si nous aimons cela. Ma main se pose sur le genou de mon conjoint, pour l’empêcher de s’excuser pour moi, qui ne mange jamais de seiche, exception notoire dans un régime ouvert à tout. Sans quitter l’image des yeux, je sens sa surprise. Je dis, sans mentir, avec joie et que j’aurai une histoire à raconter au dessert.
La plage des sirènes © Catherine Peillon
Ce sont quelques éléments d’un possible livre. Je suis en train de comprendre que je pourrais l’écrire comme je le fais des spectacles pour les élèves où il faut que chacun, chacune, trouve à manger. C’est un assemblage, là aussi. Les images, ces décalcomanies de l’enfance, la presse du procès Recco, la commission d’enquête sur le Service d’Action Civique, les Pieds nickelés, la place du père, l’immense jardin recousu de tous les jardins des propriétés du lotissement, les ronces et les cailloux, les hommes torses nus aux prises avec des racines insoupçonnables, la compréhension tardive du projet immobilier « La Californie » où toutes avaient vue sur la mer, l’anémie dans ce pays de soleil, Peyton Place, Happy Days, les cours d’anglais pour petits, la ville d’Hyères ou l’on ira demain, le verdict de l’institutrice sur mon impossible apprentissage de l’écriture, l’Incroyable Hulk, le juge pour enfants qui juge des enfants, la fugue, les ballons qui s’empalent sur les aloé véra géants… Je me demande pourquoi je n’écris pas comme je le fais des spectacles. Même l’absence de musique n’est pas une excuse, DOA, Xavier Georgin ou Cécile Wajsbrot font bien entendre des playlists… Peut-être que j’ai l’excuse d’écrire pour d’autres alors et qu’elle manque ici. Je n’ai pas de rôles à distribuer, et pourtant, n’est-ce pas cela que nous faisons avec le lecteur ? Nous proposons un jeu, avec des règles et… on le voit aussi bien chez Simenon que chez Charles Robinson, des rôles.
Il m’apparaît que Le Sérail, n’en finit pas, n’a pas lieu de finir parce que sa fonction initiale était d’augmenter les représentations de l’Enlèvement au Sérail de Mozart. Quand notre longue tournée s’est achevée, je me suis enfermée à double tour dans un continuum du Sérail. Et je ne sais comment remercier de leur intérêt et de l’affection qu’elles témoignent à ses personnages Simone Wambeke, Françoise Durif et Brigitte Célérier. Ce n’est donc pas la première fois que la construction dramaturgique vient danser avec la littérature… D’ailleurs, j’ai un sérieux problème de forme final avec le Sérail. Plus le temps passe, plus une version audio me semble la seule sortie acceptable. Renforcée en ceci par la remarquable lecture que Laurent Peyronnet donne de Je suis une fille sans histoire sur sa chaîne Youtube Quelques choses à vous lire.
Ces quelques réflexions ne trouveront pas aujourd’hui de conclusion. Mais lire et réfléchir ont occupé dernièrement bien plus de place que l’action des doigts sur le clavier.
Les Fées fâchées le sont à juste titre de me voir si mollement travailler à leur essor…
Les enregistrements d’archives de ce journal avancent à pas minuscules.
Seul le Carnet des jours suivants tient stoïquement la tête hors de l’eau où je patauge, regroupant sans distinctions fictions, récits, notes de cours et toutes sortes de bribes qui, une fois classées, pourraient avoir l’air d’un tout. La belle étoile de mer sur la photo de © Frank Herfort qui l’illustre, me donnant à croire que l’été de l’écrit n’est pas encore tout à fait fini, et l'encre, pas encore seiche.
en tout cas on trouve à manger chez toi... pas d'inquiétude...
j'ai ouvert le lien vers la galerie photo, attirée par le bruit de l'eau, par le sens du mot qui a pris pour moi une force spéciale depuis quelques années (toujours cette préoccupation du trop ou du pas assez, je surveille les feuilles de mes plantes, je tâte la terre...) et que de choses magnifiques là, images d'un monde si gravement bousculé...
merci Emmanuelle pour cette richesse et ces beaux partages au fil de tes jours...