En termes d’adoption, considérons le moineau comme un premier pas vers le corbeau. Entrée #599 du Carnet des jours suivants
Le flux du journal d’écriture du printemps s’est tari dans trop d’eau.
Si nombreuses sont les rencontres déterminantes qu’il fallait consigner ici, si nombreux les empêchements de le faire, et grande, la fatigue de l’année qui n’en finit pas, qu’il ne reste plus qu’à recommencer à zéro. Le zéro est un trou d’oubli… Tout de même, portons mention d’une première et excellente rencontre avec Gracia Bejjani, dès longtemps connue du Tiers Livre. Il semble qu’une haute estime mutuelle explique les mois et les années que nous avons mis à nous retrouver autour d’un déjeuner. Pourquoi évoquer ici notre timidité respective ? Peut-être parce qu’à l’inverse de l’imagination, qu’on ne voit plus à force de vivre dedans, on oublie que la timidité, qui continue à cinquante ans passés à conditionner mes réactions et parfois mes choix, se voit de moins en moins, elle, de l’extérieur. On me parle souvent de mon imagination (des réflexions avec points d’exclamation qui me laissent la triste impression que ceux qui les font ne veulent rien savoir de la leur). Elle apparaît alors comme un accessoire ou un appendice supplémentaire dont le ciel ou la génétique m’auraient dotée et dont l’être humain lambda [créature qui ne survit qu’en s’alimentant de l’imaginaire de ceux qui l’évoquent] serait dépourvu. Or, je le répète, l’imagination, nous vivons dedans. Ce n’est pas une chose qu’on possède (une maison, un doigt de pied supplémentaire…) L'imagination ne nous abrite ni ne nous augmente. Elle est de la nature même de l’air ou du temps qui nous entoure en toutes circonstances, dont nous faisons partie et non l’inverse. Mais je reviens à Gracia. Assise en face de moi elle évoque une tradition libanaise : le café des femmes. Nous recommandons deux allongés. Le matin, avant le travail, quand les enfants sont partis, les femmes se retrouvent au café et parlent, parlent, parlent. Elles rient. Elles s’engueulent. Elles se plaignent. Elles critiquent. Elles se soutiennent. Elle vient de sortir un livre avec le beau titre J’ai appris à parler sur tes lèvres. Le lire c’est l’occasion de rencontrer la vitalité de cette femme, ce que je souhaite à tout le monde. Depuis ce déjeuner, chaque matin quand j’approche ma tasse de café de mes lèvres, je suis avec elle(s). Je longe la terrasse d’un café de Beyrouth, qu’une petite palissade de croisillons chargée d’une fausse glycine fait mine de séparer de la rue. Leurs voix me parviennent, par éclats à travers les ajours. C’était il y a cinq ans, et en écoutant Gracia, je comprends pourquoi j’avais conservé cet instant en moi, comme on garde des années parfois, dans la poche d’un manteau, une boucle d’oreille dépareillée trouvée sur un trottoir.
Du manuscrit d’Alice A. il y aurait beaucoup à dire encore, mais surtout beaucoup à faire. En suspens cependant, pour laisser reposer et faire face à la déferlante des 40 propositions en 40 jours de l’Atelier de François Bon. L’occasion de m’apercevoir d’un changement de braquet : il m’est difficile d’écrire brièvement, le goût du petit objet parfait est bien perdu et c’est tant mieux. Mais les propositions ouvrent sur des horizons qui mériteraient une semaine. J’écris à l’emporte-pièce, sans avoir prédéfini une destination pour l’ensemble des textes : certains iront grossir des chantiers en cours, d’autres en font entrevoir de nouveaux, d’autres encore restent lettre morte. Un peu comme dans la blague des deux synagogues, il y a les propositions auxquelles je réponds et celles auxquelles je ne réponds pas. Il n’est pas certain que les premières me donnent plus de travail que les secondes…
Je lis, enfin, Paysages avec Figures absentes de Jaccottet. Je m’étais amplement penché sur un des chapitres dans laissant apparaître : de la fréquentation de Jaccottet. Pendant quelques mois, j’avais tenté l’expérience de lire Si les Fleurs n’étaient que belles en préliminaire à la rédaction de mon journal. Les effets et les conséquences de cette fréquentation sont consignés dans le lien ci-dessus.
Cette fois-ci, c’est un autre rythme : un chapitre chaque matin, indépendamment de sa longueur. En cours, je décide de me cantonner à la première partie du livre, organisé en suivant les saisons. Je reprendrais à l’automne. Pour l’instant, l’annotation indispensable d’un tel matériau me retient dans ce premier tiers. Jaccottet y laisse voir, quasiment dans chaque chapitre comment il en vient à écrire un poème, ou plutôt à rendre compte de son expérience du paysage au plus juste, au plus près. Il est remarquable de droiture, d’honnêteté, même si une forme de nostalgie procède également dans l’inventaire des tentatives avortées. Donnant à voir un processus, il s’inscrit du même coup dans le rythme que nous imaginons de la nature. En première lecture, je suis saisie par la richesse de ses outils de comparaisons. Probablement parce qu’il se méfie beaucoup d’une lecture par analogie de son ressenti face aux paysages, aux éléments. Dans le chapitre Prose au Serpent, il manipule la métaphore par évitement, avant d’assener une série de 6 ou 7 « comme » .
Je veux prendre le temps d’annoter cela avant de me replonger dans la Fréquentation de Magris par le Danube commencé l’été dernier. Ces ouvrages sont mes maisons de vacances. Quittées à regret, retrouvées aux beaux jours, rendant les jours beaux même quand il fait gros temps dans tous les domaines. Je réalise que Jaccottet a enregistré sous la forme d’une Anthologie personnelle tout ou partie de ses poèmes et sa façon de dire ceux extraits de Paysages avec figures absentes est particulièrement belle.
Autre maison de vacances, ce journal, ÉCRIRE L’ÉTÉ, nous en sommes au numéro XXIV et je n’ai plus la moindre idée de ce que j’ai pu y entasser. Dans l’espoir d’en faire une relecture profitable, j’ai entrepris d’enregistrer les numéros précédents. Cette démarche s’est initialement appuyée sur une proposition de l’atelier d’été du Tiers Livre. Il y a donc quelque chose d’un peu cryptique dans le n° 1… mais aussi quelques réflexions salutaires sur la résistance de l’écriture en terrain familial.
La suite s’écoute ici : ÉCRIRE L’ÉTÉ I Journal, l’audio
Spécial Fées Fâchées :
L’An [IV] du Journal d’un mot est sorti. Occasion de remercier encore pour les dons de l'an passé. Et de saluer les parrains et marraines de mot (romain Dumas, Léonard Ganvert, Yves Humann, Bénédicte Lesenne, Cybèle Mercier, Bruno et Marie Moatti, Yves Renaud).
On peut le commander en cliquant sur ce lien pour la somme de 12 euros.
Il faudrait faire autrement de la réclame… Quelle idée de sortir un livre au cœur de l’été ? C’est qu’il s’agit finalement d’un livre de plage. Comme le précédent : il peut s’ouvrir n’importe où, les paragraphes qui le composent n’imposent pas d’ordre, si l’un lasse, un autre prend sa place… Je dessine des fées toujours fâchées et résume ainsi le nouveau règlement arbitraire de cet ouvrage quotidien :
Les trois premières années de ce Journal s’articulaient autour de 365 mots, un par jour. Cette suite logique n’en compte plus que 52, un par semaine, mais pour chaque mot, il y aura 7 entrées. Le principe qui la régit demeure le même :
Tenir un journal. Tenir au journal. Porter depuis l’enfance le désir de sa régularité pendulaire, de sa façon naïve d’ordonnancer le monde. Intime ou personnel, carnet de voyage ou de travail, tout est bon.
À l’aube de ce nouveau processus du Journal d’un mot — cette première semaine en compagnie de SIMPLICITÉ —, le sol est instable, tout pourrait en un instant basculer vers son contraire : à quoi bon ces jeux ? À quoi bon la page ? Le mot ?
La confrontation sept jours renouvelée avec un mot, est-ce bien raisonnable ou simplement obsessionnel ?
Ce qui apparaît d’emblée c’est l’aspect performatif de la simplicité dans ce cadre : plus les contraintes sont lourdes plus la simplicité devient le seul recours et par là montre son visage de fille-mère de l’ingéniosité.
[simplicité] An 4
Comments