Cette édition est consacrée au polar gantois, puisque j’étais à Gand cette semaine pour quelques jours, comme chaque été depuis quatre ans.
J’ai d’abord réuni mes notes éparses, pour me rappeler ce que pouvait bien être ce polar gantois — hormis l’injonction d’une libraire bruxelloise à l’écrire, vu qu’elle n’en avait aucun à me conseiller —.
Notes au 21/08/22
La BD sur Fourniret traîne dans le Politburo depuis deux ans au moins. Je l’ai lu hier, enfin. J’ai compris pourquoi elle avait tant attendu. Ce n’est pas la violence en général. On se moque bien du général qui ne sert qu’à pousser des oh et des ah en se gardant à bonne distance de ce qui est véritablement dangereux : les points saillants qui font de l’histoire des autres, notre histoire. En l’occurrence, « l’affectif » dans le viol (ce mot, il l’emploie pour parler d’une de ses victimes, une qui a survécu et qui ne tient, — qui s’en étonnera ? — pas le même langage.) Le morcellement des victimes considérées pour et par leur seul hymen — Fourniret et sa femme les appellent des MSP, « membranes sur pattes » —. L’impuissance sexuelle quand il se retrouve face à de jeunes filles et non des fillettes, et qui ne le rend pas moins dangereux, la pénétration au couteau. Je liste ces points dans ce journal d’écriture parce qu’ils sont amenés à supporter l’écriture, une écriture, la mienne, justement parce qu’ils me sont insupportables. J’ai ainsi écrit Hansel et Gretel pour arriver à digérer une histoire, une anecdote, presque rien, qu’on m’avait racontée et qui comme une bille d’acier dans un flipper était allé taper dans des endroits de terreurs et de dégoût que j’ignorais jusque-là. Ou pour mieux dire que j’avais ignoré jusque là. Mais qui étaient toujours déjà présents sans vie que je puisse, encore aujourd’hui les raccrocher à un souvenir, à un évènement de ma vie.
Le polar gantois, c’est le règlement d’une vieille affaire, loin d’être close. De celle où la mort est passée à un cheveu. J’ai l’impression que cela fait trente ans que je fixe ce cheveu, pour ne pas regarder la mort en face. La malmort. Or, cette temporalité, c’est justement celle dans laquelle s’inscrit le polar gantois, je m’en rends compte en direct. Un décalage d’un moins deux décades entre le moment où la narratrice pour les besoins de sa thèse traîne à Guermantes et la nouvelle de l’arrestation de Fourniret qu’elle reçoit alors qu’elle est en poste à Gand. Entre les deux, un vague souvenir, ou une reconstruction, le regard tragique d’une petite fille montant dans une camionnette à deux pas de la bibliothèque de Guermantes. Ce qui s’écrit là, c’est donc, finalement, une histoire personnelle qui ne supporte que l’approche par grands cercles concentriques, une spirale de patience qui n’atteindra jamais son cœur. On trouvera un de ces cercles sous le titre Décharge (en l’état), texte qui a surgi l’été dernier pour dire : il est l’heure, à présent.
Nous voilà à Gand, la bien-aimée, la ville sans polar. Ce voyage-ci prend de nombreuses années sans qu’on s’en soit aperçu. Il passe par Guermantes, comme Proust et Fourniret et l’on ne sait pas trop pourquoi c’est ici, à Gand que tout devrait se résoudre… On y va pour tourner en rond, entre quelques lieux et particulièrement le Museum Dr Guislain,
médecin gantois visionnaire Guislain fut parmi les premiers à considérer les malades mentaux comme des patients à part entière, méritant un traitement digne. C’est la honte suscitée par la manière dont nous traitions autrefois les patients psychiatriques qui donnera naissance à ce musée en 1986.
Nostradamus, c’était le nom que ma mère avait donné à un chaton perdu dans le parc de l’hôpital psychiatrique où elle travaillait. Les infirmières s’étaient partagé une portée abandonnée sous une fenêtre par une chatte autrement occupée, semble-t-il, à remettre en cause le fatras de conneries concernant l’instinct maternel. Il était plein de puces, tout noir. Personne n’en voulait. Il m’a absolument aimée. Et pourtant je lui en ai fait voir de toutes les couleurs. La seule fois où il m’ait griffée, un réflexe de préhension m’avait fait resserrer mon étreinte alors qu’il voulait éviter un client qui venait d’entrer dans le bar. Je ne sais plus quel endroit de ma main saignait. J’aurais aimé conserver cette cicatrice… —
Attaquer je ne sais quoi dans et sur le Nord, aller passer un moment à Guermantes (tout à fait le genre de résidence d’écriture dans mes moyens) pour voir si vraiment le polar gantois passe par Proust.
Mode opératoire
Mieux renseignée, j’établie un guide pratique à mon propre usage de l’écriture du polar gantois :
— N’écrire qu’à Gand. Accepter de n’écrire qu’à Gand. Quelques jours par-ci par-là. Ailleurs, les recherches, les annotations. Jusqu’à l’apparition d’un point de bascule où l’écriture du polar prendra le dessus.
— Nommer quelques lieux à Gand. S’appuyer sur les dessins d’Alexandre.
— Le Museum du docteur Guislain, lieu d’accueil pour l’enfance psychiatrique.
— Le Récit a sa place quelque part là-dedans. Où se trouve le commissariat de Gand ? L’équivalent de la préfecture de police ?
— Un livre de dessins et de textes pourrait être la forme du polar gantois.
— Il faudra un autre titre.
— La narratrice ? L’héroïne, en tous cas, fait un travail qui reste à inventer. Un doctorat en géographie de littérature comparée ? Un doctorat en littérature appliquée à la géographie ?…
— Un lien avec l’architecte Mâhyâr (de la pièce de Réza Ghassemi) et l’arpentage. Arpenter simultanément des villes et leur reflet littéraire. Études comparées des textes de géographes et des écrivains de la même période sur un même lieu.
— Retrouver l’article concernant les avancées géographiques rendues possibles par les descriptions de Corinne de Madame de Staël.
— Le souvenir envahissant du rapt de la petite Estelle. Un claquement de portière. La tache de couleur d’un véhicule qui dérange la vue sur le fond architectural.
un début
Sans avoir rien décidé, voilà ce qui a commencé à s’écrire dans le jardin du Musée du docteur Guislain, dimanche dernier :
Cela dure depuis des années, le mauvais sommeil. Pas d’évènement particulier, non. Ma thèse… on ne peut pas taxer de particulier quelque chose qui dure neuf ans. J’ai dû changer de sujet, je m’embourbais. J’ai changé de sujet après quatre années de travail acharné. Je perdais complètement pied. C’est courant. Quand je regarde ça d’ici, à l’âge que j’ai à présent, quand je regarde mes doctorantes (enfin parfois il y a un jeune homme pour s’embringuer dans cette spécialité étrange et peu rémunératrice, mais majoritairement, ce sont des femmes, oui), quand je vois leur jeunesse, à quoi la jeunesse ressemble une fois qu’on n’est plus membre du club, je me dis qui’l n’y a pas moyen de s’éviter ce détour par la noyade. Certaines sont très organisées et elles se noient dans l’alcool à date et horaire fixes. D’autres passent par des phases d’absences de plusieurs semaines. Parfois, elles continuent d’être joignables en apparence, mais quelque chose est aux abonnés absents. Leur visage ressemble aux façades des maisons de la côte du nord hors saison. Bien sûr, certaines font un sans-faute, sans détour, mais pas dans ma partie. Depuis qu’on est censé pondre une thèse en trois ans, il s’en trouve davantage chaque année qui mettent des croix dans toutes les cases, puisque c’est ce que c’est devenu, pour beaucoup, une forme élaborée de QCM. Je ne devrais pas dire, ça, ce n’est pas gentil… Non, je ne pense pas que la gentillesse soit un remède à mon mauvais sommeil. Je n’imagine pas être punie pour quelque chose que je n’aurais pas fait. Je sais que vous ne l’avez pas dit, que c’est moi qui le dis comme ça. Enfin, j’essaie de vous donner le cadre : ça s’est détraqué pendant ma thèse… Avec le changement de sujet ? Je ne suis pas certaine, il faudrait que je reprenne mes notes. Mais disons, oui, plus ou moins à ce moment-là. Ensuite, ça n’est jamais vraiment revenu à ce que j’avais connu… Avant ? Aucun problème, je m’endormais en claquant des doigts, je ne me réveillais que pour aller faire pipi, enfin, j’y allais en titubant, les yeux mi-clos et puis je repartais pour ma nuit, parfois même reprenant un rêve où je l’avais laissé. Je pouvais m’endormir pendant un match au stade ou dans une boîte de nuit si j’avais sommeil. C’est arrivé (hélas), j’étais la risée de mes camarades. Bref, je n’ai eu aucun problème de sommeil jusqu’à l’âge de 27 ans. J’ai eu l’impression d’être foutue à la porte de l’enfance. J’étais une malade déplorable, comme toutes celles qui n’ont connu que la bonne santé. J’ai essayé toutes sortes de traitements, de techniques, mais non, je n’étais jamais allée voir du côté de l’analyse, avant… vous. Des psys, j’en ai vu, mais c’était très… différent. Ils voulaient régler le problème… oui, bien sûr, moi aussi je le voulais, mais, comment dire ? Ça ne marchait pas. L’hypnose ? Non. Bien sûr qu’on me l’a conseillé. Je pourrais faire un livre si je suivais tous les conseils qu’on m’a donnés. Je n’avais pas un budget illimité, non plus. Et puis la thèse, il fallait l’écrire. J’y croyais à l’époque (rire). D’ailleurs je n’avais pas tort : mon changement pour un sujet mieux repéré m’a permis de trouver du travail dès la soutenance, ce qui, entre nous, était loin d’être gagné. Je m’étais faite à l’idée d’aller enseigner dans le premier collège où on me trouverait une place et je me suis retrouvée à Rome. Je n’étais pas à plaindre. À Rome ? Oui, à Rome, je dormais moins mal. À l’étranger, en général, je dors moins mal. Vacances ou travail. Je dirais même que je dors mieux à l’étranger quand je suis occupée. Ce n’est pas le Pérou, mais c’est mieux. La nuit se déroule mieux. Ça veut dire : pas ou peu de réveils. Non, l’interruption du sommeil n’est pas le seul problème. Je peux faire une nuit entière, je passe la journée avec l’impression de dormir tout le temps. De n’être jamais vraiment réveillée. Je traîne des lambeaux de mauvaise nuit, de mauvais rêves comme des toiles d’araignées. Ça s’accroche à moi, ça colle, ça ne veut pas me lâcher.
Néanmoins, depuis que je suis installée à Gand, ce problème s’est éloigné, en quelque sorte. Il occupe moins de place. Occupait, ça s’est dégradé à nouveau depuis quelques semaines et… me voici.
Je note en gras ce sur quoi il faudra revenir dans les séances ultérieures.
un personnage en creux
Celui de l’analyste de l’héroïne. Très tentant d’en aire une sorte de docteur Watson qui boit des bières avec le flic chargé de l’enquête. Ça aurait le mérite d’être fonctionnel. Mais pour l’instant — pour ce premier polar gantois —, mieux vaudrait le suivre de loin, le laisser presque sans paroles, tout en acte. Le soir, il va boire une bière dans un café animé. Sas nécessaire entre les séances et la vie privée, dont on ne saura rien. Il boit seul, il observe, la télé, les conversations. Il fait du sport aussi, le week-end. Rameur ?
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