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  • Photo du rédacteurEmmanuelle Cordoliani

ÉCRIRE L’AUTOMNE XVIII


© Françoise Durif


Rassemblé les textes épars autour de Don Giovanni à l’occasion de la semaine de [CHIFFRES] dans le Journal d’un mot. Ces débuts de sommes dramaturgiques, j’en ai plein les tiroirs et toujours l’espoir de les augmenter au point qu’elles deviendraient chacune un livre, un manuel pratique pour les interprètes, un guide pour les passionné·es d’opéra. Un livre d’entretiens autour de La Vie parisienne avec Jean-Claude Yon est en cours, c’est-à-dire un seul acte traité jusqu'ici… quand continuer ? Mais peut-être faudrait-il prendre ce projet autrement : dans un même volume, réunir les sommes sous forme de chapitres. C’est ce qui se passe dans Shakespeare, notre contemporain de Jan Kott, toutes les pièces n’y figurent pas, toutes celles qui sont traitées ne le sont pas en quantités égales… Et alors ? Bien sûr, on se mord les doigts de dépit quand on travaille une des pièces absentes ou survolées… et on lit au sujet des autres en essayant d’en tirer un enseignement, comme une couverture. Pas si mal…


Grande matinée de travail au cours d’esthétique d’Emmanuel Reibel au CNSMDP. Je suis venue pour voir : j’interviens la semaine prochaine. La puissance poétique des pistes de lecture qu’il propose pour Don Giovanni est un réconfort et aussi un aiguillon. Enseigner ne devrait jamais être autre chose que cela, éveiller le désir de chercher encore, d’aller ouvrir les livres et les yeux. Entre mille choses si finement pensées, il souligne que Dalla sua Pace, l’air de Don Ottavio est le dernier morceau composé par Mozart : il l’ajoute à Vienne, après la création de l’ouvrage à Prague par une autre distribution. Il l’écrit pour le ténor de Vienne, mais peut-être aussi, peut-on considérer que cet air amende Il mio Tesoro, chanté par le ténor de Prague, en sorte que le deuxième air écrit prend un tour testamentaire. Don Ottavio a été mené au bout de l’œuvre et il est revenu — revenu aussi sur sa parole — avec Dalla sua Pace, où la violence est à peine un ornement, où le discours sur l’amour, la surprise de l’amour sont tout.


Je retrouve une considération similaire dans l’épisode 6 du microséminaire du Subtil de l’épée : il nous est impossible de reprendre (la parole, mais aussi l’écriture) là où nous nous sommes arrêtés. La suite portera, immanquablement, la marque du voyage intérieur effectué par qui la dit, l’écrit, après une pause. C’est une idée à accueillir pour avancer. Les personnages portent un regard critique sur la façon dont ils ont été écrits jusque là. Il n’est pas de voix constante pour nous, pourquoi voulons-nous à toute force forcée les maintenir dans une unité factice qui ne dit rien de la vie, qui ne parle que d’une figure idéale du roman ?

Ça pourrait être un exercice d’écriture formidable : reprendre un texte et le faire corriger par le personnage. « Je pensais cela à l’époque, sur le moment, j’aurais dit ces choses… ». Alice Munro écrit parfois comme ça (dans cette nouvelle où elle plume les dindes notamment).


Les Fées fâchées [1] sont passées par toutes les couleurs ces dernières semaines : le premier devis pour la publication du Journal d’un mot m’aurait fait dresser les cheveux sur la tête il y a quelques années. J’avais si peur de l’argent. Mais à présent ma tête est trop proche du bonnet pour que je me paie encore (de) ce genre de sensations. Ce n’est pas faisable ainsi, c’est trop cher et puis c’est ridicule : je n’ai pas l’intention de stocker 800 exemplaires de mes œuvres. Si j’en vends et offre 200, je serai déjà bien chanceuse. Nous revenons donc à ma proposition initiale, impression à la demande, créer une maquette réutilisable pour d’autres publications, miennes ou non. On prend des décisions de police, de mise en page. Pas de quatrième de couverture : je ne vais pas être distribuée dans les Relais H, mais une petite présentation. Que dire ? Que j’écris un journal que j’ai inventé pour un personnage ? Ou bien parler de ce geste, quotidien et sans pareil ?


En ouvrant le chantier de La Femme de petits sous [2], je me doutais qu’il faudrait creuser profond et que les risques de tomber sur une nécropole étaient des plus élevés. Je notais dans le numéro précédent d’Écrire l’Automne comment le corpus affairant m’avait permis de formuler une autre façon de travailler à partir de mes notes. Hier, je me suis entendue me proposer à la trésorerie du Deuxième Texte. La Femme de petits sous hésite encore sur sa forme, mais ce sera a minima une enquête, une expérience in vivo.


Armageddon Time de James Gray. Le film est construit comme un livre pour moi. Confirmation de ce que je cherche, pense, croie, essaie : on peut écrire l’enfance sans pathos. La présence obstinée d’un arrangement de l’air de Barberine à la guitare, cet air si doux qui porte tout le tragique de l’enfance : cette incapacité à mesurer le monde, les actions et leur conséquence… C’est une voie pour approcher ce que j’essaie d’écrire dans L’amnésie de l’enfance [3]. Et puis une autre, plus tard : la retrouvaille de La folle Complainte de Trénet. C’est l’autobiographie d’un homme qui ne quitte jamais le point de vue de l’enfance (point de vue au sens littéral : dessous la table, derrière les portes closes, en surplomb dans le grenier, pris dans les reflets… Montrer l’enfance dans les êtres, non point sa caricature, et encore moins sa posture, mais ses apparitions fugitives, incongrues, c’est quelque chose à quoi je tiens dans mon travail de mise en scène, d’écriture, quelque chose qui m’importe quand j’ai l’impression d’être le pou qui se fout de tout.


Parfois, la mort, ça fait tout drôle, comme dans le cas précis de Hans-Magnus Enzenberger. Et alors je me sens toute bête.



[1]la toute petite maison d’édition du Café Europa.


[2] expression que j’emploie à mon endroit et qui a déclenché l’enthousiasme d’une commande de chanson par le compositeur Romain Dumas.


[3] Je voulais saisir des premiers souvenirs ceux qui ne m’avaient pas été racontés et serinés. Ceux qui n’ont ni film ni photographies. Ceux qui n’ont pas d’histoire, voilà comment je l’ai dit d’abord.

En regardant mieux, je m’aperçois qu’ils n’ont pas d’anecdote, c’est différent, et pas non plus de mythologie (peut-être).

En les listant, d’autres reviennent de cette catégorie que je cherche à tenir à distance, ils y emmêlent leurs photographies et leurs expressions idiomatiques. Je décide de les conserver, mais en italique, pour marquer leur intrusion.

Je sais que ce chantier est illusoire.

Certains lieux, je les ai connus sur une trop longue durée pour être dupe de la primeur de leur souvenir. La cave de l’hôtel, par exemple, je l’ai côtoyée pendant vingt années. Mais puisqu’elle a avalé toutes les autres caves dans son odeur, je veux croire que c’est par l’ancienneté en moi de son gouffre.

Si la perception sensible des lieux, des objets est encore majoritaire dans la liste que j’essaie d’établir, une catégorie imprévue pointe son nez depuis peu : l’imaginaire sensoriel des expressions imagées que je ne comprenais pas. J’avais lancé une collecte de ce genre de malentendus dans l’enfance : [un gros jardin]. Mais le sens perçu à tort primait alors sur la sensation, qui restait cachée derrière. Il y a une de l’archéologie dans la conquête de l’amnésie de l’enfance.

Une chose m’importe ici davantage que ma mémoire, que ce que je tente d’en écrire, c’est d’inviter d’autres à réfléchir à ça avec moi : quelle histoire raconte-t-on quand on cesse de se raconter des histoires.

Il apparaît clairement que cette préface en forme de règle du jeu sera peut-être la seule chose à conserver.

Confusément, je sais également que ce chantier me mène quelque part. Quelque part en écriture.

Écrire l'été
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