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  • Photo du rédacteurEmmanuelle Cordoliani

ÉCRIRE L’ÉTÉ XV


Il ne s’agit que d’accepter quelque chose qui a son cours depuis plusieurs années, quelque chose qui coule de source, l’eau du moulin… L’été, je développe de gros manuscrits, des trilogies, des entrelacs impossibles à démêler… j’ai parfois encore l’impression qu’ils sont impossibles à terminer. Mais je ne le crois plus. Simplement, il leur faut plusieurs étés. Le reste de l’année, je tiens des journaux. Je tiens et me tiens aux journaux. Est-ce que je m’en tiens aux journaux ? Non. J’écris aussi un ou deux spectacles, éventuellement un livret… Et à la moindre occasion j’ajoute aux manuscrits monstres : de la recherche, un texte d’appoint… Il n’y a rien d’autre à faire, rien que je puisse faire de mieux ou de plus dans le temps qui m’est donné. Je ne suis pas à la retraite. Je ne suis pas mourante non plus — pas davantage que la plupart d’entre nous —. Je ne peux pas augmenter mon temps d’écriture en automne, en hiver et au printemps. Le Journal d’un mot, et ce journal d’écriture m’ancrent. Quand l’été revient, il n’est pas coûteux de retrouver mes gros manuscrits et leur train de sénateurs.

On pourrait penser que les journaux m’aident à écrire ces gros livres pleins de fantaisie (le Sérail1, Alice chut ! Sauveterre2…), mais il en va peut-être tout autrement et ces étés où je peux aller tout mon saoul vers la fiction la plus débridée sont peut-être l’accompagnement indispensable à ce qui compte vraiment : les journaux. Les trois premières années du Journal d’un mot seront ma première publication aux microéditions des Fées fâchées, ce qui corrobore la deuxième hypothèse.

Tout à coup, ce n’est plus si grave d’avoir consacré tant de temps au Sérail sans l’avoir encore terminé. Les travaux se mènent les uns aux autres et j’accepte cette surprise à présent, de voir qui restera debout à la fin de ces drôles de matchs. C’est un soulagement.


Les corrections du Journal d’un mot continuent avec Marion Vergez-Pascal, redoutable relectrice. Quel luxe ! Il nous faut à peu près une heure par mois… Mais je vois à chaque fois mieux combien je peux lâcher de complexifications sans pour autant perdre le rythme de ce que je cherche. J’en ai assez d’être obscure, je me fatigue moi-même et cet épuisement me rend plutôt heureuse. C’est l’épuisement d’une forme de crainte, son apaisement, comme on s’endort d’avoir trop pleuré.

Pour exemple, version 1 :

Il y a des mondes inconnus qui ne devraient éveiller que notre curiosité. La chance d’avoir à inventer, de prendre un chemin autre encore d’herbes hautes, que les sentiers battus et rebattus à plates coutures de la domination omniprésente des uns sur les autres.

Et version 2 :

Il y a des mondes inconnus qui ne devraient éveiller que notre curiosité. La chance d’avoir à inventer, de prendre un chemin encore d’herbes hautes, autre que les sentiers battus et rebattus à plates coutures de la domination omniprésente des uns sur les autres.


Les heures de ménages au CNSMDP vont reprendre. J’ai envoyé une demande en bonne et due forme afin d’éviter les fourches caudines du PC sécurité et des pompiers qui veillent en cerbère sur les entrées et sorties. Ces textes aussi vont s’accumuler (voir : Tôt) et leur somme devient une ressource pour les élèves de l’école Estienne qui viendront dessiner les personnes au travail. Patrick Pleutin, leur professeur, propose d’en faire une sorte de livret, image et texte à confier ensuite à une classe de composition. Le projet prend ainsi ses aises sur deux ans. Le temps qu’il faut pour distinguer une forme.


J’ai achevé hier soir la rédaction de ce quinzième épisode d’été avec une furieuse envie de tout mettre à la poubelle. Mes émerveillements de fourmi me désespèrent autant que mes ressassements. La fonction première du journal d’écriture est de m’aider à écrire, qu’est-ce qui m’aidera à écrire le journal ? Je relis ce matin, pas franchement plus enthousiaste, mais plus fataliste (« ne désespérez jamais, laissez infuser davantage », dit Michaux) : la régularité de ces écrits et la régularité de leur publication sont au moins une école d’humilité.




1: Cabaret viennois des années 20 et par extension histoire de ceux et de celles qui l’ont créé, animé, ou simplement connu.


2 : Première partie d’une narration dantesque, hybride et collégiale qui en compte trois. Alice chut ! présente le cas d’une femme d’une soixantaine d’années qui prend les gens qui viennent chez elle pour des personnages d’Alice au Pays des merveilles sans qu’on puisse savoir si elle déraille complètement ou si elle n’est pas Alice elle-même devenue vieille. Le personnage de son plus jeune petit-fils se tailler la part du lion, avec la mise au point d’un « parler-clown » propre à leurs échanges. Alice Chut ! rassemble également ce que le médecin d’Alice a publié́ sous le titre Alice A, (Ed. Allia), en 1989. La deuxième période, Sauveterre, largement développée dans le cadre de l’atelier Ville du Tiers livre à l’été 2018, s’attache à l’enquête du petit-fils d’Alice devenu adulte, pour retrouver ce fameux médecin. La troisième période, Principes des Corps songeant pencherait du côté du roman d’anticipation. Les trois sont rassemblées pour l’instant sous le titre de l’Archive Sauveterre, consultable pour partie dans ce site.




Écrire l'été
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