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  • Photo du rédacteurEmmanuelle Cordoliani

ÉCRIRE L'AUTOMNE XII



LUNDI

Les deux dernières semaines, j’ai écrit ce journal avec un effort de mémoire le vendredi et le samedi. Cette fois-ci je suis bien décidée à ne pas me laisser faire, à cueillir le jour présent comme on dit, comme Quignard le dit et le développe longtemps dans un de ses traités [1], et à l’enfermer dans les pages de ce recueil, justement. Reprendre ses esprits pourrait être le mot d’ordre de cette semaine, suivre l’injonction de la Jeanne cherche avec ta tête sans oublier qu’elle a son revers terrible : un jour tu oublieras ta tête. Cela commence d’ailleurs par la prise en notes pendant les cours, sur un gros bloc, les références évoquées. Je reprends le bâton de la Méthode Caracolion, méthodologie de ce cours d’art lyrique qui ne dit plus son nom. Détails du travail de ce lundi :


  • L’échange torride entre James Bond et Raoul Silva dans Skyfall. Jeu des codes de la masculinité. Marine travaille Sesto dans La Clemenza di Tito et je vois de plus en plus clairement qu’il faut tout abandonner à la proposition musicale et laisser pareillement le personnage se faire l’arme de Vitellia sans états d’âme hors de propos. Une mezzo qui chante les pantalons n’a rien à fournir en délicatesse, en jeunesse voire en faiblesse : la tessiture fait le job. Par contre, il faut occuper cette place très particulière, bien plus libre dans sa vêture, sa posture que celles des rôles féminins, mais autrement contrainte dans ses attendus intimes. Qu’est-ce que c’est « être un homme » ? Qu’est-ce que c’est « être un homme désirant » ? Et enfin, qu’est-ce que c’est « un homme qui s’abandonne » ? Quelle subtile balance du masculin et du féminin peut-on jouer ?

  • La prière d’Esther et Angelo tyran de Padoue dans la scène de mort de La Gioconda, avec son étrange allégorie du Suicide, qu’elle tutoie et la négociation contractuelle avec Dieu dans les religions du Livre.

  • Chantage à la mort, au suicide avec Papageno, qui est loin d’être un aussi fin négociateur que Don Camille dans la scène du petit pied nu du Soulier de Satin :

Et moi je dis que le Créateur ne peut lâcher sa créature. Si elle souffre Il souffre en même temps. C’est Lui qui fait en elle ce qui souffre. (…) Je souffre de Lui dans le fini, mais Lui souffre de moi dans l’infini et pour l’éternité.


MARDI

Une matinée de soin au Journal d’un mot. De retravail rendu possible par le décalage de mes posts sur FB où j’en suis encore à partager septembre. Ces rendez-vous créent un plan de travail. J’aime passer du temps avec un mot. J’accepte toujours mieux les associations (libres ?) qu’il me propose, j’y entre comme Alice. Je rapetisse, et puis d’un coup je suis grande à nouveau. J’ai hâte de la prochaine articulation de ce journal, un mot pour la semaine, sept routes…

Au cours de dramaturgie, nous lisons le montage que j’ai fait de Marie Tudor pour six voix de Reine. Les élèves sont impressionnées par l’audace du texte, je l’entends dans leur lecture. Le souffle qu’il va leur falloir pour soutenir tout ça, la scène de condamnation de Fabiono Fabiani, l’amant de la reine, où elle la plus magnifique mauvaise gagnante qui soit, et l’autre, celle où elle recule, où elle se parjure. Le plus saisissant c’est à quel point le personnage ne sait pas être autre chose qu’une reine, même en s’humiliant. La royauté est chevillée au corps. C’est sur les corps qu’il faudra travailler en premier. Qu’est-ce donc d’avoir en corps sacré indépendamment de la virginité… ?


MERCREDI

Je fais un aller-retour à Lille pour un projet à venir autour de l’Italianises Lieder Buch de Wolf, que m’a proposé Emma de Négri. Mon passage par cette invitation a débouché sur un spectacle au titre envoûtant de Italirama : soirée diapos chez les Wolf. J’en décris le processus à Julien Championnet et Édouard Signoret nos producteurs de La Clé des Chants : pas de texte parlé, esthétique façon Tati allant du marron allemand 1970 au orange vif fellinien. Julien Championnet résume : Soirée diapos chez Derrick. Nous nous sommes bien entendu.es là-bas. C’est après avoir décidé de cette orientation qu’Emma m’a rappelé à quel point Wolf était syphilitique et quelle influence cela avait eu sur son œuvre, l’opus qui nous intéresse a été écrit entre deux séjours à l’asile. Il y a dans la paranoïa de Wolf quelque chose d’épouvantablement risible : après une entrevue qui tourne au vinaigre avec Malher, alors directeur de l’Opéra de Vienne, Wolf se rend à un déjeuner au cours duquel, dans une crise de folie, il annonce à ses amis stupéfaits qu’il vient d’être nommé directeur de l’Opéra de Vienne. L’Italianises Lieder Buch est fait d’une trentaine de formes très brèves (une à deux minutes). Ces éclairs de lucidité, peut-être, d’intensité sans nul doute, portent la marque de cette folie particulière, exaltation de l’égo qui se sent et se croit tout autre. Ainsi mon petit couple d’Allemands bien popote, soudain pris de fièvre italienne.

Ce que j’essaie de dire c’est qu’on ne comprend ce qu’on écrit qu’après coup et encore.


JEUDI

J’ai conçu voilà des lunes la dramaturgie du spectacle de Dylan Corlay, Concerto Pirate. Qu’est-ce que ça veut dire ? Il est arrivé, comme toujours débordant d’idées de numéros, mais également chargé d’histoires : biographie et trajectoire de son personnage, mythe fondateur de l’île qu’il visite. Bon, c’est là que j’entre en jeu, il n’a pas dit mythe fondateur. Je l’ai dit et j’ai convoqué à la grande table du travail Françoise Héritier, C.G Jung, Marcel Mauss [2]… Simultanément, Victor Duclos concevait la mise en corps pour Dylan et pour l’orchestre et la faisabilité de l’ensemble dans un temps de répétition toujours court : pirate = jeune public et on ne va pas donner dix services à un spectacle pour enfants. Enfin Pierre a fait la lumière, narrative et belle, renouvelant sans cesse l’image pourtant immuablement blindée d’une cinquantaine d’instrumentistes qui ne quitte pas le plateau, de leurs chaises et de leurs pupitres. Le spectacle s’est joué, je reviens pour remplacer Victor à partir de la générale. Le travail est fait. La dramaturgie me fait l’impression d’être un tableau de bord en loupe d’orme : accessoire cher et chic, accessoire tout de même, voire mal nécessaire pour Dylan le pirate qui s’approprie tout ce qui passe sauf cela, justement, la dramaturgie. Je me demande si je peux encore endosser ce genre de rôle ailleurs que pour mes propres spectacles sans me trouver confronter à d’insolubles questions éthiques, qui ne travaillent que moi.


VENDREDI

Je retrouve un texte après une longue fouille sur le web. Je retrouve dans un des méandres du blog du Tiers-Livre un texte (Petit Registre) que j’ai cherché en vain sur mon propre site voilà quelques semaines, alors que j’en cherche un autre… qui court toujours. Le web est-il le bon endroit pour cacher mes écrits ? Pas si je dois les reconvoquer, or c’est de plus en plus fréquent. Ils sont appelés à être retravaillés, réinvestis, redirigés. Ils irriguent le JDM, celui-ci, d’autres textes et surtout ma pensée. Je cherche par mots clés dans la vague mémoire que j’ai de ce qui a déjà été écrit. La superposition des journaux, des articles, des communications fait de cette quête une aventure à trous et rebonds digne de celle traversée par le fils de Tolkien cherchant à éditer une version du Seigneur des Anneaux qui tienne debout. Ce n’est pas la première fois qu’en réalisant avoir perdu un texte auquel je n’accordais aucune importance à l’heure de son écriture, je maudis mon inconséquence. On fait toujours tout un cas du manque de confiance en soi. On devrait parler davantage du manque de considération pour soi, à mon avis. Bref, je rappelle la meute, j’ai retrouvé toutes les petites brebis égarées, et maintenant il va falloir sérieusement songer à un système de classement et de rangement autre que mon nez au vent du web.


SAMEDI

Opération ville morte très réussie à la cantine de Radio France. Après deux jours de repas de repas de Noël à 3 euros, on peut avoir pour le même prix des spaghettis avec beaucoup de gruyère, un avocat ventru et une pomme, mais surtout un immense calme dans les isoloirs de Plexiglas vides à l’infini des petites tables blanches. Le lieu comme la Maison est circulaire et bas de plafonds. Je renoue avec Toni Morrisson et Salomon’s Song. Le grand fleuve puissant et faussement tranquille de son écriture…


Le spectacle — Concerto Pirate — joue en matinée et en soirée. Je sors pour écrire entre les deux représentations. Il fait déjà presque nuit à 16 h. Un seul café alentour, les Ondes, déjà pris d’assaut par l’équipe et l’orchestre. Je traverse le pont dans le dos de la statue de la Liberté. J’échoue sans tergiverser au premier rade d’en face, le Beaugrenelle, tout en or et lumières tamisées. Journal d’un mot. Les retrouvailles encore une fois bienheureuses. Je vise la correction ou l’écriture de quatre entrées. Finalement [Heur] me prend tout mon temps et ma batterie me lâche. Café prisé, mais sans prise, retour à la case radio. Dans le foyer des instrumentistes, là aussi, la prise est rare. Je me colle sur un pouf vert pomme près d’une porte et termine l’article. Pierre, qui fait la lumière arrive pour la prochaine réunion. Je ne veux pas qu’il me voie comme ça, écrivant. Personne ne me voit écrire, soit parce que je suis seule, soit parce que les autres sont des inconnu.es (dans les cafés) ou trop occupé. es à leurs propres travaux (à la bibliothèque). Exception notable des résidences d’écriture, mais alors les particpant.es me voient écrire pour eux, pour elles et non pour moi, pour moi d’abord. Je ne veux pas que Pierre voie mon visage alors même que je n’ai pas la moindre idée de ce à quoi il ressemble à cet instant. Mais l’allégresse est si vive, le soulagement aussi dans ce moment du Journal d’un mot qui tend vers la fin de sa première forme, qu’il s’agit bien d’un instant d’intimité profonde. Je métamorphose mon ordinateur en outil de travail partagé et la réunion commence. J’ai une patte sur le recul : cette intimité, sa profondeur, je les quitte à regret et œuvre à ne plus le faire dans l’avenir.






Écrire l'été
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