Où est la maison de mon ami ? #9
Se dépêcher de partir parce qu’on a déjà trop traîné ! Hésiter sur la route à suivre…
Opter pour la grande descente vers la mer pour jeter un regard aux Misérables.
S’assurer que les trois carcasses sont toujours là, carènes rouillées, échouées contre la levée de terre. Repartir en courant par le sentier défoncé vers le nouveau musée. Traverser au passage protégé. Cinq cents mètres de plat à travers le Quartier latin.
Ou alors choisir le sommet de la colline, rectiligne si l’on décide d’emprunter le « coaltar », dédale hypocrite de chausse-trappes tendues par les racines de flamboyants ( Delonix regia a dit le professeur ) pour qui préfère le bas-côté.
Et cesser de toujours rouspéter parce qu’on n’est pas capable de voler : la ligne droite, le chemin le plus court d’un point à un autre pour qui a les moyens de l’emprunter.
Quand la chaussée amorce la grande montée vers le Palais de Justice, respirer à fond et courir, courir régulièrement en calquant son souffle sur sa foulée. Oublier qu’après la montée, il y a une descente, la même, symétrique de la première avant de prendre d’assaut la dernière grimpette. Se féliciter de la constance des dénivelés pour améliorer le souffle et la tonicité musculaire. Tu parles, Charles ! Respirer à fond et calmer son cœur.
Pousser le portillon, lever les yeux et … la voir !
Brigitte Maurin
Prendre un jardin où les légumes et les fruits poussent à foison… une table couverte en toutes saisons de tomates, de radis, de févettes, de salades pommées, d’aubergines, de courgettes fleuries, de haricots verts et blancs, de petits pois, de poivrons, de cerises, de fraises, de poires, de pommes, crus, en salades généreuses, cuisinés en plats mitonnés parfois pendant des heures.
Attendre le réveil de la sieste, la sortie un peu poisseuse des vieux draps rêches et lourds de la campagne, l’ouverture des portes et comme une volée d’étourneaux l’envol brutal des chuchotements des enfants …l’été avant le rami, l’hiver avant le feu dans la cheminée… Entendre l’un de nous dire « allons au petit sentier !!».
Mettre en trombe ce qu’on a sous la main. C’est moche, c’est vieux, c’est raccommodé, comme des objets transitionnels que l’on rechigne à laver parfois c’est sale, mais ici la « régression » est de mise. On mange, on dort, on se gave de lumière et de verdure, les parents baisent sans doute portes fermées après les repas, les enfants dévorent de vielles bandes dessinées couchés n’importe où…
Dévaler les escaliers du chalet les enfants en éclaireurs. Courir sur la route les 150 mètres qui séparent du « petit sentier » sur la droite. Franchir la porte invisible qui ouvre sur cet univers qui engloutit ses pèlerins le temps de la balade. A cette heure personne. Le petit sentier est presque silencieux, le ruisseau l’accompagne et murmure un mantra qui contrecarre tous les sortilèges. C’est un chemin muletier, on y chemine 3 ou 4 de front. Les petits groupes de marcheurs s’y font et s’y défont au fil des conversations. La vie s’y résout. S’y trouver c’est se retrouver. Pas un mot plus haut que l’autre sur le petit sentier.
Marcher en petits grapillons disparates à travers des champs en restanques tenus par des murs ancestraux que les ronciers défoncent. Traverser le sous-bois, longer les pierres levées sûrement sacrées où s’adossent de vieilles granges édentées, caresser les branches de noisetiers et cueillir des noisettes au passage.
Au bas du vallon on y est. Le torrent, son eau est blanche et coupante de froid. Ses berges de rocailles grises, austères.
Ne pas trainer sur ses berges métalliques. Faire simplement demi-tour. Au revers le jour tombe, la lumière le frôle, les conversations tarissent. Le retour est presque méditatif.
Rentrer au chalet, lentement, à l’amble, réunis…
Frédéric Costa
Chez Camille.
Rendez-vous à 14h tapante.
Ne pas partir après 13h30.
Dire à voix haute ce que l’on met dans son sac : des jumelles, un carnet, un crayon, un gâteau (au cas où), un gadget technologique ultra-pratique : nécessite une intelligence hors du commun. Une intelligence qui connait les choses technologiques où on tape très vite sur le clavier avec les sourcils froncés.
Demander d’emprunter le vélo à maman.
Vérifier que maman est dans un bon jour. Si oui, foncer. Sinon, faire quelque chose qui lui fasse plaisir comme passer l’aspirateur à sa place ou raconter une histoire drôle. Continuer jusqu’au sourire ou rire de maman qui fait du bien au cœur et à tout le monde. Prendre son courage avec toutes les mains et demander le vélo.
Baisser la selle. Ajuster le guidon. Vérifier le niveau de pression des roues. Mettre le sac à dos dans le panier en osier juste devant. Ne pas avoir l’impression d’être trop petite sur un vélo trop grand. Toucher le sol pour vérifier qu’on peut freiner quand même.
Première descente, elle fait peur celle-là, c’est toujours sur celle-ci qu’on s’écrase le nez. Ne pas penser, essayer encore. Tourner à gauche, direction la maison de la sorcière, passer devant sans la regarder dans les yeux. Pédaler plus vite que les frissons qu’on a dans le ventre. Vite. Vite.
Continuer sur la route jolie qu’on a l’habitude de prendre avec maman quand tout va bien. Faire un vœu. Rester derrière la ligne blanche qui dessine le trottoir. Si dépassement, recommencer depuis le début de la route pour que le vœu se réalise.
Poursuivre le long de la route des petites maisons en lignes. Compter les boites aux lettres et élire la plus jolie. Décider que plus tard on aura une boite aux lettres jolie comme ça.
Reste 500 mètres ennuyeux. Imaginer qui nous écrira des lettres plus tard : mes copines, mon amoureux, ma sœur, mon père et ma mère, d’autres gens que je connaitrai plus tard qui seront supers.
Numéro 9, enfin, attacher le vélo avec le code magique au pied d’un poteau qui voudra bien nous héberger.
Regarder Camille qui nous fait coucou depuis la fenêtre de sa chambre. Avoir le cœur qui gonfle parce qu’une copine qui fait coucou ce n’est pas tous les jours.
Prendre les jumelles et parcourir des yeux le trajet restant pour analyser les différentes options : grande montée de la mort noire goudron ou petites marches en pierre avec touffes d’herbes incontrôlables et buissons sauvages. Choisir les buissons sauvages. Retenir son souffle et monter les marches quatre à quatre, se faire griffer, agripper par les branchages, se dégager, continuer, se dire qu’on aurait dû choisir la montée noire goudron, se dire « c’est la vie » comme dit maman quand elle hausse les épaules et qu’elle regarde au loin dans le vague et que moi aussi après je suis triste. Dernière marche.
Camille ouvre la porte. On ouvre nos sacs à dos.
Vivre l’aventure.
Faustine
Lancer « j’vais chez Olivia » et remonter l’allée - pas nécessairement aussi vite que lorsque papa raccompagne les Témoins de Jéhovah au petit trot souple - passer le petit portillon mousseux au faîte - s’il est fermé, escalader par le trou vide de la cloche. Là où il y a eu une cloche, une fois. Mais jamais plus depuis le vol. La nouvelle cloche est restée de longues années sur la plus haute marche de l’escalier.
Dans la rue du bois Moissy, prêter attention à gauche à l’allée qui devrait être un chemin communal - celui qui mène idéalement au cimetière de nos animaux: Bouboulette, Mitou, Marou. Et quelques oiseaux qui voulaient mourir.
Deviner la maison de Julia. Penser à Marie et aux heures évanouies des calots pétrole et des agathes qui valent rien. Aux seaux de billes donnés un jour par son frère. Trésor ultime.
Dans la rue des Grisonnières, en descente, ne pas s’attarder devant la première maison à droite et prier fort pour ne pas avoir à croiser l’Habitant - il boit au café des Chasseurs et rentre en titubant, mais dit toujours bonjour à travers ses joues molles et carminées. Maman s'étonne toujours qu’il soit vivant, mais il a fini par mourir jeune.
Dans la rue du Chêne, penser au verger de la rue des Chalucarnes en haut, et aux cerises, pour ne pas remarquer l’essoufflement.
Dans la rue du rû des Vaux, se répéter ce nom invraisemblable plusieurs fois. Mais pourquoi, pourquoi cette répétition bègue? Admirer dans la trouée la vallée en contrebas, regretter la Noue qu’un maire indélicat, Augier, a suicidée sous le bitume - crime contre l’animalité et l’enfance et l’eau. La maison de Mémère est sur la droite après le dernier souffle coupé. Sonner la cloche très fort jusqu’à ce qu’elle vienne râler à la fenêtre. Rire, rire parce qu’on est malicieuse. Rire parce que c’est si marrant quand elle râle de sa voix grave.
Dans la rue des Bordes, frapper à la porte des Carment.
Aujourd’hui on va faire l’une de nos grosses bêtises - après avoir monté les poneys à cru en classe de neige, par manque de chance devant les jumelles du maître - punies de ski deux jours, la soupe à la grimace, consolée par la belle Jacqueline à l’accent troublant, qui donne toujours du rab au réfectoire. J’aimais ses câlins.
Aujourd’hui avec Olivia on ira à vélo jusque sur la Nationale.
Madeline
Chaque jeudi, peut-être. Ou alors certains samedis après-midi.
Au bout de la rue, laisser le mur des casernes sur la gauche. Le monument aux savoyards morts pour. Sous les grosses jupes bouffantes de la Savoyarde en pleurs. Place Monge la circulation sous les volets gris des petites maisons à deux étages. Les murs jaunes. Le restaurant de C “ A la frite dorée ” en néons verts — Cette fille très belle et sage, C, aux longs cheveux bouclés noirs, aux yeux bleu sombre fait tourner la tête à tous les garçons du collège et trimballe après elle l’odeur tenace de la frite majuscule. Ses vêtements, ses cheveux, ses cahiers, imprégnés —.
Les bars. Des terrasses couvertes. Des vérandas en bois. De l’autre côté de la Place, le trottoir maigre le long de hauts murs. Place Caffe. Petits arbres étiolés longeant l’école. Ombres malingres, branches étendues vides. Jardins et parcs de l’autre côté, s’étoffent s’étouffent et débordent. Cascades de glycines, de magnolias, fleurs compliquées. Grands arbres aérés de la préfecture. Majesté. Murs de pierres taillés, grilles ouvragées béantes. Cour de gros graviers.
La ville s’effiloche après. De moins en moins de vitrines, de commerces. Des rues plus rectilignes, plantées au bord d’arbres choisis, taillés en cubes. Promener quand même ses doigts sur le rugueux du mur, y rencontrer d’anciennes bosselures en tas, grumeaux sous la pulpe, de fines rayures, griffures, d’anciennes stries, cassures de vieux outils figées dans la pierre. Entourer les lampadaires, les piliers. Les prendre au creux du coude et en faire le tour, deux fois, trois fois dans un sens, puis changer de cavalier, repartir du bras gauche et de l’autre côté tourner. Se laisser partir la tête à la renverse. Jusqu’à la nausée.
Trottoirs aux bords incurvés, pavés disjoints où l’eau dégringole depuis le haut du boulevard de Bellevue. Rejoindre H et B qui attendent à l’angle. Se disputer. Les garçons. Les cartables. S’échanger. Les jeans. Les chaussures. Rire beaucoup. Se marrer, pouffer, se tordre, s’esclaffer.
Se dépêcher. Se hisser à la rampe qui serpente en montant le long de l’avenue. Sur le haut de Bellevue, tout à coup, c’est l’étranger. Des pins, des rochers. De grandes maisons isolées sur des terrains encore nus. Répétition club théâtre chez G. Et terminer par une boom au sous-sol de la grande maison, les parents toujours absentés.
Redescendre avant la sortie des bureaux. La sortie des mères. H au Palais. Moi à l’étude. Courir, se dépêcher, voler, s’élancer. M’arrêter au bord du trottoir, juste le temps de tourner la tête vers B, toujours à la traine. Alors, tu viens ?
Entendre seulement dans le dos, derrière la tête, le souffle, la surprise un peu trop près, le coup de frein, recevoir la traine des étincelles et voir la moto couchée qui glisse en traversant la rue, emportant H, trainée dans la course. Fumée, poussière soulevée. Fracassée contre le mur. Le mauvais film s’arrêter enfin. Plus de couleurs dans le regard. Le silence dans la gorge.
Françoise Durif
De Hurlevent à la rue Anatole France: un itinéraire.
Demain l’anniversaire de Lucie.
Répéter tous les détails dans sa tête.
Tête recouverte de papillotes bien serrées faites avec des feuillets de papier de cabinet.
Souffrir pour être belle!
Enfiler la nouvelle robe bleue avec les manches ballon rapportée de Liège.
Glisser le cadeau dans le panier d’osier.
Se faire hisser sur la petite chaise dure aux fesses fixée sur le porte-bagages du vélo de papa.
Descendre la côte de La Maurienne. Raide, la côte. Vent piquant, possiblement larmes aux yeux.
À droite, sur l’aplat, la demeure du vicomte de Courtecuisse, l’homme aux culottes de cheval. A gauche la masure de Peau d’Lapin, le chiffonnier.
Devant chez Courtecuisse chanter à tue-tête “ l’amour est enfant de Bohème ” dans l’espoir d’être un jour engagée comme cantatrice pour animer une fête chez les aristos.
Les Maisons Blanches. Attention au corniaud à trois pattes qui traverse la route sans regarder. Le rappeler à papa pour éviter la chute.
La gare de Fondettes où déposer les cartons à trous-trous remplis de “ poussins d’un jour ” à livrer aux fermiers par la micheline. Cette fois passer son chemin, pas de cartons à envoyer. En face l’hôtel/restaurant des Charmilles. Une charmante charmille toute bleu-mauve de glycine. Pension de famille pour grands-parents en été.
La Loire. Dans le rocher la grotte d’un couple de vieux troglodytes. Une simple couverture en guise de porte.
Le pas-de-Gargantua. Ne pas s’attarder, aller examiner cette trace du géant une prochaine fois.
Le pont de Pierre, écroulé. Plastiqué pendant la guerre pour retarder les Boches, par papa ce héros au sourire si doux, sur l’ordre de Pierre, son capitaine.
Rouler sur la Levée le long du fleuve. Passer la maison du couvreur inondée tous les ans par les crues. Ne pas regarder vers la maison de la sévère Mademoiselle Millet, la directrice au chignon noir de noir.
Embranchement vers Saint-Cyr. À gauche le café des Routiers, pratique pour faire réchauffer sa gamelle. À droite le “ Gué de Louis XI ”, sombre et mystérieux bistro. Entrée secrète d’un tunnel creusé sous la Loire, raccourci pour ce triste sire, aimant venir boire incognito sa gnôle sur le zinc après avoir placé ses ennemis en cage dans son château de Plessis-lez-Tours.
Descendre de vélo pour grimper la rude côte. Dépasser l’église, l’école de garçons, un grand jardin, la Mairie et la cantine de madame Danielle. Dire au revoir et merci à papa devant la porte bleue de l’école des filles. Dans la cour, frapper au logement de fonction de madame Le Garrec, l’ institutrice, la mère de Lucie…et de Paul le grand frère à l’oeil de velours.
Fin du parcours !
Magnifique, ta chevelure bouclée!
Hé, minute! Faut pas croire que tout est vrai ! J’ai jamais dû m’affubler de papillotes, je frise naturel !
Shirin Rooze