Le je des 7 erreurs #3
Les trois enfants sont allongés face à l’objectif.
Elle règne au milieu, le sourire carnassier, le regard dévorant, et veille à ce que les choses soient justes. [ Elle lutte au milieu, le sourire dévasté, le regard très inquiet, et sait bien que plus rien ne sera jamais juste. ] La famille est moderne, exigeante, soucieuse de la réussite de chacune des trois jeunes personnes. [ La famille est plongée dans la terreur, au gré des pulsions du grand malade, le père est obsédé par l’idée que ces trois jeunes personnes puissent exister en soi et lui échapper. ] On voit bien, à la forme du visage, que les trois êtres n’ont que peu de traits communs. [ On voit bien, à l’expression du visage, que les trois êtres n’auront très vite plus rien en commun, car il faut brûler cette histoire et tenter de lui survivre. ] L’aînée et le cadet se ressemblent, dira-t-on bien plus tard. [ L’aînée et le cadet se livrent une guerre sans merci, dont personne ne sortira vivant, dira-t-on plus tard. ] La fille couve ses poussins, ses bras et ses épaules sont nues. [ La fille aime, aime trop, aime et cet amour coupe son souffle d’un trait vif et d’une voix blanche qui jamais ne voudra sortir autrement qu’à coup de poing dans les parois. ] Son rôle d’aînée lui confère cette autorité protectrice, cette aura d’assurance — en toutes circonstances. [ Son rôle d’aînée lui confère le droit de se sentir sans cesse coupable, et d’avoir peur au point de voir les corps morts flotter dans la montagne. ] Attentive aux moindres détails, et à l’équité, faisant souvent les choses impeccablement au rythme de son cerveau trop ramifié, elle sera l’objet modèle des parents d’élèves de l’école. [ « Nous on te déteste, petite fille modèle, car le soir nos parents nous demandent systématiquement: et M, elle a eu combien au contrôle ? » ] Poussée par des parents très présents, elle doit être la première partout, et assume bravement ce rôle, déterminée lorsque son père lui démêle les cheveux encore humides le dimanche soir. [ Elle le déteste, déteste, déteste si fort, vomit son rire ironique et son corps, et pleure de rage le manque à jamais sous la douleur du peigne qui lui massacre le crâne. ] Elle est toujours à la première place. Et gagne. Cela va de soi. [ Elle est toujours à la première place. Et gagne. Cela ne va sûrement pas de soi, tant son âme reste obstinément étrangère à ce monde. Plus tard il faudra gagner l’envie de vivre à chaque seconde. ]
Madeline
Les ancêtres de ma belle-famille, même s’il s’agit également des ancêtres de mes enfants, sont loin de constituer l’un de mes intérêts majeurs – pas plus que mes propres ancêtres, d’ailleurs ! S’il y a eu la nuit du 4 Août, c’était dans l’espoir de fonder une méritocratie, de mettre au service de l’Etat, de la Nation, non les mieux nés mais les meilleurs…
Je pense à ces deux photos de l’album initial, l’original sur lequel on voit un couple et ses deux filles photographiés en studio à la fin du dix-neuvième siècle et celle retouchée par l’oncle de mon mari sur laquelle n’apparaissent plus que les deux époux. C’est celle que j’ai reçue la première : je me suis étonnée de la distance qui séparait mari et femme, des vêtements noirs des personnages, du léger renflement sous la robe de celle que je considérais comme la (jeune ? !) mariée. Douloureuses prémices pour fonder une famille !
Un autre membre de la famille m’a fait tenir l’original : j’avais des réponses, les réponses mais le mystère n’était que plus grand : pourquoi ce travail de fourmi pour faire disparaître deux tantes ? Par la suite, les deux tantes n’ont, certes, entretenu – autant que je sache – que des liens ténus avec le reste de la fratrie mais aucun anathème n’a jamais cherché à les gommer des mémoires. Alors pourquoi commettre un faux, en somme ? L’ennui sans doute ! Le vide abyssal de la vieillesse ! Mais encore ? Quel besoin de fouiller sa généalogie pour, au bout du compte, la renier ? La rendre plus conforme à ses désirs ? Choisir sa famille en somme !
Brigitte Maurin
Autour de la mère âgée de quatre-vingt-dix ans, quatre enfants aux yeux clairs. [ Pourquoi pas cinq, alors qu'ils s'aimaient passionnément les deux-là ? L'aînée des filles avait supposé un tel événement, se souvenant que la mère avait été hospitalisée un jour, au temps où elle, l'aînée, était suffisamment avertie pour comprendre ce qui se passait, et puis lorsqu'on pose la question, la mère confirme qu'elle a conçu quatre enfants et pas plus, que la liste a été remplie, que la vie a été suffisante, que l'éducation de quatre enfants, mon dieu, c'était déjà une tâche délicate, et les nourrir aussi, disons, une tâche ardue, car seul le père rapportait de l'argent, mais la mère cherchait aussi à regrouper de petits pécules, ici et là ]. Les yeux clairs, les yeux verts, les yeux du père [ mais la mère n'avait-elle pas aussi un peu de vert dans les yeux ? À quel moment l'histoire des yeux verts avait-elle commencé, puis cessé ? ]. Le père au regard intense, puissant, désirant, bel éclat d'émeraude traversant la vie grise. [ Pourtant, quelque temps avant sa mort, un malaise s'était installé entre lui et moi, le jour où il s'était emporté contre un ouvrier qui ne voulait pas ouvrir le portail de la maison où ils vivaient, et j'avais pensé : « Pourquoi se comporte-t-il comme si tout lui était dû ? » ] . « Ah ! Vous avez les mêmes yeux ! Les yeux de votre père ! Quels beaux yeux verts vous avez tous ! ». Contempler tous ces yeux verts fait ressurgir la peur, celle que la mère cherche à les arracher, ces yeux précieux, pour les garder religieusement en son escarcelle. [ Revenir, mois après mois, pour garder le contact quand même, mais à chaque fois, se cacher dans sa chambre de jeune fille, pleurer de rage dans le deuil, ne pas montrer les larmes, puis les montrer, à la fin de longues soirées d'explications et de discussions sans fin, blotties dans les bras l'une de l'autre, s'avouer des vérités difficiles à entendre, quiproquos, compromis, mauvaise foi, la si singulière terreur que chaque organe, chaque pensée même, appartient à la toute puissante mère ]. De la contemplation, un à un, de ces yeux verts, jaillit un souvenir dévastateur : le soir de la mort du père, en quelques minutes, ce soir-là, le reflet du regard embué de larmes de la jeune fille alors qu'elle lève les yeux du cadavre de son père et surprend son visage, son visage à elle, sillonné de larmes, son visage ravagé dans le reflet du miroir de la chambre [ et lorsqu'au moment de la cure de parole, le souvenir a jailli, ce fut une catharsis, un élan de parole fou, vouloir absolument décrire chaque seconde, pas à pas, pour confier enfin le désastre ]. Dans l'instant de vérité foudroyante de la mort du père, elle voit dans ce reflet le fatal destin, en une fraction de seconde, déjà accompli… comme une malédiction, comme une chute, et par le même temps, elle surprend sa propre beauté, non seulement la puissance du regard, l'intensité du regard du père, qu'elle lui a peut-être volé, en cette fraction de seconde à laquelle elle a assisté à son trépas, mais aussi cette beauté absolue, vibrante et terrifiante. Une beauté terrible. [ Dans la rue, quelques années plus tard, une enfant qui passait s'était écriée : « Tu es belle, tu es tellement belle que tu es affreuse ! » ]. Ce soir-là, oui, lorsqu'il ferme les yeux pour toujours, ses yeux clos déjà ne la regardent plus vivre et grandir, parler et séduire, devenir… Les yeux de la mère, eux, sont devenus gris, à jamais [et à jamais].
Nadja Viet Halik
Sur l’image trois générations qui se déplient rigolardes, de la grand-mère aux petites filles. En réalité ce sont 4 générations qui s’emboitent. j’avais décrit cette photo de tête, sans réussir à la retrouver sur ce présentoir de cartes postales récupéré dans la rue et sur lequel j’affiche des jeux changeants de photos. Chaque jour ce carrousel aléatoire délivre quelques cartes du tarot familial. Elles vont sans doute colorer ma journée, parfois adresser un signal subtil à mon esprit, faire jaillir par ricochet à un moment ou un autre une pensée vers telle ou tel, vivant ou disparu…Elles se sont emboitées les unes aux autres, de profil penchées en avant leur visage tourné vers l’objectif qui semble sourire largement lui aussi… Le cliché suspend le temps et c’est la trêve, le mensonge évangélique où tout à coup « l’être » s’efface pour « l’apparaître ». Ainsi s’évaporent sur la photo les colères, les comptes non soldés, les fureurs silencieuses et les décomptes pointilleux de l’histoire familiale, ses susceptibilités, ses orgueils froissées, ses luttes intestines des pouvoirs souterrains. Il n’y a pas de trinité. Les hommes sont morts ou absents. Il n’y a plus de dieu, l’histoire est trop vieille. Seules les matriarches, présentes ou à venir, président et régissent pour tous l’éternel et impérieux pardon familial qui s’affiche sur le papier glacé.
Il y a la fumée blanche d’un train — c’est un train français — , la famille en rang, presque par ordre de taille, la plus grande tenant sa mère par la main, juste derrière le plus jeune pèse sur le bras gauche replié de son père, qui porte à droite une valise dérisoire. Les bribes en vrac de toute une vie tiennent là, dans cette valise. Elles ont été happées à la hâte et jetées éparses, rien que des anecdotes. Tous les quatre sont tout occupés à la précipitation du moment et à la nécessité de rester regroupés, unis, reliés étroitement les uns aux autres comme les atomes d’une seule et même molécule dérisoire. Pour l’instant encore réunis, soudés, convaincus dans leur candeur que ce n’est qu’un voyage. Dans la brume des vapeurs de ce train vorace j’avais omis les silhouettes en uniformes et le petit pan de gilet du plus jeune, battant le vide, alourdi par l’étoile jaune cousue par la mère…
Frédéric Costa
Ces personnes-là — ce beau couple avec petit garçon—étaient des cousins de ma mère. Enfin plutôt petits-cousins. La grande femme au visage doux et régulier était — bien que considérablement plus jeune que lui— la cousine germaine de mon grand-père. Elle se prénommait officiellement Marie-Henriette mais en réalité personne ne l’appelait ainsi. On disait «Tiette». Un petit nom de bébé qui lui était resté collé, j’imagine. Par quel miracle avait-elle échappé à «Riette»? Car chez ces gens-là…
( Hep, hep, Shirin c’est quoi ce jugement? C’est de ta propre famille que tu parles, là! )
Le mari de Tiette était peintre. Artiste-peintre. Il avait étudié la peinture à l’Académie des Beaux-Arts de la rue du Midi. Autrement dit l’Aca. Il se nommait Lucien.
Affirmer que Lucien était peintre est peut-être un peu exagéré. S’il avait bien signé quelques toiles très académiques avec pommes, poires, noix, potiche et oiseau mort, il était surtout habile restaurateur de tableaux de maîtres. Il travaillait pour les musées et les riches collectionneurs. Enfin c’est ce que je crois. En réalité pour qui travaillait-il, je n’en sais fichtre rien. Quoi qu’il en soit, il gagnait bien sa vie. En témoignent leurs beaux vêtements et leurs mines épanouies. Si la photo date comme je le suppose, des années de guerre, ils ne manquaient ni de beurre ni de viande. Mais de quand date exactement cette photo? Je n’ai aucun repère pour affirmer qu’elle a été prise pendant la guerre. Au contraire, si elle traîne dans mes affaires, cette photo de parents éloignés, c’est peut-être qu’elle a été prise par mon propre père, donc après-guerre. Va savoir s’ils n’avaient pas bouffé des rutabagas et des topinambours à vous tordre les tripes, comme tout le monde. Enfin comme beaucoup.
Mon père avait surnommé ce Lucien « l’Apostat ». En référence à Julien l’Apostat, un empereur romain qui avait renié le christianisme pour revenir au paganisme.
Pourquoi ce sobriquet sulfureux ?
J’ai cru deviner que Lucien avait eu des sympathies pour l’Occupant et qu’après la Libération il avait prestement retourné sa veste.
( - Cru deviner ? Tu avais quel âge quand tu as entendu ces rumeurs-là ? Six ans ? Sept ans ? C’est pas sérieux, Shirin! Oui mais alors, pourquoi cet étrange surnom ? )
Venons-en au petit garçon. Il s’appelle Christian. Je ne l’ai vu qu’une fois et j’avais quatre ou cinq ans. Lui dix ou douze.
Il n’a jamais fait grand chose de sa vie, sinon profiter de ses rentes, dixit ma mère.
Quand il avait besoin d’argent, il vendait, paraît-il, un des tableaux de l’immense collection amassée par son paternel. Car Lucien ne faisait pas que restaurer. Il achetait et probablement à bas prix. À qui achetait-il durant ces années de guerre ? Ce qui me traverse l’esprit me fait trembler.
( Arrête tes suppositions Shirin. Elles sont gratuites. Paix à leur âme! )
Shirin Rooze
Quatre [ j'aurais pu écrire trois puis un, en différenciant mes cousins et leur mère, ou encore, deux puis une, puis une, en différenciant mes deux cousins, ma cousine et leur mère, mais bon il fallait faire un choix — j’ai toujours aimé trancher — et la prédominance de leur vêtement m'a happé. Et puis j'ai toujours adoré les quatre fille du docteur March ] flocons [ Il faut dire que le blanc de leur vêtement s'accorde parfaitement.. La force des vêtements du dimanche. La force de l'immaculé qui témoigne tout autant d'un instant de paix que de cette instant trop long à devoir résister à la pose. Cette pose trop longue devant l'objectif. L'harmonie de leur dentelle est parfaite, l'harmonie de leur visage l'est beaucoup moins. Jean a le corps d'un petit adulte dans des vêtement d'enfant et fixe l'objectif ; Paul, assis sur des coussins persans, observe le photographe d'un œil aussi mutin qu'interrogatif ; Jeanne, en petite lady, croise les jambes, elle-même sur celles de son papa Rudi. Ses cheveux, d'un gonflant à rendre jalouse n'importe quelle barbapapa, la protègent d'un casque nuageux. Et puis il y a Cassandre, immuable, droite, triste, un léger sourire aux lèvres, comme prête à attendre le naufrage.] et un beau [C'est toujours une affaire de goût mais Rudi a su plaire à Cassandre. Et pourtant ce n'était pas chose aisée. La valeur des années a beaucoup compté, et puis surtout les choix de vie de Rudi. [Ce n'est que mon avis, mais j'ai toujours aimé trancher. Il pouvait donc être beau et fier, parce que Cassandre il fallait la souffrir.] mouton [ Non pas qu'il est été un suiveur, mais Rudi a toujours aimé les groupes et la foule. Rentré dans l'armée, il ne jurait que par les bataillons et les défilés. Il a toujours aimé les “ hourrah ” et les sifflets. S'il avait pu, il aurait fait du rugby ou du football, pour les même acclamations et le goût de la terre foulée, mais l'appel de Bellone avait été plus fort, plus sérieux, et plus riche d'orgueil et de gloire... alors go go go pour la France ] [ Je pense aussi qu'il a toujours aimé trancher ] noir [ Était l'uniforme qu'il portait. Mais je devrais surtout parler de son goût pour les cinquante nuances qui précèdent ce noir. De part ses origines russes, il avait toujours aimé l'eau, “ Vodka ”. Les voyages l'avaient assoiffé. Soif d'eau, soif de monde, soif de rencontre. — Mais là, je me garde bien de trancher — ] posent [ Vous savez, ce moment de crispation où chacun en avait pris pour son grade. Les remontrances sur les regards en coin de Paul et Jeanne qui n'avaient de cesse de gigoter ; l'apathie de Jean face à l'objectif et sa manie de tirer sur son short — Il faut dire qu'il a l'air déguisé pour l'occasion, mais il n'avait pas pu trancher — ; l'embonpoint que Rudi avait acquis ; sans parler du prix que leur avait coûté ce cliché. Toute la famille avait était mise au courant. Cassandre en avait déclenché une angine tellement elle avait été intarissable sur le sujet. — Et personne n'avait eu l'idée d'un langue à trancher — J'ai toujours eu l'impression qu'elle en tirait la fierté d'une bataille : être gravée à tout jamais pour la postérité au prix d'un rein hypothéqué. Mais bon, “ son Rudi avait été promu. Ils pouvaient bien se l'offrir. Et puis sinon, elle serrait un peu plus son corset et le jeûne c'est bon pour la santé! Alors... ”] [ C'est elle qui avait tranché. ]
Les uns fondent. [ Littéralement, ils semblent avoir si chaud sur ce cliché. Il faut dire que cet été-là les draps séchaient aussitôt sortis des lessiveuses. Rêvant sans doute d'une sorbet à la fraise ou d'une citronnade mentholée, chacun n'avait pas pu négocier avec Cassandre, elle avait tranché, il fallait : rentrer à la maison, ranger les habits du dimanche, finir les devoirs, repasser les leçons, repasser les draps, préparer le dîner, aider aux corvées... — Bref, j'ai choisi de trancher dans cette énumération — Le luxe n'avait qu'un temps. Le temps de cet instant figé ] [ Rudi lui aussi, luisait dans son uniforme ] L'autre repart. [ Eh oui, le bateau était prévu pour le lendemain. Mais ce que Cassandre ne savait pas, c'est que Rudi partait une journée plus tôt juste pour profiter de son temps à lui. ( Cette fois, malgré les apitoiements de Cassandre et de mes cousins, c'est lui qui avait tranché. ) Il l'avait toujours aimé. Mais les temps des bataillons et des défilés avaient changé le mouton noir brioché. Le goût du flocon était un rien passé. Il repartait pour profiter d'un autre sorbet. La Vanille, c'était doux. Ses guerres se menaient dans des champs de coton tissés.] [En ces matières, je vous laisse le soin de trancher.]
Appelez-moi Victor