Emmanuelle Cordoliani

CARNET DES JOURS SUIVANTS 501...

Mis à jour : il y a 3 jours

© Frank Herfort | Russian fairytales

#524

En un tour de parc
 
La bêtise cède la place
 
Aux oiseaux moqueurs

#523

Je prends le printemps
 
D’un café allongé d’eau de pluie
 
Sous les arbres verts

#522

L’écriture est un geste qui laisse des traces (miettes de pain, cailloux blancs). Perdue, on peut la rechercher, la pister, la traquer, la rabattre, la poursuivre. Interrompue, elle continue à couler comme ces rivières pour un temps souterraines, ou recouvertes par la ville. Il est difficile de la saisir à son prochain surgissement, mais simple de retourner vers sa source. Je m’assieds au café, la table des devoirs, des premières correspondances, de commencement du journal est toujours là, quel que soit le bar, et moi également. Dans ces traces anciennes, la bille trop profondément enfoncée dans la page jusqu’au bois, je m’inscris et recommence à écrire. Mais on peut aussi traquer l’écriture à son point d’interruption (dont on devrait faire un signe typographique particulier…). Cela demande, exige d’autres qualités. La patience essentiellement. Et l’humilité de Job. L’écriture, tu l’as perdue à un carrefour, tu as bifurqué, elle aussi. Tu retournes, piétines, maudis, elle ne t’a pas attendu : rien de plus mobile que l’écriture. Tu n’as pas arrêté de respirer non plus. Or, aucun carrefour ne supporte une infinité de routes. Les chemins qui partent du point d’interruption ne sont pas innombrables. L’honnêteté fait également partie des qualités requises pour la recherche. Toutes les phrases ne donnent pas sur le rond-point des Champs Élysées. Il y a quatre, mettons cinq rues qui se dessinent à la suite de la tiennent, et quelques entrées d’immeuble. Si tu veux la retrouver, cherche ! Emprunte ces voies qui ne te disent rien, qu’il faut interroger longuement et brutalement avant qu’elles ne se mettent à parler. Tu ne la retrouveras pas identique à celle que tu as perdue. Une vieille connaissance perdue de vue, tu ne t’attendrais pas à la retrouver inchangée… mais quelque chose de la relation qui vous unissait perdure chez les amis en confiance.

#521

Elle dit : je ne supporte plus ma voix.

Mais c’est de sa parole dont elle ne veut plus rien entendre.

Elle dit qu’elle va se taire pendant deux ans.

Il fait remarquer que dans sa profession, se taire ne va pas être facile.

Elle répond qu’elle trouvera un moyen.

Déjà, elle n’emploie plus que très peu de mots, il le constate.

Il lui demande si elle est certaine pour la durée.

Deux ans, c’est long…

Elle dit qu’elle verra après les six premiers mois.

Une fois les six premiers mois passés.

Ses mots exacts. Les derniers.

Quand elle passe la porte, il murmure : les pensées parleront tout de même avec votre voix.

Elle soupire sans se retourner.

#520

Pour voir les couleurs

Du merle il faut fermer les yeux

Et ouvrir l'oreille

Elles sont cachées Par les plis de son manteau noir

Le jaune du bec

Nous masque sa vie chatoyante

#519

On ne souffrira plus, on sera tout doux, on ne blessera aucun être vivant, on ne marchera plus sur l’herbe sans qu’elle ait donné son plein consentement, on ne vexera jamais personne, on ne se moquera plus des bébés qui loupent leur bouche avec leur grosse cuillère, même les paranoïaques n’auront plus d’ennemis, il n’y aura plus aucune tension, plus aucun sentiment d’injustice, plus aucune fatigue, tout sera choisi d’avance, y compris d’accueillir l’improviste, on ne mourra plus jamais.

#518

Température : 20°Ressenti : violent

#517

— Je trouve que c’est violent ce que vous venez de me dire.

— Je trouve que vous trouvez violent ce que vous éprouvez.

#516

— Je trouve que c’est violent ce que vous venez de me dire.

— Je trouve que c’est violent ce que vous venez de me dire.

#515

Dégainer à tout bout de champ le mot « violent » et tirer sur des boîtes de conserve vides.

#514

Il faut appeler un chat un chat violent.

#513

Voilà ce qu’il advint quand le prince goûta le gâteau de Peau d’Âne
 
(et croyez-m’en ce fut un moment mémorable.
 
Mémorable à plus d’un titre)
 
Mais auparavant, afin d’en bien saisir le sel
 
Il convient de vous mettre dans la confidence
 
de deux ou trois choses d’importance.

La première c’est que le Prince dépérit,
 
Dans le noir de sa chambre et de ses idées,
 
Il reste obstinément cloîtré
 
Ne parle à nulle âme
 
Désespère Madame
 
Refusant le boire et le manger

Ça lui passera
 
A-t-on dit au palais
 
Ainsi va la jeunesse
 
Tantôt gloutonne, tantôt affectée
 
Tantôt gobant tout à doubles bouchées
 
Tantôt traçant des raies dans la purée
 
Croquant dans la vie à belles dents
 
Ergotant sur le moindre féculent
 
On n’a jamais vu un enfant nourri mourir de faim
 
Mais le Prince n’est plus un enfant…
 
Oh, presque dit la Reine mère
 
Bientôt un roi
 
Si tôt ? dit la Reine mère
 
Dès qu’on le mariera
 
Ça lui passera

Mais comment marier un prince dégoûté ?

Et c’est que ça dure, docteur
 
Depuis quand ?
 
Depuis déjà trop longtemps
 
Mais encore ?Vous êtes exigeant !
 
Depuis qu’un jour à la chasse
 
On l’a perdu deux heures
 
Comment le Prince sans escorte… ?
 
Il a disparu…
 
Comme ça ?
 
Nous fîmes une battue…
 
Dans les bois ?
 
Enfin nous l’avons retrouvé
 
Ah !
 
Sur un rocher
 
Déshydraté ?
 
Éberlué.
 
Où était-il passé ?
 
Nous lui avons demandé
 
Où étiez-vous, Majesté ?
 
À la fenêtre de la princesse, qui loge en ce bois
 
Une princesse, en ce bois ?
 
La plus splendide qui soit !
 
Ahahahahahaha dans ce bois
 
Pas de princesse, une souillon
 
AAhahahahaha, non non non non
 
D’une richesse sans mesure
 
Vous parlez de cette masure ?
 
Elle portait une robe couleur de temps
 
Dites plutôt la peau d’un vieil âne puant
 
Mais… a dit le pauvret
 
La berlue vous aurez eu
 
Le soleil sur la tête
 
Une mouche vous aura piqué
 
Car de princesse ici, non point,Rien, rien qu’une fille de mains
 
Aux ongles noirs, aux doigts cornés
 
Jusqu’aux coudes dans les eaux grasses
 
Moitié de pisse et de vinasse
 
À deux genoux dans la boue du jardin
 
Frottant les sols, fourchant le purin
 
AAhahahahaha, non non non non
 
Pas de princesse, une souillon

Las, depuis ce jour, le prince n’a plus parlé
 
Susurré seulement, toujours pour décliner
 
Les invitations aux repas et aux fêtes
 
Du cuisinier vexé les nouvelles recettes
 
Dont la reine aux cent coups espère vainement
 
Qu’elles sauront plaire à son prince flageolant
 
Rien ne me fait envie, demain, demain peut-être
 
Vous n’aurez plus bientôt de demains à promettre
 
Si vous ne mangez pas, avant qu’il ne soit peu
 
C’est à peine s’il ouvre encore ses deux grands yeux
 
Rien ne me fait envie, demain, demain, demain…
 
Un peu de chocolat ? Le cœur frais d’une biche ?
 
La cervelle d’un pou à la sauce gribiche ?
 
La reine au désespoir tente n’importe quoi…
 
Un hamburger ? Un chien ? De la purée de pois ?

Alors dans un souffle épuisé, il ânonne :
 
Je voudrais un gâteau, cuit par la Peau d’Âne
 
Bien sûr pas un instant, la reine croit possible
 
Que de faire la cuisine un âne soit passible
 
Mais qu’importe : quand le prince exprime un souhait
 
Après des jours entiers à se tenir muet
 
De trouver un tel âne, elle charge son page
 
Qui quelques heures après revient chargé d’un gage
 
C’est un âne, petit, qui a fait ce gâteau ?
 
Non, madame c’est une fille plutôt…
 
Une fille, vraiment ? De celles qu’on marie ?
 
Davantage de celles qui foulent aux pieds la lie…

Laissez-moi seul à présent, sortez, sortez
 
Dit le Prince et sur eux ferme sa porte à clef.

Cric-crac

Grande inspiration nasale
 
Le gâteau sent bon comme les habits de…
 
Longue expiration pour se calmer
 
Le gâteau est blond comme les cheveux de…
 
Longue expiration sur un A très aéré

Doux et moelleux comme la peau blanche de…
 
Gémissement
 
Et si on l’entendait ?Là derrière la porte
 
Le parfum du gâteau le saisit par le nez
 
Viens, regarde-moi, tranche-moi, mange-moi
 
Il fait si chaud soudain
 
Mais ouvrir la fenêtre
 
Si on l’espionnait…
 
Viens, regarde-moi, tranche-moi, mange-moi
 
Mais peut-être ce gâteau est-il empoisonné ?
 
Cuit par une sorcière, fourré de sortilèges…
 
Viens, regarde-moi, tranche-moi, mange-moi
 
Je suis brave, après tout…
 
Rien qu’un tout petit bout
 
La pulpe de son doigt glisse sur le gâteau
 
De son ongle d’argent, il détache une miette
 
Ah de surprise (il met la main sur sa bouche)
 
Il sort de son fourreau son beau couteau de chasse
 
À nous deux, tentateur !
 
Et de la fine lame
 
il attaque l’entame
 
Ah avec halètement, comme s’il mangeait trop chaud
 
Dans le bois de la table, il plante son couteau
 
Envoie voler le plat et rompt en deux morceaux
 
Le reste du gâteau pour l’empoigner à l’aise
 
Et mordre à belles dents dedans
 
Ah vaillant et rageur se commuant en mélisme
 
Sur ses lèvres il y a le baiser de…
 
Ah bouche fermée

Dans sa bouche, le miel de sa chevelure

Ah tournant en bouche
 
La divine ambroisie lui coule dans la gorge

Ah de gorge, vers un poitrinage, beaucoup d’air

Le feu du bel été brûle dans sa poitrine

Ah vocalise de poitrine

En son ventre fleurit l’extase sans égale

Ah crié « éclos » interrompu par le commentaire du conteur

Et de pied en cap il en est traversé

Continuation de la vocalise

Quand tout à coup...

La vocalise s’étrangle

La cerise sur le gâteau Cette fois c'était un anneau !

#512

L’enfant demande : C’est quoi un flancoco ?
 
L’adulte lui répond : Un flan, avec de la noix de coco dedans.
 
L’enfant est émerveillé par cette nouvelle.
 
Moi qui les croise, je me demande ce que l'enfant pouvait bien s’imaginer ? Un flan aux haricots coco ? Un flan à l’œuf ? Un flan communiste ? Un drôle de flan ?... Ou pressent-il plus terriblement l’infinité des sens possibles à son insu ? Chaque mot le place au cœur d’un labyrinthe, d’où partent des chemins tantôt bien éclairés, tantôt obscurs, tantôt invisibles. Les premiers font de lui ce petit bonhomme blanc sur fond vert qui n’a qu’une flèche à suivre dans la vie, les deuxièmes l’intriguent et le tentent et provoquent les questions affûtées, les troisièmes le terrifient et le fascinent : à leur abord naissent les « pourquoi » sans fin.

#511

La parole tragique colle au réel. La parole de la comédie est prise dans une réalité collante comme le sparadrap du capitaine Haddock.

#510

La tragédie est littérale. La vie — et par conséquent la mort — de ses personnages sont prises dans la lettre de leur mot. Leur parole n’est pas une façon de dire, une évocation.

#509

Il existe une sorte de binocles qui porte le nom de face-à-main pour la raison qu'au lieu de se poser sur le nez, il est fixé au bout d'un manche. Comme une loupe, mais à deux verres, en somme. Le masque de la comédie et le masque de la tragédie, peuvent être portés ainsi, et alors on comprend qu'ils servent davantage à voir qu'à être vu.

#508

Ni le masque tragique ni le masque comique ne collent à la peau. ils se posent sur le visage. Si l'ouverture des yeux est assez large, on peut même les tenir à une certaine distance, en le tenant à la main par le côté ou en s'aidant d'un petit bâton en guise de manche, par exemple.

#507

Les masques tragique et comique se côtoient aux frontispices des théâtres. Mais deux masques ne sont pas deux côtés d’une même pièce. Au mieux, ils sont les deux faces d’une même tête, où on ne peut plus distinguer le visage de l’arrière du crâne. Ce qui les sépare est fait d’une autre matière. Une matière organique et pensante.

#506

Je peux dire « la parole tragique », mais je ne peux pas lui opposer « la parole comique ».  « La parole tragique » renvoie sans équivoque à la parole de la tragédie, du genre tragique, quand « la parole comique » fait d’abord penser au bon mot, à la blague. Mon incapacité à leur appliquer une dénomination commune en dit long sur la nature de leur opposition.

#505

Ce parfum que je n’aimais pas, qui m’insupportait, me ramenant par le licol à l’écœurement (mélange de pièces surchauffées, de Cinzano et de cris) et à l’épouvante de l’enfance (trajets vers des lieux redoutés à l’arrière d’une voiture conduite à tombeau ouvert, haut-le-cœur des virages en épingle au bord des ravins). Ce parfum qui n’était pas exactement celui qui m’avait rendu malade (un autre nom, quelques écarts de fragrances), mais que je redoutais sur le col d’un ami très cher, d’un spectateur assis toujours trop près de moi à l’opéra, dans une rencontre où la poignée de main, la bise parfois et inévitable et pour la journée se rappelle à chaque mouvement. Ce parfum, sur ta peau, je ne le reconnais plus.

#504

Le flacon pèse son poids. L’industrie du parfum y met un point d’honneur : il faut protéger avec ostentation son précieux contenu afin d’en justifier le prix. La question du vaporisateur est de première importance : il préside à la magie de l’opération. Une bouteille d’eau de Cologne en est dépourvue, c’est autre chose qu’on vend : une ablution, une purification. La vaporisation se substitue au bris du vase de nard, d’une sainte ampoule. Certains atomiseurs sont formés d’une poire reliée directement ou par un élégant tuyau recouvert de textile au flacon. Leur maniement impose un geste de poigne, qui n’est pas sans parenté avec celui que nous faisons pour signifier le cœur battant. D’autres fois, le déclenchement nécessite une simple pression de l’index… La vaporisation fractionne à l’infini quelques millilitres du parfum et le mélange à l’air avant qu’il atteigne notre peau. Simultanément, le liquide et l’odeur nous touchent. Fugace brûlure froide contre le flacon qui contient les 37 degrés de notre sang.

#503

Une des grandes questions qui animent les disputes religieuses porte sur la matérialité ou l’intangibilité des choses. C’est le cas pour la couleur, certaines églises la rangent du côté de la matière, et conservent leurs bâtiments immaculés, d’autres, du côté de la lumière, et peignent les leurs du sol au plafond, vitres comprises. Le parfum a un poids (une livre d’un parfum de nard pur), un prix exorbitant et chiffrable (trois cents deniers), un contenant qui ajoute à son état de corps terrestre (un vase d’albâtre), et malgré toute cette épaisse matérialité, il est, plus fin qu’un voile, invisible à l’œil nu, le véhicule vers l’au-delà (elle a d’avance embaumé mon corps pour la sépulture).

#502

Quand elle donne cours sur Mozart, Gerda Hartman insiste sur l’alternance entre tension et relâchement dans la ligne vocale. D’aucuns diront que toute musique procède ainsi, que c’est la base de l’harmonie. J’ai tout lieu de penser qu’elle le sait, mais aussi qu’il est pour Mozart plus nécessaire que pour tous les autres de le rappeler. L’étiquette « divin » recouvre sa musique et cette sacralisation « énerve » sa musique jusqu’à l’inertie — « énerver » pris ici dans son sens premier : du latin enervare, « retirer les nerfs », d’où « affaiblir, épuiser » —.

#501

Quand l’élève est presque, Jean Deplace disait : ça ressemble. Yves Pignot : tu as la consistance d’un Pacman mordu par les fantômes. Stuart Seide : laisse voir au lieu de montrer. Catherine Hiegel : vous vous rendez compte que vous n’exprimez rien quand vous jouez ? Emmanuel Olivier : ça te paraît difficile ce que je te demande ? Olivier Reboul : vous vous êtes perdu dans votre monde de beauté, semble-t-il… Sean Connery dans Les Incorruptibles de Brian de Palma : la défaite, c'est presque la victoire.